>
Young Men’s Christian Association
>
Commentaires

Young Men’s Christian Association - Commentaires




5) Le prosélytisme religieux


-En matière d’éthique, le mouvement puise d’abord ses références dans le protestantisme. Initialement, son objectif premier est d’étendre le royaume de Dieu. Ses cadres sont eux-mêmes issus du mouvement évangélique de réveil chrétien de l’Angleterre du XIXème siècle, à l’instar du responsable en France de l’UCJG (Union chrétienne des jeunes gens), Jean-Paul Cook, qui est le fils d’un pasteur wesleyen. Suivant les cas, les premières YMCA se constituent ainsi en branches d’Eglises protestantes ou, au contraire, cherchent à devenir un mouvement religieux à part entière, voire une secte comme l’Armée du Salut. Tandis que certaines se laïcisent très vite pour affirmer leur vocation sociale et rester indépendantes du clergé, la YMCA américaine, notamment, aspire à coordonner et unifier les différents courants protestants pour fonder une sorte de nouvelle Eglise universelle. Beaucoup d’associations n’échappent cependant pas aux rivalités du protestantisme en dépit de leur volonté d’ouverture œcuménique et interconfessionnelle. C’est souvent le cas en Europe, où les membres des UCJG se désignent entre eux comme des « amis, à l’instar des Quakers, et se retrouvent enfermés dans des logiques sectaires. De leur côté, relève Paul Limbert, les Eglises veulent utiliser les YMCA comme des auxiliaires mais se méfient de la concurrence des organisations de jeunesse et cherchent à garder leur monopole sur les initiatives d’évangélisation. Fondée en Angleterre en novembre 1856 par des non conformistes et d’abord présidée par un Quaker, John Henry Gurney, qui décède en décembre 1860, la YMCA de Norwich, par exemple, ne parvient pas à rallier les Anglicans, qui ont bientôt leur propre organisation de jeunesse, la CEYMS (Church of England Young Men’s Society).

-Tout dépend aussi de la composition des milieux protestants des pays où le mouvement est implanté. L’Allemagne et l’Europe du Nord sont sous la coupe de l’Eglise luthérienne. Leurs YMCA y sont donc encadrées par des pasteurs plus quiétistes qu’en Grande-Bretagne et, surtout, aux Etats-Unis, dont les associations sont dirigées par des laïcs très prosélytes. En Europe du Nord, l’emprise de l’Eglise luthérienne est d’ailleurs telle qu’elle finit par gêner l’esprit calviniste de l’Alliance mondiale à Genève, qui attend jusqu’en 1954 pour affilier la YMCA islandaise à condition de modifier ses statuts et d’accepter l’adhésion de chrétiens appartenant à d’autres courants protestants. Aux Etats-Unis, en revanche, le mouvement n’émane pas directement des milieux religieux et s’appuie sur les classes moyennes avec le soutien de chefs d’entreprises. Présents dans quelques conseils d’administrations, les pasteurs protestants n’en ont pas moins une certaine influence. Ainsi, ils freinent le développement d’activités sportives qui heurtent leur conception conservatrice et pieuse des loisirs moralement acceptables. Selon Emmett Dedmon, il leur est plus facile d’admettre les initiatives en faveur des illettrés ou des handicapés mentaux. Quoiqu’il en soit, le mouvement américain développe une morale très puritaine contre l’alcool et les jeux d’argent, si bien qu’en 1887, il n’hésite pas à renvoyer un étudiant qui avait organisé des paris et des combats dans un gymnase de la YMCA de Chicago.


-Non sans paradoxes, la séparation des sexes et la valorisation de la culture physique favorisent alors l’homosexualité dans des dortoirs qui ne sont pas seulement des lieux de rencontre, mais aussi d’initiation. La pratique est répertoriée dès les années 1890 et inspirera la fameuse chanson "Y.M.C.A." du groupe Village People, contre qui l’organisation tentera vainement une action en justice en 1979. A mots couverts, Emmett Dedmon relate ainsi le cas d’un adhérent chassé en 1887 du gymnase de la YMCA de Chicago. De son côté, la police de l’Oregon arrête fin 1912 vingt homosexuels de la YMCA de Portland pour conduite « indécente » lors d’une affaire qui se conclut par une cinquantaine de condamnations. Sept ans plus tard, un scandale éclate de nouveau quand deux employés de la YMCA de Newport sont appréhendés avec des marins dans les milieux interlopes de Rhodes Island. L’affaire la plus connue se produit fin 1964 lorsqu’un haut fonctionnaire démocrate, Walter Jenkins, est pris sur le fait dans la YMCA de Lafayette près de la Maison Blanche à Washington. Après avoir longtemps nié le phénomène, la direction nationale des YMCA américaines se résout en conséquence à établir un comité qui rend ses conclusions en 1966 et qui préconise davantage de mixité dans les programmes. En 1963, l’évaluation de Robert King Hall recommande pour sa part de promouvoir les valeurs familiales et de chasser les homosexuels des foyers de New York. A mesure que les gays s’affirment sur la scène publique, ils n’auront cependant plus besoin d’aller se cacher dans des YMCA. Les problèmes viendront de dérives personnelles, à l’instar de ces responsables de la YMCA de Salem qui, dans le Massachusetts, ont commis des abus sexuels contre des mineurs selon le New York Times du 9 juillet 2001.
 
-La morale puritaine de certaines associations doit en fait s’apprécier au regard de la diversité du mouvement. Aux Etats-Unis, par exemple, la base sociale de l’organisation est souvent très conservatrice sur le plan religieux. En revanche, la direction est plus libérale, comme en témoignent les idées professées au collège de Springfield sous la présidence de Laurence Doggett jusqu’en 1935, Ernest Best jusqu’en 1946, puis Paul Limbert jusqu’en 1952. De leur côté, les YMCA étudiantes s’impliquent davantage dans des programmes religieux car les activités sportives, sociales et récréatives sont déjà prises en charge par d’autres organismes sur les campus. La remarque vaut pour les YWCA, qui sont beaucoup plus nombreuses à l’université qu’en ville, à raison de 469 et 147 associations respectivement en 1906. D’une manière générale, explique Murray Ross, les étudiants rejettent la supervision des adultes des YMCA, dont ils critiquent le formalisme, le goût immodéré des statistiques et les compromissions avec le monde des affaires. Ils préfèrent développer leurs groupes de façon autonome en revendiquant une spiritualité plus forte.
 
-Historiquement, le mouvement accuse donc une forte tendance au prosélytisme religieux. En juillet 1897 à Williamstown, non loin des écoles bibliques fondées par Dwight Moody à Northfield dans le Massachusetts, la première convention de la WSCF pose par exemple les bases d’une fédération étudiante qui a explicitement pour objectif « d’étendre le royaume de Dieu ». C’est également dans une YMCA américaine, en l’occurrence à Janesville dans le Wisconsin, que des commerçants itinérants fondent en juillet 1889 l’organisation des Gideons, aujourd’hui connue pour placer des Bibles dans les hôtels du monde entier. Après Dwight Moody, John Mott, un prêcheur méthodiste, va ensuite arrimer le mouvement dans l’orbite des missionnaires protestants en participant à leur conférence mondiale à Edinburgh en 1910. Du fait de ses activités à l’international, la YMCA américaine est une des plus entreprenantes en la matière, qu’il s’agisse d’essayer de convertir les Chinois après la révolte des Boxers en 1900 ou d’évangéliser les émigrés débarqués à New York, toujours sous prétexte de les instruire. Genève n’est cependant pas en reste. De janvier 1943 à décembre 1945, l’Alliance mondiale des YMCA envoie ainsi un missionnaire luthérien et suédois, Nils Arne Bendtz, pour évangéliser les prisonniers de guerre japonais entre les mains des troupes nationalistes en Chine.
 
-Pour autant, on serait bien en peine d’apprécier l’impact de ce prosélytisme. A leurs débuts, relève par exemple Murray Ross, les YMCA du Canada sont très « primitives » et « dévotes ». Occupées à distribuer des bibles, rédiger des tracts religieux et gérer des bibliothèques bien pensantes, elles recrutent quasi-exclusivement des protestants, qualifiés de « membres actifs », à la différence des simples « associés ». En plein Québec, qui est majoritairement catholique, la YMCA de Montréal n’accorde ainsi une adhésion pleine et entière qu’aux protestants, voire aux seuls pasteurs. Résutat, l’association se réduit bientôt à un petit noyau de neuf adhérents et manque de peu fermer ses portes en novembre 1862. Dans les régions anglophones et protestantes du Canada, la YMCA de Toronto doit également se réorganiser en novembre 1864 et s’ouvrir à tous les fidèles pour ne pas périr. Trop liée à l’Eglise anglicane, son homologue de London, toujours dans l’Ontario, connaît une évolution similaire à partir de janvier 1873. In fine, ce sont les programmes sociaux des YMCA qui permettent la pérénisation d’un mouvement dont les efforts d’évangélisation restent inaboutis. Les associations canadiennes renoncent notamment à tenter de convertir les alcooliques ou les détenus, qui sont considérés comme irrécupérables et laissés aux bons soins de l’Armée du Salut. Elles préfèrent se concentrer sur les jeunes fraîchement débarqués de la campagne et pas encore « pervertis » par les villes. Dans leurs statistiques, elles essaient alors d’établir de vagues quotas pour enseigner la bible au public qu’elles accueillient dans leurs foyers. Mais elles ne peuvent pas se leurrer longtemps. Passé de 1 500 membres en 1866 à 12 000 en 1890 et 16 000 en 1904, le mouvement connaît un fort taux de rotation. De plus, la plupart des nouveaux venus n’y viennent pas pour apprendre la bible mais pour faire du sport, du scoutisme ou du camping dans les colonies de vacances. Alors que stagnent les effectifs des membres suivant un enseignement religieux, le nombre de participants à des séances de gymnastique explose et touche près de 23 000 personnes en 1920, contre 3 000 en 1900. A partir des années 1890, les cours d’anglais rencontrent aussi un certain succès auprès des populations immigrées qui affluent au Canada. Dans un tel contexte, le mouvement doit s’ouvrir aux autres confessions et ne compte plus que 69% de membres protestants en 1945, contre 13% de catholiques et 3% de juifs.
 
-A priori, les enseignements religieux des YMCA sont certes suceptibles d’attirer les protestants car ils se déroulent dans une ambiance détendue, plus conviviale et moins formelle que les prêches au temple. Mais les jeunes qui ne sont pas chrétiens vont d’abord dans les foyers du mouvement à cause de leurs équipements sportifs ou de leurs logements, et non pour répondre à des appels de la foi. De même, beaucoup d’employés de l’organisation s’avèrent moins préoccupés par une mission évangélique que par la qualité et la gestion locale de leurs programmes sociaux. D’après un sondage réalisé par Mayer Zald aussi tard qu’en 1962, par exemple, 49% des employés de la YMCA de Chicago pensent que l’enseignement des valeurs chrétiennes est très important, mais seulement 6% trouvent que l’organisation les diffuse efficacement. La remarque s’applique évidemment aux pays qui ne sont pas de culture protestante. Dans sa thèse, Ravenel Weinman soutient ainsi que la YMCA de Ceylan échoue complètement à convertir les autochtones. De même en Inde depuis une importante mutinerie en 1857, l’autorité coloniale craint les troubles au sein de l’armée et interdit aux YMCA d’évangéliser les soldats. Pendant la Première Guerre mondiale, relève Charles Bishop, la YMCA du Canada se heurte pour sa part aux réticences des aumôniers militaires. D’après ses propres statistiques sur la période de janvier à mars 1919, ses réunions de prière n’attirent que 71 073 soldats sur un total de 1 367 593 individus venus assister à ses séances de cinéma, ses concerts, ses rencontres sportives ou ses cours du soir. Au contact des militaires, elle renonce bientôt à toute tentative d’évangélisation et assouplit ses règles morales en autorisant la danse dans ses foyers à partir de 1920, puis l’usage de la cigarette et la pratique des jeux de bingo dans les années 1940.
 
-De fait, le mouvement se prive initialement de fidèles en restreignant l’adhésion aux jeunes protestants, qui doivent passer un test pour prouver leur foi et leur appartenance à une Eglise évangélique. Il exclut notamment de ses rangs les catholiques. Créée à Genève en 1877 par une militante anglaise, Josefine Butler, l’Union internationale des amis de la jeune fille se sépare ainsi de ses élements juifs en 1885 puis catholiques en 1896 pour devenir exclusivement protestante et intégrer l’Alliance mondiale des YWCA. La YMCA américaine est tout aussi rigoureuse et attendra jusqu’en 1952 pour, statutairement, s’interdire toute discrimination d’ordre religieux dans ses instances représentatives. En 1961, par exemple, plus de 93% des membres des conseils d’administration des YMCA américaines sont protestants, et seulement 4% catholiques. Les chiffres sur les adhérents du mouvement sont plus contestables car ils mélangent souvent les simples participants aux personnes qui cotisent. Si l’on en croit le dernier recensement religieux qu’elle organise en 1932, la YMCA américaine compte plus de 80% de protestants, 13% de catholiques et 3% de juifs, nonobstant les jeunes d’autres confessions. Par la suite, ces pourcentages n’évoluent pas fondamentalement. Tombée à 61% en 1942-1947, la proportion d’adhérents protestants remonte à  70% en 1952 et jusqu’à 75% en 1957, pendant que celle des catholiques diminue de 28% en 1942-1947 à 23% en 1952 et 19% en 1957, peut-être, suggère Paul Limbert, à cause du développement des organisations de jeunesse des évêques.
 
-En effet, les restrictions des YMCA et des YWCA poussent les croyants des autres religions à organiser leurs propres mouvements de jeunes. En 1874 à New York, par exemple, un rabbin crée une Young Men’s Hebrew Association (YMHA) qui reprend à son compte une tentative un peu similaire mais éphémère à Baltimore en 1854. Comme les YMCA, l’association se dote de bibliothèques et vise à moraliser les jeunes juifs en les dissuadant de boire de l’alcool ou de s’adonner aux jeux de hasard. Après la guerre civile, elle se développe dans le Sud et le Midwest des Etats-Unis, puis enseigne l’anglais aux immigrés juifs qui fuient l’Europe de l’Est à partir des années 1880. Doté d’un Conseil national fin 1913, le mouvement, rebaptisé YMHKA (Young Men’s Hebrew and Kindred Associations), s’implique également dans la Première Guerre mondiale pour soutenir les soldats juifs envoyés sur le front en France à partir de 1917. De leur côté, les femmes organisent une Young Women’s Hebrew Association (YWHA) qui, à partir de New York en 1902, atteint jusqu’à 102 000 adhérentes en 1913. Sous l’égide de sa fondatrice, Israel Unterberg, l’objectif est, là encore, de veiller à l'instruction morale, religieuse et sportive des jeunes filles juives des classes laborieuses et des milieux immigrés en leur dispensant des cours d’hébreu, d’anglais, de comptabilité, de couture et d’éducation physique. Malgré la formation d’un conseil national, la YWHA ne se résout cependant pas à fusionner avec la YMHA. Après la Seconde Guerre mondiale, elle promeut plutôt la construction de centres culturels et sportifs avant de prendre le nom de Jewish Community Centers Association of North America en 1990.
 
-La remarque vaut bien entendu pour d’autres religions dans les pays en développement, par exemple en Asie où une YMBA (Young Men’s Buddhist Association) existe depuis 1898 au Sri Lanka. En Chine lors de sa convention nationale à Pékin en 1912, le comité central de la YMCA refuse ainsi d’accorder un droit de vote aux membres non chrétiens, ce qui entrave sa progression. En Inde, remarque également Vindhyeshwari Prasad Pande, la YMCA concentre quasiment tous ses programmes de formation agricole sur les chrétiens du Kerala, où elle en profite pour lutter contre l’alcool et prôner l’abstinence. Ce faisant, elle limite son rayonnement, même si elle aide ponctuellement les victimes hindoues de l’insurrection paysane des musulmans Moplah de la côte de Malabar dans le Kerala en 1921.

-De telles restrictions ne sont pas non plus pour rien dans la difficulté du mouvement à s’implanter en terre catholique. S’y ajoute l’hostilité manifeste des papes Léon XIII, Pie X et Benoît XV. Dans un décret du 5 novembre 1920, le secrétaire général du Saint Siège, le cardinal Rafael Merry del Val y Zulueta, met ainsi en garde contre l’influence néfaste des YMCA. La concurrence reste d’ailleurs vive pendant la Seconde Guerre mondiale. En effet, note Léon Papeleux, les YMCA s’avèrent plus performantes pour distribuer des secours aux prisonniers de guerre dans les camps où le Vatican a envoyé des aumôniers rivaliser avec les œuvres protestantes. Par exemple, elles parviennent à visiter quelques stalags en Allemagne en 1940 quand le Saint-Siège, lui, doit se reposer sur le Comité International de la Croix-Rouge faute d’avoir obtenu les listes de prisonniers établies par les parties au conflit. Après la chute du gouvernement fasciste de Benito Mussolini en 1943, l’Eglise catholique a seulement l’avantage de pouvoir assister les « internés » italiens aux mains des occupants allemands, qui les considèrent comme des traîtres et ne leur reconnaissent pas le statut de prisonniers de guerre depuis le ralliement de leur pays aux Alliés.
 
-De pareils problèmes se retrouvent au niveau du clergé de chaque pays. Au Canada, les évêques reprochent aux YMCA de détruire le dogme catholique en favorisant l’œcuménisme et les interprétations personnelles de la Bible. En Autriche en 1901, relate Kenneth Steuer, la YMCA est même expulsée pour des raisons religieuses des bureaux de Vienne qu’elle avait loués à l’Ordre des Cisterciens, l’obligeant à acheter ses propres locaux en 1912. Aux Philippines dans les années 1920, encore, la hiérarchie catholique ouvre une maison de la jeunesse pour concurrencer la YWCA voisine. Accusée de prosélytisme protestant, l’organisation ne peut empêcher la démission de deux femmes catholiques de son conseil d’administration. Dans les années 1950, sa responsable locale, Virginia Sanchez, sera ensuite menacée d’excommunication par la hiérarchie catholique au cas où elle accepterait de rejoindre l’exécutif de l’Alliance mondiale des YWCA à Genève, proposition qu’elle ne pourra d’ailleurs pas assumer du fait de sa mort précoce dans un accident d’avion. Tandis que le mouvement se laïcise en Europe et en Amérique du Nord, les tensions persistent également en Amérique latine. Aussi tard que le 28 juillet 1961 dans un article du New Mexico Register, l’épiscopat accuse la YMCA d’être une religion sans Eglise et dissuade les catholiques d’y adhérer s’ils ne veulent pas renier leur foi.
 
-La situation est tout aussi difficile en Espagne et au Portugal. Après une éphémère tentative en 1885, la YMCA ne parviendra jamais à s’établir en Espagne et l’association qui s’y constitue au sortir de l’ère franquiste fermera ses portes presqu’aussitôt après avoir été reconnue par Genève en 1973. Au Portugal, l’Associação Cristã da Mocidade se heurte pour sa part à la dictature d’António de Oliveira Salazar, qui, arrivée au pouvoir en 1932, place les organisations de jeunes et de scouts sous la tutelle d’un organisme gouvernemental créé en 1936, Mocidade Portuguesa. Il faudra attendre la libéralisation du régime à partir de 1969 et la Révolution des Œillets en 1974 pour que le mouvement se développe un peu sous l’égide d’un secrétaire général brésilien arrivé en 1958, Erasmo Chaves. Après avoir établi deux colonies de vacances d’une centaine de places chacune dans la région de Coimbra, à savoir Foz de Arouce et Figueira da Foz, la YMCA portugaise ouvrira alors à Lisbonne en 1975 une garderie d’enfants et un foyer où apprendre le journalisme et l’anglais.
 
-De pareilles difficultés se retrouvent dans les pays de culture orthodoxe, de la Grèce à la Russie. Si le mouvement parvient à y proposer ses services pendant la Première Guerre mondiale, il peine à s’y développer. En Bulgarie, en particulier, le clergé orthodoxe est encore plus hostile qu’en Grèce. Malgré ses efforts en faveur des soldats et de leurs prisonniers de guerre pendant la durée des hostilités, la YMCA y est officiellement condamnée par les autorités religieuses en 1923. Considérée comme une entité « étrangère », elle sera finalement dissoute fin 1941 : ses propriétés seront alors confisquées et son siège détruit après la Seconde Guerre mondiale. Etablie à Paris en 1924, la YMCA des Russes blancs qui ont fui la révolution bolchévique n’est guère plus heureuse. Bien qu’elle publie de la littérature orthodoxe originale plutôt que de se contenter de traduire des essais en russe, elle se heurte en effet à l’opposition du synode en exil à Karlovtzi en Yougoslavie, qui est favorable à la restauration du tsar et qui est officiellement dissous en 1922 par le patriarche de Moscou sous contrôle communiste. En 1921 puis 1926, le clergé orthodoxe resté fidèle à la monarchie condamne par exemple les YMCA et les YWCA en tant qu’organisations maçonniques et antichrétiennes. Il leur reproche notamment de le concurrencer en fondant à Paris en 1925 un institut, l’Académie Saint Serge, qui est financé par les associations américaine et canadienne et qui demeure le seul centre de formation théologique du monde orthodoxe russe jusqu’à la création d’une institution équivalente à Moscou en 1944. Autre critique, la YMCA soutient un mouvement d’étudiants russes orthodoxes qui a été lancé à Prerov en 1923 et qu’elle accueille dans ses bureaux de Paris en 1925, après un bref passage à Prague. Elus par leurs adhérents plutôt que d’être nommés par l’Eglise, les dirigeants de cette organisation ne tardent pas à prendre leur indépendance en déménageant leur siège parisien vers 1930. En 1926, ils ne sont pas moins reniés par le clergé orthodoxe, qui les accuse d’être un sous-marin de la YMCA sous l’appellation neutre de « mouvement chrétien ». C’est finalement une opposition commune à l’athéisme marxiste et à la poussée communiste qui conduit à un rapprochement depuis Paris, « capitale » des Russes blancs en exil. A la suite de rencontres au sommet avec les autorités religieuses à Sofia en avril 1928, Kephissia près d’Athènes en février 1930 et Bucarest en mai 1933, l’Alliance mondiale des YMCA s’interdit ainsi de convertir des orthodoxes. De plus, elle s’engage à ouvrir ses activités à tous les chrétiens des pays d’Europe de l’Est où elle opère. Enfin, elle décide de travailler en accord avec les Eglises orthodoxes, qui obtiennent un droit de regard sur les nominations des membres des conseils d’administration des associations locales de la région.

-Assez vite, le mouvement va ainsi devoir adopter des compromis pour limiter la portée de restrictions religieuses qui constituent un frein à son expansion. C’est notamment le cas en Asie. Au Japon, par exemple, la YMCA américaine cherche à esquiver les conflits avec son homologue de l’université impériale de Tokyo, qui abandonne le test évangélique dès 1892. Elle ne souhaite pas non plus condamner les pratiques similaires de l’association étudiante qui se monte en 1913 sur le campus de l’université de Waseda. Sous la pression des missionnaires en 1919, elle pousse certes un secrétaire trop « libéral » à quitter la YMCA de Tokyo. Mais son renvoi provoque la démission du président de l’association, Ebara Soroku, et une grève de deux semaines de ses secrétaires. En 1920, le Conseil national de la YMCA japonaise décide en conséquence de limiter l’épreuve des tests évangéliques aux nouveaux adhérents sur une base volontaire et individuelle, ce qui permet de rallier l’association de Waseda. Les compromis sont tout aussi significatifs en Chine. Pour se développer, la YWCA doit en l’occurrence accepter l’adhésion de concubines. A partir de 1923, elle encourage certes ses membres à condamner la polygamie. En pratique, toutefois, l’organisation doit renoncer à tout prosélytisme. En 1926, notamment, la YWCA chinoise amende sa constitution de manière à promouvoir des valeurs morales et non plus religieuses. De même à partir de 1933, elle ne requiert plus de ses membres qu’elles soient pratiquantes au sein d’une Eglise évangélique.
 
-Aux-Etats-Unis, l’œcuménisme grandissant du mouvement répond quant à lui à la demande des membres et à l’évolution d’une société de plus en plus multiculturelle. D’après un sondage réalisé par Mayer Zald en 1962, par exemple, la très grande majorité des employés de la YMCA de Chicago pense qu’il faut aussi servir les catholiques et les juifs. De fait, les restrictions religieuses n’ont plus beaucoup de sens dans des villes comme New York où les protestants sont devenus minoritaires et ne représentent plus que 23% de la population en 1959, contre 48% pour les catholiques et 26% pour les juifs. A l’échelle du pays, catholiques et juifs constituent environ les deux cinquièmes des membres des YMCA américaines de l’époque. Après avoir obtenu un droit de vote aux assemblées générales du mouvement dans les années 1930, ils restent cependant exclus des instances de décision. A eux seuls, les catholiques constituent un tiers des membres des YMCA américaines et ils comptent au moins un représentant dans la moitié des conseils d’administrations des associations locales en 1951. Ils n’en demeurent pas moins une minorité. Selon les chiffres de Mayer Zald et Patricia Denton en 1960, ils représentent 27% des adhérents cotisant s des YMCA américaines… et seulement 5% des membres de leurs conseils d’administration.
 
-Bien évidemment, la situation varie beaucoup d’un pays à l’autre. En Irlande du Nord, les YMCA s’ouvrent aux catholiques et deviennent progressivement mixtes, à parité avec les protestants, qui continuent de dominer le conseil d’administration et qui prennent soin de monter en 1987 une entité séparée pour leurs activités missionnaires, à savoir l’ECONI (Evangelical Contribution on Northern Ireland). A l’échelle mondiale, le mouvement se rapproche également du Saint-Siège. Officiellement lancé avec le cardinal Alfredo Ottaviani en avril 1953, le dialogue s’est pendant longtemps heurté au refus de la papauté de reconnaître la YMCA polonaise, majoritairement composée de catholiques. Mais la situation se débloque bientôt grâce à la dynamique œcuménique du deuxième concile du Vatican. En 1960, le pape Jean XXIII reçoit pour la première fois un responsable du comité international de la YMCA américaine, Joel Nystrom, en le rassurant sur la bienveillance des catholiques à l’égard d’un mouvement autrefois décrié sous le nom ironique de YMPA : Young Men Protestant Association. Par la suite, le conseil pontifical envoie des représentants aux réunions du comité exécutif de l’Alliance mondiale des YMCA. De son côté, cette dernière élit en 1991 son premier secrétaire général catholique, John Casey, qui est un Américain de Chicago d’origine irlandaise et auquel succédera un autre catholique en 2002, avec Bartholomew Shaha, un Bangladais. En 1988, le premier président catholique de l’Alliance mondiale des YMCA, Alejandro Vassilaqui, est quant à lui péruvien.
 
-Dans le même ordre d’idées, on assiste à un rapprochement avec les autorités orthodoxes lors de la visite à Genève en 1967 du patriarche Athenagoras I de Constantinople. La YWCA est à l’avant-garde de cette initiative. De 1967 à 1975, son Conseil mondial innove en effet en étant présidé par une Grecque orthodoxe, Athena Athanassiou, femme divorcée et fille d’un Premier Ministre exilé avec le roi en Grande Bretagne pour fuir l’invasion allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. En dehors des aires culutrelles chrétiennes, le mouvement rencontre cependant plus de difficulés pour s’ouvrir aux autres confessions malgré les efforts de l’Alliance mondiale des YMCA, qui recrute pour la première fois une musulmane, Yasmin Meherally, morte dans un accident de voiture au Canada en 2001. Respectivement créées en 1946 et 1948, la YMCA et la YWCA de Bagdad, par exemple, ne tardent pas à disparaître, la première fermée par la dictature baasiste en 1967, la seconde faute de membres en 1974. En Palestine, la YMCA est pour sa part critiquée par les autorités religieuses juives, musulmanes et catholiques tout à la fois ! En janvier 1933, elle doit en conséquence revoir à la baisse ses ambitions prosélytes et réviser ses statuts en supprimant la référence à un travail organisé pour « étendre le royaume de Dieu ». A l’époque, les Juifs sont d’autant plus méfiants que des protestants allemands ont introduit de la littérature nazie et antisémite dans les bibliothèques de l’association. Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu’en 1950, la YMCA de Jérusalem renonce officiellement à tout prosélytisme et s’étende en Israël sous la direction d’Alvah Miller, son secrétaire général de 1949 à 1965. Mais c’est seulement en 1975 qu’un Juif, Pinhas Rabinovich, rentre au conseil d’administration de l’association, dont il prendra la présidence en 1980.

-A l’échelle mondiale, il existe ainsi un fort décalage entre les ambitions prosélytes d’une organisation protestante, d’une part, et la réalité œcuménique de sa base sociale, d’autre part. De fait, relève Martti Muukkonen, l’ensemble du mouvement des YMCA recense une majorité d’adhérents qui ne sont pas chrétiens : 56% dès 1931, jusqu’à 75% en 1957. Malgré ses origines protestantes, l’organisation connaît en outre un processus de laïcisation assez similaire à celui de l’Armée du Salut. Amendée en juillet 2002, la constitution de l’Alliance mondiale des YMCA continue certes de faire référence à la Charte de Paris d’août 1855. Officiellement, son but est toujours « d’étendre le royaume de Dieu », d’améliorer les pratiques religieuses des fidèles et de promouvoir des valeurs chrétiennes dans les relations internationales. Sa mission sociale et humanitaire ne constitue qu’un des huit objectifs de l’organisation. En pratique, cependant, le mouvement a largement renoncé à ses velléités de conversion et d’évangélisation. Pour Paul Limbert, un ancien secrétaire général de l’Alliance mondiale des YMCA, il est en effet possible de se développer comme une organisation laïque sans perdre son caractère chrétien. En témoigne la persistance de pratiques qui consistent par exemple à promouvoir le volontariat, le dévouement ou le jeûne pour contribuer à la lutte contre la faim.
 
-Bien entendu, le processus de laïcisation n’a pas été uniforme au sein du mouvement. Il a sans doute été plus facile en dehors des aires d’influence chrétienne. En Inde, une telle évolution a permis à la YMCA d’échapper aux contraintes du gouvernement qui, en avril 1953, a interdit aux missionnaires étrangers d’essayer d’évangéliser la population et restreint leur travail au domaine de l’assistance sociale. Dans les pays majoritairement protestants comme l’Angleterre et, surtout, l’Allemagne, beaucoup d’associations locales sont en revanche restées piétistes pendant longtemps. En Australie, la laïcisation du mouvement a par ailleurs provoqué des tensions à partir de 1920, quand la YWCA a commencé à autoriser l’organisation de bals dans ses foyers, avant même d’y tolérer la consommation d’alcool en 1966. En 1926, le comité national de l’organisation des jeunes chrétiennes a ainsi été contesté lorsqu’il a déménagé son siège de Sydney, où il avait développé des activités sociales, vers Melbourne, ville plus conservatrice sur le plan religieux. En province, certains ont refusé d’arrêter leurs enseignements de la Bible. En guise de protestation, l’association de Hobart, notamment, devait quitter le comité national en 1934 et continuer d’exister de façon indépendante en gardant le nom de YWCA.
 
-Aux Etats-Unis, l’organisation a également tenté de résister à la laïcisation de la société. Les YMCA et YWCA américaines ont attendu jusqu’en 1972 pour renoncer officiellement à leurs objectifs prosélytes. C’est la commercialisation et la professionnalisation de leurs activités sociales qui les ont amenées à se laïciser à mesure qu’une direction peu militante prenait le relais des fondateurs du mouvement pour répondre aux besoins d’une clientèle issue essentiellement des classes moyennes, plutôt qu’ouvrières. En effet, la survie financière des YMCA a beaucoup dépendu des cotisations de leurs membres, de la vente de services et de subventions municipales. L’organisation a donc dû s’efforcer de contenter un public généraliste tout en essayant de conserver ses valeurs protestantes. Elle a également dû s’adapter à l’évolution des pratiques politiques d’une société multiculturelle. En Californie, par exemple, les dirigeants de la YMCA de Beverly Hills ont dû mettre en avant leur laïcité et renier l’intitulé chrétien du mouvement pour éviter d’être chassés d’un bâtiment public parce qu’ils étaient considérés comme une organisation religieuse. Interviewé par le Washington Post du 3 septembre 1988, le maire et président de l’association locale, Robert Tannenbaum, devait ainsi arguer qu’il ne faisait pas de prosélytisme et que son conseil d’administration était composé aux deux tiers de Juifs. Les autres grandes villes américaines ont suivi un processus similaire. A New York, la YMCA a complètement renoncé à ses enseignements religieux en 1970 et bientôt cessé de faire référence à ses valeurs protestantes. A partir de 1978, ses rapports annuels n’ont même plus mentionné le fondement chrétien de sa mission sociale. Réunie en convention à Chicago en 1988, la YWCA américaine adoptait de son côté une résolution visant à gommer ses références chrétiennes pour ne pas effrayer les jeunes femmes d’autres confessions. Trois ans plus tard, elle achevait de séculariser sa mission en faveur de « la paix, la justice et la liberté pour tous », tout en admettant ses « racines chrétiennes ». Quant à la Fédération Universelle des Associations Chrétiennes d’Étudiants WSCF (World Students Christian Federation), enfin, elle s’est radicalisée à la faveur des protestations des années 1960 contre la guerre du Vietnam. Autrefois très prosélyte, elle est alors rentrée en concurrence avec les mouvements pentecôtistes, à tel point que, selon Philip Potter et Thomas Wieser, elle a fini par entretenir de meilleures relations avec les catholiques qu’avec sa rivale de l’IFES (International Fellowship of Evangelical Students), fondée en 1947.