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Médecins Sans Frontières - Commentaires




9) La capacité d’analyse


- Dans le champ humanitaire français, MSF est une des rares ONG à avoir un sens aigu de l’autocritique et à faire preuve d’une grande lucidité politique quant aux effets pervers que peuvent entraîner certains de ses programmes. La capacité d’analyse de MSF, qui s’est doté en 1994 d’une fondation de recherches abritant le Centre de Réflexion sur l'Action et les Savoirs Humanitaires (CRASH), témoigne ainsi d’un indéniable mûrissement, à la mesure du chemin parcouru. Le positionnement de l’association dans le débat public a aussi inspiré de nombreuses analyses. Sous la houlette de Rony Brauman, qui fut l’inspirateur du CRASH au moment où il quittait la présidence de l’organisation, MSF a notamment contribué à clarifier le concept d’espace humanitaire en fonction de trois critères essentiels pour sa capacité d’accès au terrain, à savoir : la liberté d’évaluer les besoins ; la liberté de distribuer soi-même les secours afin d’en vérifier l’usage ; la liberté, enfin, de dialoguer en direct avec les victimes. De telles conditions ont permis à MSF d’affiner la qualité de ses programmes dans des environnements politiques et militaires tendus. Consciente des limites de l’action humanitaire, l’association s’est ainsi désengagée des situations où, manifestement, l'aide concourait à alimenter les belligérants, prolonger les conflits ou consolider une dictature. Cela a notamment été le cas en Ethiopie, en Somalie et en Corée du Nord. Parfois, MSF s'est aussi retiré de certains pays faute de fonds, sans avoir réussi à passer le relais à des opérateurs locaux. Au Cambodge après la transition démocratique de 1993, l'association a par exemple remis sur pied les hôpitaux publics. Mais, remarque Sabine Trannin, une fois les équipes de MSF reparties, ceux-ci « sont retombés dans l'état lamentable d'avant l'aide » : le matériel a été revendu au marché noir ; le personnel médical s'est laissé corrompre...

- D’une manière générale, l’association est censée intervenir dans des situations d’exception, notamment les régions qui connaissent de forts niveaux de violence, et elle a ensuite vocation à se retirer des pays qui sortent d’une crise. La difficulté est d’identifier le moment du retour à la « normale ». Au Katanga, expliquent par exemple Jean-Hervé Jézéquel et Camille Perreand, la section française de MSF s’est laissée influencer par le discours des Nations Unies qui tablait sur une normalisation de la situation malgré la persistance de foyers épidémiques. En 2007, elle a donc décidé de se désengager d’un programme de vaccination et de soins médicaux entamé pour les réfugiés en 2000 et élargi à l’ensemble de la population à la demande des autorités locales. Les autres sections de MSF, en revanche, sont restées sur place en continuant à mettre en œuvre une politique de recouvrement des coûts des soins afin de passer le relais à leurs partenaires sur place.

- De fait, les stratégies de retrait du mouvement n’ont pas toujours été très cohérentes. En Géorgie, relève Damien Helly, l’association a été accusée d’alimenter l’économie de la république sécessionniste d’Abkhazie après 1993. Si MSF a eu le courage de se retirer de pays comme l’Ethiopie en 1985 ou le Congo-Kinshasa en 1995, à un moment où l’aide humanitaire était en train d’envenimer la situation, l’organisation a choisi de rester au Zimbabwe en 2005 ou en Sierra Leone en 1998 alors même que la communauté internationale décidait de suspendre son assistance pour ne pas alimenter les dynamiques de conflit. Les contradictions sont flagrantes à l’échelle de régions comme le Sud de la Somalie, d’où l’association s’était retirée en 1993. Après le départ des casques bleus en 1995, MSF a repris ses activités dans le pays et continuait en 2009 de travailler à Mogadiscio depuis le Kenya. Sa position paraît d’autant plus étonnante qu’en 1993, l’association avait, somme toute, un meilleur accès aux victimes, ce qui lui permettait de mieux contrôler l’usage de ses secours. A l’époque, elle distribuait certes des vivres qui étaient davantage susceptibles d’être détournés, tandis qu’à Mogadiscio en 2009, elle se contentait de fournir des médicaments et de soigner quelques blessés. Mais dans le Sud, elle a vite été confrontée aux exigences croissantes des insurgés islamistes qui, en 2010, réclamaient le paiement d’une taxe annuelle de $40 000, le versement de frais d’enregistrement de $10 000 par projet, le licenciement du personnel féminin et un « impôt sur le revenu » équivalant à 5% du salaire des employés de l’ONG. Avec l’usure du temps, il est également possible que MSF soit devenu moins exigeant quant aux types d’espaces humanitaires dans lesquels il lui était possible d’intervenir. En Somalie, il a fallu attendre 2013 pour que l’ensemble des sections du mouvement décident finalement de se retirer. Selon Stig Jarle Hansen, le prélèvement des rebelles atteignait jusqu’à 15% du montant des projets, ceci sans compter les 15% supplémentaires demandés aux bénéficiaires des contrats de location de véhicules ou de logements aux humanitaires : dans la région de la Moyenne Juba, par exemple, MSF a finalement dû se résoudre à payer son écot en qat. Avec l’usure du temps, il est également possible que l’ONG soit devenu moins exigeante quant aux types d’espaces humanitaires dans lesquels il lui était possible d’intervenir. En Somalie, il a fallu attendre 2013 pour que l’ensemble des sections de MSF décident finalement de se retirer.
 
-Les problèmes de cohérence se retrouvent également au niveau de la politique de communication. En 1979, MSF avait ainsi désavoué Bernard Kouchner parce que son projet de bateau en mer de Chine servait surtout à battre le rappel des médias et avait très peu de chances de permettre de sauver des boat people vietnamiens. Mais au moment de l’intervention militaire des Etats-Unis en Irak en 2003, l’organisation a décidé de maintenir à Bagdad une petite équipe qui n’avait pas non plus de véritable utilité médicale alors que la ville disposait déjà de structures de santé opérationnelles. Au-delà de sa visibilité médiatique, l’opération s’est avérée d’autant plus risquée que le personnel sur place a subi les bombardements américains et a été brièvement kidnappé avant d’être rapatrié sans avoir jamais soigné un Irakien. En 2015-2016, MSF s’est par ailleurs résolu à affréter trois bateaux, le Bourbon Argos, le Dignity I et le MY Phoenix, pour participer aux opérations de recherche et de sauvetage des migrants naufragés en mer Méditerranée. Une autre équipe médicale de l’organisation a également travaillé à bord de l’Aquarius, un navire affrété par l’association SOS Méditerranée. Le 17 août 216, le Bourbon Argos a été attaqué par des homes en armes, vraisemblablement des gardes côtes libyens.

- En matière de cohérence, le problème vient aussi d’un esprit de contradiction très poussé et du décalage existant avec d’autres opérateurs humanitaires. Souvent qualifié d’arrogant, le « splendide isolement » de MSF pénalise les efforts de coordination et de concertation, quitte à susciter en interne un sentiment d’ostracisme.. Le mouvement s’est par exemple retiré en 1998 du projet Sphere, initié par des ONG anglo-saxonnes en vue d’introduire des normes minimales dans la distribution des secours. Il a argué qu’au vu de sa rigidité, un tel dispositif allait restreindre les possibilités d’innovation et tirer les standards vers le bas parce qu’il reposait sur le plus petit dénominateur commun entre des organisations trop diverses. Ce faisant, MSF a donné le sentiment de n’appliquer que ses propres règles, édictées par ses soins. Dans le même ordre d’idées, l’association a lancé sa propre campagne pour l’accès aux médicaments afin de maîtriser ses activités de plaidoyer, plutôt que de se greffer sur les réseaux déjà existants des activistes de la santé. En 2007, encore, MSF était la seule ONG internationale à avoir refusé de participer aux travaux de l’équipe de Robert Lloyd et du One World Trust britannique sur la transparence des organisations humanitaires. Aux Etats-Unis, elle a aussi préféré quitter la plate-forme d’ONG InterAction pour ne pas se compromettre avec la coopération américaine et la politique étrangère de Washington. Sur le terrain, il y a, au mieux, un relatif partage des tâches et des territoires, par exemple avec le CICR, qui assurera la chirurgie quand MSF s’occupera de l’anesthésie, ou inversement. Pareille complémentarité vaudra également pour les ONG qui, telle Save the Children, travaillent moins dans l’urgence et à qui MSF remet parfois ses programmes au moment de quitter un pays.

- A l’intérieur même du mouvement, les différentes sections nationales n’ont pas encore vraiment harmonisé leurs stratégies sous la coupe du bureau international. Pendant longtemps, celles-ci ont collecté des fonds chacune de leur côté et elles n’ont pas toujours su éviter la duplication de projets, sans parler des surcoûts en termes d’économies d’échelles. A propos de la Côte d’Ivoire et de la Sierra Leone au début des années 2000, Michel Galy déplorait ainsi l’existence à Freetown de « trois implantations européennes de MSF sans coordination, avec des personnels différents [… dans le cadre d’une] sorte de géopolitique sauvage, au hasard des affinités, des disponibilités ou des proximités ». Pour sa part, Johanna Siméant a relevé de nombreuses incohérences sur le plan de la communication, de l’affectation des volontaires et de la logistique malgré un projet de fusion des deux plateformes française et belge de Lézignan et Anvers. En dénonçant les exactions des belligérants ou les détournements de l’aide, MSF-France, notamment, a pu gêner les activités d’autres sections nationales. En Roumanie après la chute du régime communiste, relate par exemple Gautier Pirotte, l’ONG a bruyamment quitté le pays sur un constat d’échec et d’immobilisme des partenaires locaux en 1995, tandis que son homologue belge décidait de rester plus discrètement. Au Burundi, rapportent encore Marc Le Pape et Isabelle Defourny, la section française a publié un rapport dérangeant qui lui a valu d’être expulsée en 2001. Sa lettre ouverte, qui questionnait l’attentisme des sections de MSF restées dans le pays, a alors suscité une controverse en interne. Les autres branches du mouvement ont en effet argué que leurs divergences ne provenaient pas de disputes à propos de la nécessité de mener une campagne de plaidoyer pour réformer les protocoles de lutte contre le paludisme, mais de l’attitude provocante de la section française, qui avait court-circuité les instances de décisions de l’organisation et choisi une politique de confrontation sans en aviser le bureau international. A propos du Darfour en 2004, des discordances sont également apparues entre les Hollandais et les Français, les premiers se disant favorables à une intervention militaire de la communauté internationale et les seconds s’y opposant parce qu’il ne s’agissait pas d’un génocide et qu’il valait mieux poursuivre les opérations de secours depuis que les combats avaient diminué d’intensité et que les diarrhées et la malnutrition étaient devenues les principales causes de mortalité.

- La coordination reste donc un défi essentiel. Dans le camp de Brazda en Macédoine lors de la crise du Kosovo en 1999, Timothy Cross, un militaire britannique de l’OTAN, regrette ainsi que MSF ait « refusé d’autoriser un médecin de MDM à opérer depuis "son" enceinte. Au beau milieu de dizaine de milliers de réfugiés, explique-t-il, j’ai assisté avec ébahissement à la querelle que se livraient les deux organisations, alors qu’on déployait drapeaux et bannières pour s’assurer que les médias véhiculeraient jusqu’aux foyers et bureaux du monde entier les images appropriées ». A propos du camp de Maela qui avait été monté en 1993 dans la région de la Burnt Forest pour accueillir les déplacés victimes des affrontements politiques au moment des élections présidentielles au Kenya en 1992, le témoignage du prêtre de la paroisse locale, cité par Monica Kathina Juma, est tout aussi éloquent. "Le Programme des Nations Unies pour le Développement, MSF-Belgique, MSF-France, le Conseil national des Chrétiens du Kenya, l’Eglise catholique, la Croix-Rouge, les organisations de défense des droits de l’homme, et que sais-je encore : ils étaient tous là, et chacun faisait ce qu’il voulait. Il n’y avait aucune coordination, aucune concertation, rien. Il n’était pas inhabituel de trouver une famille sans couvertures mais avec six bouteilles d’huile en provenance de six agences différentes. A la fin, le sort des déplacés était pire qu’à leur arrivée… Je pense que les agences de secours ont d’abord pensé à elles-mêmes, avant les victimes. L’aide a été très politisée et ceci n’a fait que multiplier les problèmes sur place : la prostitution infantile, le refus des déplacés de revenir chez eux, l’occupation illégale des terres cultivables, la dépendance alimentaire, etc. J’aurais vraiment préféré que toutes ces agences ne viennent pas du tout dans la région de la Burnt Forest. Aujourd’hui, la vulnérabilité des déplacés est plus grande qu’elle ne l’était au moment des événements".

- On peut finalement s’interroger sur la façon dont le mouvement apprécie la qualité de ses opérations. A notre connaissance, MSF-France n’a jamais fait l’objet d’évaluations indépendantes et rendues publiques, à l’exception de quelques audits internes qui, réalisés en 1988 et 2000, ont été résumés par Christian Michelot et Oscar Ortsman. A l’occasion, l’organisation a aussi pu rejeter les conclusions des enquêtes qu’elle avait sollicitées, par exemple à propos de la situation nutritionnelle au Niger en 2005, épisode que relate Jean-Pierre Olivier de Sardan. Malgré l’effort de mémoire que porte le CRASH en France, les chercheurs indépendants rencontrent par ailleurs de grandes difficultés pour accéder aux archives. Celles-ci ne sont ni centralisées ni indexées. Dans le cas de la section belge, note par exemple Jean-Benoît Falisse, elles ont même été dispersées au cours des années 1980.
 

- Certaines actions mériteraient pourtant d’être étudiées de près. En mai 1998, MSF et MDM ont ainsi poussé le gouvernement à amender une ordonnance de novembre 1945 en vue d’autoriser les étrangers malades à rester en France lorsqu’ils ne pouvaient pas être soignés correctement dans leur pays d’origine. Résultat paradoxal, remarque Miriam Ticktin, des sans papiers ont cherché à prolonger artificiellement leur maladie, voire à s’inoculer le sida, afin de justifier leur présence en France et d’éviter une expulsion ! Autre dégât collatéral, les cartes de séjour délivrées à titre humanitaire n’ont pas autorisé leurs détenteurs à travailler, quitte à les enfoncer dans la clandestinité et le marché noir. Enfin, l’Etat a profité du dispositif pour restreindre le droit d’asile et réduire le nombre de statuts de réfugiés qu’il accordait chaque année. En fait de légalisation, l’amendement de mai 1998 a contribué à précariser des étrangers vulnérables sur la base de titres de séjour laissés à la discrétion de l’administration.

- De tels effets pervers se retrouvent évidemment dans les pays en développement. Au Niger en 2005, relatent par exemple Benedetta Rossi et Barbara Cooper dans l’ouvrage de Xavier Crombé et Jean-Hervé Jézéquel, des mères ont pu délibérément provoquer l’amaigrissement de leurs enfants pour bénéficier des distributions de nourriture gratuite dans les centres de MSF. Elles leur ont administré des laxatifs afin d’obtenir une aide alimentaire en répondant aux critères cliniques de la malnutrition. Bien que limité à un petit nombre, leur comportement a appuyé l’argumentation du gouvernement nigérien, qui dénonçait une fabrication médiatique et la transformation d’une crise chronique en famine par la grâce de MSF. De nature très différente, l’intervention de MSF-Belgique à partir de 1996 auprès des prisonniers tuberculeux de la colonie pénale n°33 à Mariinsk dans la région de Kemerovo en Sibérie a également suscité des controverses. Ses médicaments à effets rapides ont été critiqués par les autorités et le docteur Paul Farmer parce qu’ils revenaient à développer des résistances contre les traitements préconisés par l’Organisation mondiale de la Santé. On a en outre reproché à MSF-Belgique de refuser toute évaluation externe de ses programmes.