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Young Men’s Christian Association - Commentaires




9) Les relations avec les forces économiques


-Les relations des YMCA et des YWCA avec les forces économiques sont tout aussi ambiguës qu’avec les institutions militaires. Dès l’origine, le mouvement entretient un lien quasi-symbiotique avec les milieux d’affaires. En Grande-Bretagne, son fondateur George Williams épouse ainsi Helen Hitchcock, la fille du drapier chez qui il travaille et avec qui il constitue en 1853 une compagnie du nom de George Hitchcock, Williams & Co. La YMCA de Londres est également soutenue par des mécènes comme Arthur Kinnaird (1847-1923), qui est issu d’une famille de banquiers, et Samuel Morley (1809-1886), un riche industriel du textile qui est favorable à l’abolition de l’esclavage. Patronnée par la banque Gurney, son homologue de Norwich est quant à elle fondée en novembre 1856 par des marchands et des fabriquants de chaussures comme George White, un libéral.
 
-Il en va de même aux Etats-Unis. A Philadelphie, la YMCA est établie en 1854 par un riche marchand, George Stuart, qui en prend la présidence jusqu’à la fin de la guerre civile, dix ans plus tard, avec l’aide de John Wanamaker, le premier secrétaire général de l’association entre 1857 et 1860. Son homologue de New York est quant à elle lancée par un homme d’affaires, George Petrie, à Broadway en 1852. A la suite d’Olivier Woodford en 1852, Howard Crosby à partir de 1853, Stephen Stebbins en 1857 puis en 1862-1865, Robert Bliss en 1858, Benjamin Manierre en 1859, Samuel Goodrich en 1860, Harwood Vernon en 1861 et Morris Jesup de 1872 à 1875, l’association est présidée par une dynastie familiale qui a fait sa fortune dans le cuivre, avec William Earle Dodge et son fils homonyme de 1865 à 1872 puis de 1875 à 1877. A deux reprises de 1890 à 1903 puis de 1925 à 1935, Cleveland Hoadley Dodge prend ensuite le relais après Elbert Monroe en 1877-1883 et 1887-1890, William Hoppin en 1883-1887, William Fellowes Morgan en 1903-1919 et William Kingsley en 1919-1925. Parmi ses successeurs, beaucoup sont également issus des milieux d’affaires avec Richard Lawrence en 1939-1945, Frank Totton en 1945-1953, Robert Curtiss en 1953-1963, Alfred Howell en 1963-1966, Reese Harris en 1966-1968, Herbert Woodman en 1968-1972, Charles Carson en 1973, John Schumann en 1973-1976, Quigg Newton en 1977, Daniel Emerson en 1977-1982, Charles Sterwart en 1982-1986, Ralph Henderson en 1987 et Barry MacTaggart en 1988-1989. En 1990, la YMCA de New York opère alors une révolution en faisant pour la première fois appel à une directrice, Paula Gavin, qui vient directement du secteur privé et non des rangs des secrétaires du mouvement, à charge pour elle de redresser les finances d’une organisation qui connaît des déficits persistants depuis le début des années 1970. Mais les présidents poursuivent la tradition et sont issus des milieux d’affaires avec Donald Ross (les assurances) en 1990, Richard Boyle (la banque) en 1991-1995, Benjamin Jacobson (la finance) en 1995-1998, Richard Grasso (la bourse) en 1999, Robert Annunziata (les télécommunications) en 2000-2008 et Barry Salzberg (l’audit) à partir de 2009.
 
-La YMCA de Chicago est encore plus remarquable. A l’exception de trois évangélistes (un Presbytérien, Samuel Dexter Ward en 1853, un Baptiste, Cyrus Bentley en 1858-1859, et un Congrégationaliste, Dwight Lyman Moody en 1865-1869), deux docteurs (John Hollister en 1861-1862 et Fred Wuehrmann en 1942-1945) et un colonel (Clifford Gregg en 1954-1957), elle est presque toujours présidée par des hommes d’affaires : des banquiers avec Elbridge Gerry Keith en 1878-1881, James Houghteling en 1881-1884, John Broeksmit en 1935-1938 et Donald Welles en 1952-1954, des grossistes avec Henry Weld Fuller en 1864-1865, John Farwell en 1859-1861, 1874-1876 puis 1884-1894 et William Hypes en 1916-1926, des directeurs de chaînes commerciales avec les magasins Wieboldt de Samuel Hypes en 1950-1952 et Sears de Theodore Houser à partir de 1957, un contrôleur des finances avec James Eckels en 1900-1903, un marchand de chaussures avec Edwin Wells en 1863-1864, des industriels du chemin de fer ou de l’agro-alimentaire avec Nathaniel Sherman Bouton en 1873-1874, William Francis en 1926-1932 et Jeffrey Short en 1940-1942, un fabriquant de fourneaux avec Henry Hubbard en 1894-1900, des promoteurs immobiliers avec Benjamin Jacobs en 1862-1863, Newton Camp Farr en 1938-1940 et Albert Farwell en 1947-1950, un urbaniste avec Turlington Harvey en 1871-1873 puis 1876-1878, des avocats avec William Pratt Sidley en 1911-1916 et George McKibbin en 1932-1935, un assureur avec James Oates Junior en 1945-1947 et un publiciste avec Edward Bailey en 1903-1911. Depuis lors, la YMCA de Chicago a poursuivi la tradition. De 2001 à 2009, son président et directeur général, Stephen Cole, a été un ancien banquier à qui a succédé un homme des médias, Richard Malone, qui travaillait au Chicago Tribune.
 
-D’une manière générale, l’emprise des milieux d’affaires s’étend à l’ensemble du mouvement en Amérique du Nord. Selon un sondage réalisé par Owen Pence auprès de 9 459 membres répartis dans 560 associations en 1930, les conseils d’administration des YMCA américaines se composent à plus de 61% d’hommes issus de de l’industrie, de la finance ou du commerce et à près de 30% de professions libérales. Partant, seulement 32 des 588 membres de conseils d’administration d’un échantillon de 70 associations sont des syndicalistes si l’on en croit une étude citée par Galen Merriam Fisher et menée dans 64 villes industrielles en janvier 1944. A l’époque, les YMCA ne comptent d’ailleurs que 27% d’adhérents de plus de seize ans syndiqués ou affiliés à des organisations ouvrières. Le constat vaut pour le Canada. Selon Murray Ross, les conseils d’administration des associations canadiennes comptent moins de 1% de syndicalistes en 1945, contre 66% d’hommes d’affaires, 10% de professions libérales, 7% d’enseignants et 2% de membres du clergé. Réalisé en août 1989 auprès de 5 601 et 1 163 membres de conseils d’administration de YMCA américaines et canadiennes respectivement, le sondage de Julie Siciliano confirme l’omniprésence d’hommes d’affaires, à hauteur de 58% aux Etats-Unis et de 53% au Canada. Les questionnaires envoyés révèlent par ailleurs un état d’esprit managérial. Aux Etats-Unis plus encore qu’au Canada, les membres des conseils d’administration se préoccupent moins du développement de leurs activitiés sociales que de la bonne gestion financière de leurs associations.
 
-Les liens avec les milieux d’affaires se retrouvent ailleurs dans le monde. A Genève, l’Alliance mondiale des YMCA est parfois présidée par des Américains comme James Donnel en 1965-1969, qui a transformé l’Ohio Oil Company, fondée par sa famille en 1887, en une mutinationale du pétrole, Marathon. En Amérique latine, la YMCA vénézuelienne est, pour sa part, organisée en avril 1946 à l’instigation du patronat de l’industrie pétrolière locale. L’Asie n’est pas en reste. Le président de la YMCA indienne en 1969-1975, Karalimakal Pothen Philip, est par exemple un homme qui a fait sa fortune dans le caoutchouc et qui veut diversifier les ressources financières de l’organisation pour s’affranchir des subventions de son homologue américain. En Chine, le mouvement est également proche des milieux d’affaires avant l’arrivée au pouvoir des communistes en 1949. Dès les années 1910, les YMCA de Tientsin et Pékin sont ainsi soutenues par Wong Kok-shan, le patron de la ligne Shanghai-Nankin, et Liang Shih I, le directeur national des chemins de fer. Restée dans le giron des Britanniques jusqu’en 1997, la YMCA chinoise de Hongkong est quant à elle dirigée par une dynastie de présidents issus d’une grande famille commerçante de chrétiens, avec le Docteur Lam Po Kwok dans les années 1950, puis son fils Philip Kwok, qui prendra aussi en charge le bureau régional des YMCA asiatiques à partir de 1973.

-Une telle proximité avec les milieux d’affaires influence évidemment le comportement du mouvement, qui est généralement favorable à la libre entreprise. Bien qu’elle ait condamné les dégâts sociaux des politiques de libéralisation de la Banque mondiale, par exemple, la YMCA sud-coréenne a fait preuve d’un fort nationalisme économique. Ainsi, elle a mené campagne en 1985 pour une réduction de la dette extérieure puis, en 1988, contre l’autorisation d’importer des cigarettes américaines qui risquaient de pénaliser la production locale et de favoriser le tabagisme avec une publicité ciblant les adolescents. Dans le même ordre d’idées, le mouvement s’est souvent prononcé contre les sanctions économiques, à l’exception du cas de l’apartheid en Afrique du Sud. Dès 1931 à l’occasion d’une réunion à Cleveland aux Etats-Unis, l’Alliance mondiale des YMCA adoptait une résolution dénonçant à mots couverts les réparations imposées à l’Allemagne parce que celle-ci ne devait pas être tenue pour seule responsable de la Première Guerre mondiale —les associations allemandes s’abstinrent de voter. Lors de son congrès mondial à Cologne en 1998, encore, elle appellait les Etats-Unis et le Canada à lever leur embargo contre Cuba.


-Bien entendu, la proximité avec les milieux d’affaires n’a pas été sans susciter des tensions, voire des conflits d’intérêts. La YMCA, remarque Murray Ross à propos du Canada, s’est commercialisée à mesure qu’elle se laïcisait et qu’elle perdait sa vocation évangéliste. Dès les années 1940, elle fut par exemple moquée sous le nom de Young Christian Commercial Association par les méthodistes d’un comité de lutte contre les discriminations raciales, le CORE (Committee on Racial Equality). A ses débuts, le mouvement a certes pu rentrer en conflit avec les intérêts des milieux d’affaires, par exemple lorsque la YMCA américaine a cherché à interdire la tenue de marchés le dimanche, jour du seigneur. Le cas des grandes villes ouvrières des Etats-Unis en témoigne à sa manière. Avant de mourir en 1909 et d’être remplacé par Robert Lewis, le secrétaire général de la YMCA de Cleveland, Glen Shurtleff, a par exemple adopté des positions sociales progressistes et suscité l’hostilité des milieux d’affaires représentés par Sereno Fenn (1844-1927), un chef d’entreprise et président inamovible de l’association entre 1901 et 1926. Fondée en 1875, la YWCA de Pittsburgh s’est pour sa part heurtée au patronat de la ville, qui était opposé à la journée des huit heures et qui avait constitué des listes noires d’activistes après la répression de la grève de la Westinghouse en 1916. Accusée de tendances communistes, l’association a alors été privée du soutien financier des milieux d’affaires en 1921.
 
-Sur le plan social, la YWCA américaine a certainement été plus progressiste que son homologue masculin. Lors de sa troisième convention nationale à Indianapolis en 1911, elle votait ainsi une résolution demandant une législation pour encadrer les horaires de travail et imposer un salaire minimum. Dans le contexte d’après-guerre où les femmes américaines venaient d’obtenir le droit de vote, les YWCA, réunies à Cleveland en 1920, ont ensuite repris à leur compte un document intitulé The Creed et adopté par le Conseil fédéral des Eglises du Christ en 1919. A partir de principes déjà discutés lors de la conférence d’Indianapolis en 1911, elles ont alors adopté une « charte sociale » pour défendre la liberté d’organisation syndicale, le principe de négociations collectives, la journée de huit heures, l’interdiction du travail de nuit pour les femmes, l’établissement d’un salaire minimum, le droit de monter des coopératives, une répartition plus équitable des profits et la participation des travailleurs à la gestion de l’entreprise.
 
-Les YMCA américaines, remarque Margaret Spratt, ont été beaucoup plus timorées à cet égard. Elles se sont désolidarisées des YWCA et ont vite renié la charte sociale adoptée à Cleveland en avril 1920. Dirigées par des conseils d’administration liés aux milieux d’affaires, elles n’ont guère soutenu le droit de grève. Selon James Grossman, l’organisation a plutôt soutenu les syndicats maisons au service du patronat, constitué des listes noires d’activistes, sélectionné les travailleurs « méritants » et promu leurs représentants les plus dociles. A partir de 1917, par exemple, la YMCA de Chicago a essayé de contrôler les mouvements sociaux et d’empêcher la syndicalisation des bouchers des abattoirs en milieu afro-américain. A Philadelphie en 1918, le conseil d’administration de la branche de Kensington est même allé jusqu’à appeler la police pour expulser les dissidents qui réclamaient des avancées sociales et l’éviction d’une direction trop conservatrice. En 1926, la YMCA de New York a, pour sa part, recruté des jaunes dans le quartier de West Side afin de casser une grève aux imprimeries Schweinler, initiative qui lui a d’ailleurs valu quelques critiques dans la presse.
 
-Ainsi, la charte sociale de Cleveland a surtout servi à désamorcer les tentations extrémistes et à canaliser les revendications sociales par la négociation après les expériences très dures des grèves de la Westinghouse en 1916 et des aciéries en 1919. De fait, constate Allan Stanley Horlick, la YMCA a joué pour le patronat une fonction de contrôle des travailleurs et de la jeunesse. Après la Première Guerre mondiale, ajoute Susan Lynn, la YWCA a progressivement abandonné le registre de la lutte des classes car les syndicats ont commencé à prendre en compte les intérêts des ouvrières, diminuant d’autant le besoin des femmes de se regrouper dans des associations chrétiennes. En 1949, la YMCA américaine s’est finalement résolue à dissoudre son département des affaires industrielles, qui ne comptait plus que 11 000 membres en 1947, contre près de 60 000 en 1930. L’organisation a cependant continué de promouvoir la libre entreprise, à l’exemple de la YMCA de New York qui, en 1998, a démarré un programme éducatif, le YEP (Youth Entrepreneurship Program), pour inculquer aux enfants le sens des affaires.
 
-D’une manière générale, le mouvement a souvent servi d’auxiliaire du patronat. En 1925, par exemple, la YWCA australienne a commencé à gérer l’aide sociale des grands magasins pour leurs vendeuses. En 1949 aux Pays-Bas, l’Union générale de la jeunesse (Algemene Maatschappij Voor Jongeren) a pour sa part ouvert un foyer à Geleen pour loger les employés des charbonnages d’Etat DSM (De Staats Mijnen). La YMCA américaine, encore une fois, a été à l’avant-garde dans ce domaine. A Chicago, elle a entrepris dès 1908 de loger puis d’organiser les loisirs des employés d’un de ses principaux bailleurs de fonds, la chaîne de distribution Sears Roebuck de Julius Rosenwald, pour qui elle a construit un dortoir à proximité de ses magasins. Les conflits d’intérêts ont parfois été manifestes. Président de la YMCA de Chicago pendant de longues années, jusqu’en 1894, John Farwell, un grossiste, a ainsi été mêlé à une affaire de corruption au Sénat. Selon Mayer Zald, il a fallu attendre le début des années 1960 pour que l’association assume le risque de perdre des financements privés en participant à un programme de rénovation urbaine susceptible de faire perdre des clients au magasin local de Sears, Roebuck & co. Les subventions fédérales et le soutien de la Fondation Ford lui ont alors permis de compenser le manque à gagner. D’autres associations locales n’en ont pas moins continué de se reposer sur leurs mécènes. A Boston, en l’occurrence, la YMCA militaire des chantiers navals de Charlestown a fait financer à partir de 1976 son foyer de l’Albatross Room par la Braswell Shipyard Company pour loger les équipages des bateaux que celle-ci réparait.

-Depuis lors, il est certes arrivé que le mouvement se positionne contre les milieux affaires. Dès ses débuts, relève Galen Merriam Fisher, la YMCA chilienne a par exemple refusé de céder aux pressions de ses mécènes pour s’opposer à l’adoption d’une législation sociale. Chacune de leur côté, plusieurs associations ont également pris part à des luttes contre les abus des entreprises. En Corée du Sud, la YMCA a ainsi monté en 1990 un centre de médiation qui a géré une vingtaine de milliers de dossiers par an pour aider les consommateurs à défendre leurs droits contre des propriétaires ou des commerçants malhonnêtes. En Paouasie-Nouvelle-Guinée, la YMCA de Walbei a, pour sa part, protesté contre les méthodes d’exploitation de l’industrie du bois ; son leader, Poyap Ponan, devait d’ailleurs être brièvement arrêté pour avoir empêché des bûcherons d’abattre des arbres dans la forêt de l’île de Manus en 1994. Favorable à la taxation des flux financiers, la YMCA d’Argentine, enfin, a rejoint le groupe de pression altermondialiste ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne) dès sa fondation par des journalistes du Monde diplomatique en France en 1998. A l’occasion du forum social de Porto Alegre en 2002, elle a également participé à des protestations contre la conclusion d’un traité de libre échange entre l’Amérique latine et les Etats-Unis.