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Médecins Sans Frontières - Commentaires




1) Le mandat


- Intervenant essentiellement dans les situations de crise, MSF n’a pas vocation à former les médecins des pays du Sud. A Ndjaména en 1983, explique par exemple Éric Goemaere,l’association a refusé de créer un centre universitaire hospitalier alors même qu’elle recevait les fonds de la coopération destinés au ministère de la santé tchadien. Les différentes sections du mouvement se sont cependant spécialisées sur des créneaux différents : l’urgence médicale pour la française, le développement de la santé publique pour la belge, le plaidoyer en faveur des droits de l’homme pour la hollandaise… A long terme, l’organisation travaille aussi sur l’accès aux médicaments essentiels et sur des pandémies comme le sida. En Ouganda de 1986 à 2002, elle a notamment mené un programme de lutte contre la maladie du sommeil qui, selon Peter Redfield, allait l’engager dans des perspectives d’action d’un tout autre ordre. Pour des raisons de rentabilité, le laboratoire Aventis avait en effet arrêté de produire de 1995 à 2001 le médicament à base d’eflornithine qui permettait de traiter cette pandémie. En mars 2003, MSF a donc lancé avec l’Institut Pasteur et l’Organisation mondiale de la Santé une Fondation contre les « maladies négligées », délaissées par la recherche pharmaceutique parce que touchant des populations pauvres et non-solvables. Au-delà de l'urgence, il est en outre arrivé que certaines sections du mouvement s'occupent de reconstruire les infrastructures hospitalières à l'échelle d'un pays entier avec des budgets supérieurs à ceux des ministères de la Santé localement, à l'instar de MSF-Belgique au Burundi à partir de 2000. Après la chute de la dictature de Sekou Touré en Guinée Conakry, par exemple, MSF-France a, en 1987, pris en charge l'intégralité du système sanitaire national à la demande du nouveau ministre de la Santé, dont l'association avait financé le rapatriement depuis son exil en France. A cette époque, les trois quarts des programmes de l'organisation dans le monde duraient plus de quatre ans.

-Au vu des divergences entre les différences sections nationales, il est donc difficile aujourd’hui de savoir quand le mouvement considère que l’urgence s’arrête vraiment. Durant les années 2000, remarque Elsa Rambaud, MSF-France a beaucoup diminué le nombre de projets en cours, passés de 74 en 2003 à 45 en 2008, et a instauré un délai maximal de 24 mois pour se retirer d’un pays au sortir d’une catastrophe. Concrètement, cependant, la notion de post-conflit reste difficile à déterminer et l’organisation n’est guère en mesure de décréter précisément le moment de la paix. De plus, il est toujours difficile de situer le retour à la normale dans des situations où s’entremêlent des violences à caractère politique, criminel et accidentel, à moins de lancer des enquêtes policières à propos de chaque victime, ou encore de trancher arbitrairement au risque d’exclure des soins les patients ne répondant pas aux critères fixés par le mouvement.

-L’originalité de MSF est surtout d’avoir développé un devoir d’ingérence humanitaire et revendiqué son autonomie en faisant directement appel aux médias et à l’opinion publique, quitte à enfreindre le respect des souverainetés nationales. L’association n’est cependant pas la première à avoir « court-circuité » les Etats pour secourir des victimes. En 1958, notent Françoise Perret et François Bugnion, des délégués du CICR avaient déjà traversé la frontière clandestinement depuis la Tunisie pour aller assister des prisonniers aux mains du Front de Libération Nationale pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie. Formée à Londres en 1971, quelques mois avant MSF à Paris, l’ONG appelée ‘Operation Omega’ avait pour sa part franchi la frontière indienne illégalement afin d’apporter des secours aux indépendantistes du Bangladesh qui se battaient contre l’armée pakistanaise. Composés de pacifistes et de quakers qui avaient violé l’embargo américain pour intervenir au Vietnam du Nord, ses volontaires se sont passés de l’autorisation d’Islamabad pour essayer d’aller distribuer des vivres sur place. Beaucoup plus provocateurs que les précurseurs de MSF au Biafra en 1968, ils ont délibérément défié l’armée pakistanaise afin de se faire arrêter et de donner davantage de publicité à leur dénonciation des abus des militaires. Les plus extrémistes, raconte Florian Hannig, se disaient prêts à risquer leur vie et n’ont pas hésité à aller en prison. Ils ont cependant été très critiqués par les milieux humanitaires car ils ne sont pas parvenus à acheminer des secours jusqu’aux victimes. De plus, ils ont compromis les activités d’autres ONG comme Oxfam, War on Want et Christian Aid qui, à défaut d’avoir accès aux zones de combat, avaient le soutien du gouvernement britannique et étaient initialement arrivées au Bangladesh pour aider les victimes d’un cyclone en 1970. Operation Omega devait finalement tomber assez vite dans les oubliettes de l’histoire et disparaitre en 1973, après avoir quand même réussi à distribuer quelques vivres.

 -Historiquement, MSF s’est construite en réaction à la bureaucratisation du CICR et aux présupposés idéologiques des organisations tiers-mondistes qui défendaient la collectivité des pauvres et non la victime en tant qu’individu. Menacée d’un procès, elle a par exemple dû changer son logo en 1994, après avoir été accusée de plagier et compromettre l’emblème de la Croix-Rouge. Sur le terrain, elle n’en a pas moins fini par adopter la plupart des dispositions du code de conduite du CICR. Un directeur du Comité international de la Croix-Rouge, Paul Grossrieder, en témoigne à sa manière. « Au début, écrit-il, des choix politiques ont empêché MSF d'être impartial, par exemple aux côtés des moudjahiddin contre l'Armée Rouge en Afghanistan. La nature clandestine de certaines activités n'a pas non plus permis de mener des opérations à une grande échelle. Mais les choses ont changé par la suite. Maintenant, les méthodes et techniques de MSF sont beaucoup plus proches de celles du CICR, qui a aussi adopté un style moins formel en s'inspirant des « sans-frontiéristes ». Seule demeure une véritable différence : le devoir de témoignage des collaborateurs de MSF par opposition à la discrétion des délégués du CICR qui veulent préserver leur accès aux lieux de détentions et aux camps de prisonniers de guerre ».

- Aujourd’hui, MSF est désormais convaincu que, dans certains cas, son silence sert davantage l’intérêt des victimes. Dans le Sud de la Somalie en 2009 et 2010, par exemple, l’association préfère se taire pour éviter l’expulsion qui frappe d’autres ONG accusées de prosélytisme par les islamistes. Bien qu’elle ait engagé les troupes de l’Union africaine à cesser de bombarder les quartiers résidentiels de Mogadiscio, elle ne demande donc pas aux insurgés d’arrêter de se servir de la population civile comme bouclier humain. Au Yémen lors de la rébellion houtiste de 2009, remarque pour sa part Michel-Olivier Lacharité, l’association choisit également de ne pas dénoncer les bombardements gouvernementaux dont ses équipes ont été témoins. Pour ne pas compromettre la poursuite de ses opérations, MSF ne juge pas non plus utile d’enjoindre publiquement les belligérants de garantir la sécurité de son personnel et d’épargner l’hôpital où elle travaille, quitte à devoir évacuer discrètement les lieux. Accusé de dénoncer uniquement les violences de l’armée et pas des rebelles, le mouvement doit même se rétracter et démentir les problèmes d’accès au terrain pour être autorisé par le gouvernement à reprendre ses programmes fin 2009. Tous comptes faits, il s’avère qu’au Yémen, le CICR a été plus hardi lorsqu’en 1967, il a publiquement dénoncé des bombardements aériens et chimiques que ses délégués sur le terrain avaient observés et pu prouver.

- Entre aide médicale et défense des droits de l’homme, la position de MSF a en fait évolué au cours du temps. Initialement, rappelle Fabrice Weissman, la première charte de l’association, en 1971, interdit « toute immixtion dans les affaires intérieures des Etats ». Placée sous le signe du secret médical, elle prohibe également l’expression publique de jugements favorables ou hostiles à des dirigeants ou à des événements en cours. De retour des camps de réfugiés cambodgiens à la frontière thaïlandaise, c’est paradoxalement Claude Malhuret, et non Bernard Kouchner, qui viole cet engagement de confidentialité lorsqu’il dénonce les crimes des Khmers Rouges à la télévision française en 1977. En 1992, le mouvement MSF révise alors sa charte pour supprimer son devoir de réserve en dépit des réticences des sections nationales qui s’inquiètent des risques de politisation d’une communication trop agressive. Les témoignages et les activités de plaidoyer se multiplient en conséquence, par exemple avec la campagne pour l’accès aux médicaments essentiels après l’obtention du prix Nobel en 1999. Conclu lors d’une réunion du conseil international de l’organisation à Athènes le 25 juin 2006, l’accord de La Mancha est censé harmoniser la politique de communication des différentes branches du mouvement afin de parler d’une seule voix. Mais la multiplication des opérations de la paix, l’établissement d’une Cour pénale internationale et les revers qui en découlent pour MSF au Soudan en 2009 mettent bientôt en évidence les tensions entre la poursuite d’activités médicales et un devoir de témoignage qui peut servir de preuve judiciaire, justifier des interventions militaires et compromettre l’accès aux victimes. Par un étrange retour de balancier, MSF paraît donc moins virulent aujourd’hui. De plus, le mouvement a pu adopter certaines des postures tiers-mondistes d’autrefois. En faisant pression sur les entreprises ou les Etats pour faciliter l’accès aux médicaments essentiels, il est ainsi porteur d’un véritable projet de développement que Robert DeChaine qualifie de « politique ».