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Avocats sans frontières - Commentaires




9) La capacité d’analyse


-ASF a fait preuve d’une certaine lucidité quant aux limites de son travail dans des contextes politiques chargés. A l’occasion de son dixième anniversaire en 2002, elle a ainsi publié un bilan qui analyse bien ses réussites et ses échecs pays par pays. D’après ses propres termes, l’association se révèle par exemple consciente que la saturation d’initiatives internationales, chacune « avec leur propre agenda », peut n’avoir qu’un « effet de surface » et, « au pire, produire des effets pervers déstabilisateurs ». De plus, ASF ne s’illusionne pas sur la qualité de ses partenariats. A l’occasion, elle a pu arrêter de travailler avec des associations locales qui n’étaient pas à la hauteur de ses espérances, à l’instar de la section burundaise d’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture). Au Burundi, précisément, ASF-Belgique a aussi essayé en 2002 d’arrêter son programme « Justice pour tous » parce que celui-ci n’était toujours pas efficace trois ans après son lancement : de fait, les procès continuaient de traîner en longueur, les accusés étaient trop souvent condamnés à la peine de mort et les procédures trahissaient un biais ethnique prononcé, avec des juges tutsi et des prévenus hutu. Le problème, relate Jean-Dominique Bunel, est que l’organisation a pris sa décision unilatéralement, sans en avertir ses partenaires sur place et ses bailleurs de fonds en Europe. Or ces derniers devaient finalement obliger ASF-Belgique à reprendre le programme.

-On peut ainsi s’interroger sur la façon dont l’association tire les conséquences des implications politiques de ses interventions. Au Rwanda, notamment, ASF participe à la reconstruction d’un système judiciaire qui, selon Peter Uvin, s’avère corrompu, trop lent et biaisé ethniquement, avec le recrutement de juges tutsi et la condamnation des auteurs hutu des massacres de 1994. Sur place, l’association collabore en l’occurrence avec un régime autoritaire dont la légitimité ne vient pas d’élections populaires mais de la mémoire du génocide. En soutenant la magistrature et les tribunaux gacaca, elle conforte donc l’assise d’un gouvernement qui, précisément, ne s’embarrasse guère de justice pour envahir et piller le Congo-Kinshasa, éliminer physiquement l’opposition et battre des records mondiaux en matière de taux d’incarcération par habitant. Pour ne pas mettre en péril la poursuite de ses programmes sur place, ASF doit nuancer son discours et éluder les responsabilités du pouvoir aux mains du FPR (Front patriotique rwandais), qui n’est jamais cité dans ses rapports. Il faut attendre une dizaine d’années pour que l’association se montre un peu plus critique, constatant une stagnation, voire une dégradation de la qualité du travail des gacaca dans le document édité par Indra Van Gisbergen en 2007. Et c’est seulement en 2005 qu’ASF se prononce aussi en faveur du jugement des crimes de guerre et pas exclusivement de génocide, ceci afin d’inclure les actes de vengeance commis par des soldats du FPR. En attendant, l’association coopère étroitement avec les autorités, au risque de cautionner leurs errements. Certaines de ses recommandations sont appliquées pour le meilleur comme pour le pire. Dans ses rapports d’activités de 1998 et 1999, ASF encourage par exemple les audiences groupées car elles « contribuent à la découverte de la vérité et à l’accélération des procès de génocide » en permettant de juger simultanément tous les acteurs d’une même attaque dans un même lieu. Mais dans son rapport d’activités de l’année 2000, l’association regrette ensuite la tenue de ces procès de masse où les magistrats, débordés, n’ont pas le temps d’assimiler toutes les informations et d’entendre tous les témoins. Dans le même ordre d’idées, ASF recommande en 2005 de désengorger la justice classique en élargissant le mandat des gacaca et en leur confiant le jugement de « gros » exécutants qui, du coup, se retrouvent plus vite condamnés que les véritables planificateurs du génocide. Sachant les dysfonctionnements notoires des tribunaux populaires, pareille recommandation peut sembler contreproductive si l’objectif est bien d’assurer les droits de le défense.