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Médecins Sans Frontières - Commentaires




5) La politique de communication


- Le refus de rester silencieux face à des massacres, en particulier au moment du génocide rwandais de 1994, a conduit le mouvement à prendre parti et à s’interroger sur le sens de sa neutralité tel qu’il avait été intégré dans sa charte. Bien que MSF soit d’abord une ONG médicale, le témoignage est une composante essentielle de ses modalités d’actions. Contrairement au CICR, qui offre aux victimes une protection juridique et pas seulement une assistance matérielle, MSF peut intervenir avec moins de discrétion. Président de l’association entre 1982 et 1994, Rony Brauman s’en explique dans un ouvrage collectif dirigé par Marie-José Domestici-Met. Selon lui, la dénonciation des exactions résulte d’abord des témoignages que les volontaires du mouvement recueillent sur le terrain. MSF n’est pas une organisation de défense des droits de l’homme. La dénonciation des « violations massives et répétées » des principes humanitaires ne porte que sur les pays où l’association est présente. De plus, le témoignage ne doit pas porter préjudice aux victimes. Alors que MDM met davantage l’accent sur les droits de l’homme en tant que tels, MSF défend ainsi le respect d’un droit humanitaire dont la finalité est essentiellement pratique et dont l’universalité doit simplement structurer le débat sans gêner l’action sur le terrain, quitte à s’adapter et à faire des compromis si l’on en croit un document interne de 1999, cité par Dorothea Hilhorst et Schmiemann Nadja.

- L’indépendance d’action de l’organisation, remarque Peter Redfield, pousse cependant à parler au nom des victimes sans leur en avoir demandé la permission et sans avoir été élu ou mandaté par elles. De plus, la communication tonitruante de MSF a parfois provoqué des scandales, par exemple lorsque Paris a payé un billet d’avion en premier classe pour faire venir en Somalie le présentateur vedette de la première chaine de télévision française, Patrick Poivre d’Arvor, en septembre 1992. Enfin, la dénonciation des abus des belligérants compromet parfois la poursuite des programmes humanitaires. Les témoignages recueillis sur le terrain, notamment, peuvent avoir une portée judiciaire et une utilité policière. A propos des massacres au Darfour, deux responsables de MSF ont ainsi été arrêtés en mai 2005 après avoir publié un rapport incriminant l’armée gouvernementale et participé à une réunion de la fondation MacArthur avec des représentants de la CPI (Cour pénale internationale). Par la suite, ce sont toutes les équipes de médecins sans frontières qui, assimilées à des informateurs, ont dû interrompre leurs activités et quitter le pays quand le procureur Luis Moreno Ocampo a lancé un mandat d’arrêt contre le chef de l’Etat soudanais Omar el-Béchir en février 2009.

- La position de MSF à l’égard des tribunaux pénaux internationaux ou nationaux a en fait évolué au cours du temps, à mesure que la CPI se mettait en place. En 1992, expliquent Françoise Bouchet-Saulnier et Fabien Dubuet, le président de la section française, Rony Brauman, et la directrice des opérations, Brigitte Vasset, ont d’abord refusé de témoigner à charge dans le procès politique qui se tenait à Addis-Abeba contre les anciens responsables de la dictature de Mengistu Hailé Mariam. A partir de 1994, l’organisation a également évité de travailler avec le TPIY (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie), arguant que son témoignage mettrait en danger la vie de son personnel sur le terrain sans permettre pour autant d’identifier et de prouver la culpabilité des auteurs de crimes de guerre ; au mieux, la participation des ONG allait simplement masquer la résistance des Etats à coopérer avec la Cour. L’association a néanmoins utilisé une disposition du règlement de procédure pour transmettre des documents qui pouvaient servir à faciliter les enquêtes, mais pas à nourrir les dossiers d’accusation. Fin 1996, l’organisation a aussi aidé le TPIY à identifier le corps d’un de ses employés tués en Bosnie, Meho Bosnjakovic. Son rapport sur l’expulsion des Albanais du Kosovo début 1999 a par ailleurs été utilisé par le procureur du Tribunal. L’année suivante, encore, MSF a transmis à la Cour des certificats médicaux des anciens détenus maltraités et des éléments de preuve concernant les cadavres retrouvés au Kosovo, entre autres pour faciliter leur identification par les familles. En 2004, enfin, un membre de l’association a décidé à titre personnel de témoigner pour défendre l’ancien chef militaire bosniaque de Srebrenica, Naser Oric.

- Suivant les circonstances, la position de MSF a ainsi pu varier du tout au tout. Début 1997, par exemple, la section française du mouvement a demandé et obtenu que le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) auditionne Rony Zacharias, son coordinateur à Butare, qui avait été témoin de l’assassinat ciblé du personnel médical tutsi au moment du génocide. L’association a justifié cette dérogation par le caractère exceptionnel des massacres et par le fait que le témoignage de son collaborateur visait à exposer un contexte général et non à apporter des éléments de preuve contre un ou plusieurs accusés. Par la suite, MSF-France a également participé à la mission d’enquête parlementaire qui s’est montée en 1998 à propos du Rwanda. Son chef de mission à Kigali au moment du génocide de 1994, Jean-Hervé Bradol, a notamment profité de son audition à Paris pour démentir la version officielle des autorités et affirmer avoir vu des soldats français prendre part à des opérations de la police locale en 1993. Dans le même ordre d’idées, MSF-France a transmis au TPIR en 1999 un rapport confidentiel sur les exactions du FPR (Front patriotique rwandais) : en vain, d’ailleurs, puisque la Cour a renoncé à poursuivre les hommes de Paul Kagamé et à entendre les casques bleus témoins du massacre de Kibeho en 1995, ceci pour apaiser les tensions ethniques et faciliter l’effort de réconciliation nationale…

- A partir de 2003, en revanche, l’ensemble du mouvement MSF a refusé de coopérer avec la Cour spéciale pour la Sierra Leone, estimant que ce tribunal n’était pas suffisamment indépendant de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. L’organisation s’est alors contentée de transmettre des rapports déjà publiés, mais pas des documents internes. En 2005, elle a par ailleurs imposé l’anonymat pour laisser témoigner un collaborateur expatrié qui en avait exprimé le souhait. Cette même année, MSF devait également protester contre la participation des enquêteurs de la CPI aux réunions du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) dans le nord de l’Ouganda. Adoptée en avril 2004, la doctrine du mouvement à l’égard de la Cour pénale internationale a finalement énoncé un principe de subsidiarité selon lequel l’organisation fournirait des preuves uniquement si les faits étaient d’une gravité exceptionnelle et si ses informations ne pouvaient être obtenues ailleurs. A moins d’une demande explicite des patients concernés, l’association a évidemment décidé de conserver sous le sceau du secret médical les informations individuelles sur les victimes et de ne pas transmettre à la CPI de listes nominatives de témoins. Sachant que, contrairement au CICR, le mouvement n’impose pas de clause de confidentialité à ses employés, il n’interdit cependant pas à un de ses membres de témoigner à titre personnel. En pareil cas, il lui fournit un soutien juridique et veille à conserver son anonymat afin de protéger ses collègues restés sur le terrain.

- Au fil du temps, MSF s’est ainsi éloigné des positions adoptées lorsque l’association faisait partie de la coalition d’ONG qui demandait l’établissement d’une Cour pénale internationale en 1998. Deux ans après, son refus de témoigner dans des procédures judiciaires paraissait déjà contredire sa demande d’une enquête sur le massacre de Srebrenica. A l’époque, MSF-France a proposé de faire auditionner Pierre Salignon, son ancien responsable de programme au moment de l’attaque serbe, et a beaucoup participé au montage de la mission parlementaire, à tel point que l’association a obtenu la mise à l’écart de François Léotard, pressenti pour être rapporteur mais décrié comme ministre de la défense pendant la guerre en Bosnie. Sur son site Internet, l’organisation a également mis en ligne des documents confidentiels qui contredisaient ou complétaient les déclarations des officiels français. Un tel activisme a nourri le paradoxe décrit par Françoise Bouchet-Saulnier et Fabien Dubuet « entre d’une part les prises de paroles publiques de MSF dénonçant certains crimes ainsi que son soutien à la création de la Cour pénale internationale, et d’autre part sa méfiance quand il s’agit de coopérer directement avec les tribunaux mis en place ».

- Différentes approches existent en réalité au sein des sections nationales du mouvement. Les Hollandais et les Belges, notamment, privilégient le traitement juridique des témoignages, au risque de ralentir la publication des informations. Ils ont par exemple reproché aux Français d’avoir diffusé dans la précipitation un rapport qui devait faire la Une du journal Libération du 30 avril 1999 et qui dénonçait les exactions serbes contre les Albanais du Kosovo. La position de la section française est qu’il n’aurait servi à rien de divulguer ces informations après les événements. Mais la publication du rapport a donné le sentiment d’une concurrence médiatique avec MDM, qui, installé à la frontière entre le Kosovo et la Macédoine, bénéficiait d’une meilleure couverture télévisuelle. De plus, les témoignages recueillis par MSF-France ont contribué à légitimer l’intervention militaire de l’OTAN contre les Serbes (à la même époque, l’association a précisément refusé pour ces raisons de publier un rapport sur les exactions de l’armée indonésienne au Timor oriental, avec des informations susceptibles de justifier une opération armée de la communauté internationale). L’association, remarque le directeur de CARE-Australie Steve Pratt, a paru d’autant plus proche de l’Armée de Libération du Kosovo que, sur place, elle travaillait beaucoup avec les Albanais de la Société de la Mère Teresa à Pristina. En outre, relève Didier Fassin, elle a donné le sentiment d’adopter deux poids, deux mesures, en restant silencieuse à propos des exactions anti-serbes des rebelles kosovars une fois ceux-ci arrivés au pouvoir.

- En théorie, chaque section du mouvement peut opposer un droit de veto si la communication d’une autre met en danger ses équipes déployées sur le terrain. Mais ce principe, observe Elsa Rambaud, n’est pas contraignant et n’a pas toujours été respecté. MSF-France, en particulier, y a souvent dérogé. Ses positions publiques ont beaucoup été influencées par la trajectoire personnelle de ses dirigeants successifs. Ulcéré par le silence complice du CICR à propos de la Shoah pendant la Seconde Guerre mondiale, Bernard Kouchner a d’abord insisté sur la valeur du témoignage pour dénoncer des exactions, notamment à l’occasion de la famine du Biafra en 1968. Dans une interview publiée en 2007, Rony Brauman admet lui-même avoir été trop virulent à propos des massacres commis en Serbie en 1993-1994 parce qu’il était également marqué par les échecs de la neutralité humanitaire face au nazisme. Conscient que Bernard Kouchner avait été instrumentalisé par les rebelles biafrais pour propager la thèse d’un génocide et mobiliser la communauté internationale en faveur des sécessionnistes, il a cependant été plus mesuré concernant le Darfour à partir de 2003. Ses propres erreurs n’y sont pas pour rien non plus, puisque Rony Brauman avait organisé à la frontière thaïlandaise en 1980 une manifestation pour dénoncer une famine qui n’existait pas au Cambodge. Forte de son expérience en la matière, MSF-France a donc refusé de qualifier de génocide les massacres commis au Darfour à partir de 2003, assumant le risque d’être instrumentalisé par la junte de Khartoum pour récuser les critiques des organisations de défense des droits de l’homme.

- D'une manière générale, la politique de communication de MSF est très élaborée. Dès 1983, la section française a ainsi décidé de créer sa propre société de production de documentaires, appelée Etat d’Urgence Production (EUP). Très tôt désireuse de maîtriser ses campagnes de communication et de collecte de fonds, elle a par ailleurs cessé en 1985 sa collaboration avec l’agence de publicité BDDP (Jean-Claude Boulet, Jean-Marie Dru, Marie-Catherine Dupuy et Jean-Pierre Petit), qui avait diffusé l’image controversée d’une jeune fille colombienne, Omeira, prisonnière dans les décombres d’un tremblement de terre à Armero. En France, l’association jouit désormais d'un excellent taux de notoriété. Parmi les ONG humanitaires, son nom vient spontanément à l'esprit de 19% des sondés en 1986, 34% en 1988 et 50% en 2006 si l'on en croit des enquêtes citées par Chantal Verger et l'IFOP (Institut Français d'Opinion Publique). Bien souvent,le mouvement est également cité par les médias, quand ce ne sont pas directement ses volontaires qui jouent le rôle de correspondants de guerre. Pendant les vacances d'été, à une période où les rédactions des organes de presse manquent habituellement de personnel, le journal de bord d'un médecin sans frontières à Monrovia, publié dans Le Monde du 5 août 2003, tenait par exemple lieu de reportage à propos du Libéria. Cependant, la production d'analyses réalisées dans l'urgence a parfois amené MSF à rapporter des faits inexacts. Citée dans le journal Libération du 28 décembre 2004 à propos du tsunami en Asie, une responsable de l'association, Pauline Hirill, expliquait ainsi que « la récupération et le tri des cadavres est cruciale si on veut éviter les épidémies ». En réalité, les spécialistes savent que les morts « n'ont pas de potentiel épidémique », comme le reconnaissait d'ailleurs un médecin d'Epicentre, Philippe Guérin, dans un communiqué publié deux jours plus tard sur le site Internet de MSF-France.

- Sur le plan financier, MSF est une des organisations les plus transparentes qui soient. Non contente de fournir dans le détail les comptes de chacun de ses projets, elle est la seule ONG française à publier le salaire de ses dirigeants, à hauteur de 4 535 euros par mois pour le président en 2004. Le plus souvent, les autres associations publient la moyenne de leurs cinq ou dix plus hauts salaires, ce qui permet de niveler les montants que perçoivent leurs directeurs des opérations, des finances et des relations publiques, généralement les postes les mieux dotés. Un tel constat de transparence se retrouve dans d’autres pays. Aux Etats-Unis, MSF fait ainsi partie des rares ONG interrogées (37 sur un total de 196) à avoir accepté de répondre au questionnaire du DAP sur l’état de ses dépenses en faveur des victimes du tremblement de terre haïtien de janvier 2010.

- Afin d’améliorer encore sa transparence, le mouvement MSF réfléchit par ailleurs à l’idée de centraliser à l’échelle internationale les comptes et la diffusion des budgets des différentes organisations sœurs de par le monde. En 2004, seules les sections australienne et norvégienne ne mettaient pas leurs rapports financiers en ligne sur Internet. En 2007, c’était toujours le cas des sections australienne et suédoise. MSF-International gagnerait à s’améliorer de ce point de vue : sur le plan de la transparence, elle était en 2007 l’ONG la moins bien notée par l’équipe de Robert Lloyd, qui a ignoré les efforts des différentes sections nationales du mouvement. A en croire les résultats du One World Trust, le mouvement ne rendait pas non plus correctement de comptes à ses partenaires extérieurs, notamment en cas de plainte.