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Médecins Sans Frontières - Commentaires




2) Le fonctionnement interne


- A la différence des associations anglo-saxonnes, qui recrutent des permanents, MSF peut aisément recourir à des volontaires car le système médical français présente la particularité d’autoriser sans trop de difficultés les congés sans soldes. En outre, les jeunes diplômés en médecine sont plus disponibles à cause du chômage et de la quasi-gratuité d’un enseignement supérieur qui, contrairement aux Etats-Unis ou à la Grande Bretagne, oblige moins à contracter des emprunts pour financer ses études. Une telle latitude facilite la liberté de ton et la propension à témoigner, voire dénoncer. Mais le volontariat a aussi des inconvénients. A défaut d’être convenablement préparés, la plupart des expatriés, remarque Renée Fox, se forment sur le tas et s’avèrent ignorants des réalités sociales et culturelles des terrains où ils sont envoyés. L’organisation compte essentiellement sur leur idéalisme et leur débrouillardise pour pallier aux difficultés. Dans l’urgence, ensuite, la précipitation ne facilite pas la réflexion et la concertation : « l’action n’aime pas la démocratie », expliquait-on aux recrues selon le journaliste Jonathan Benthall. Pour préserver sa vie associative, MSF-France a donc dû prendre des dispositions en incitant les volontaires expatriés à adhérer à l’organisation et à payer une cotisation automatiquement prélevée sur leur première indemnité. Depuis 1987, l’association a également interdit à ses salariés de voter en assemblée générale et de participer à l’élection du conseil d’administration, sachant que les permanents du siège disposent déjà d’un poids prépondérant dans les processus de décision au quotidien. Les autres sections du mouvement ne fonctionnent pas forcément ainsi et leurs procédures d’adhésion s’avèrent plus sélectives et cooptatives, notamment en Belgique et en Hollande. En France, relèvent Jacques Fontanel et al., les adhérents continuent pour leur part de se plaindre du poids prépondérant des « anciens » et d’un fonctionnement trop centralisé et trop autoritaire, qui laisse peu de place aux partenaires extérieurs. Les tensions ont parfois été telles qu’en novembre 2007, le conseil d’administration de l’association a dû changer de direction, suspendre les procédures de licenciement du département des opérations, ordonner un audit de la gouvernance du siège et répondre à des lettres de dénonciation en lançant une enquête sur des allégations d’abus.

- Autre difficulté liée au volontariat, la capitalisation d’expérience demeure un problème, malgré une indéniable professionnalisation. D’après Marc Payet, la moitié des volontaires quittent MSF-France après leur première mission à l’étranger. De l’aveu même de Xavier Crombé, un chercheur de la Fondation MSF à Paris, les connaissances accumulées « ne sont pas capitalisées par l’institution et se perdent avec le renouvellement des individus en charge du programme, sur le terrain comme au siège ». Le taux de rotation très rapide du personnel, remarquait par exemple l’ethnologue Tim Allen à Moyo dans le nord de l’Ouganda, ne permet pas aux nouveaux arrivants de profiter de l’expérience de leurs prédécesseurs sur le départ : un phénomène encore accentué par la tendance des expatriés à se couper de la population environnante et à se replier sur des « base-vie ». Dorothea Hilhorst et Schmiemann Nadja parlent à ce propos de « communautés fermées », où les volontaires n’ont quasiment aucune intimité. Les employés locaux, eux, ne sont pas très considérés dans une organisation qui accorde surtout de l’importance et du prestige au médecin et à l’expatrié, ainsi que le remarque Eric Comte, responsable des programmes à MSF-France. C’est seulement à l’assemblée générale de 2001 que les employés locaux de la section française ont été autorisés à devenir membres à part entière de l’association. Il est vrai que, sur le terrain, la présence d’expatriés reste indispensable pour assurer la neutralité de l’organisation et veiller à empêcher le détournement de son aide. Dans une étude présentée à la rencontre annuelle de l’AAA (American Anthropological Association) à Philadelphie le 2 décembre 2009, Randi Irwin expliquait ainsi comment, à Oujda sur la frontière entre l’Algérie et le Maroc, le remplacement du personnel expatrié par des docteurs marocains avait détérioré la qualité d’un programme de santé destiné à des immigrés sans papiers qui étaient régulièrement arrêtés par la police marocaine et renvoyés vers l’Algérie. Il arrive en outre que le personnel sanitaire local se mette en grève et soit licencié pour avoir mis en danger la vie des patients et menacé les employés désireux de continuer à travailler : selon Peter Redfield, ce fut par exemple le cas en Ouganda en 2006.

- La force de MSF, qui s’apprécie dans la rapidité de réaction en cas de crise humanitaire, vient plutôt de son centre de logistique, de formation et d’achat à Lézignan, près de Perpignan, où sont pré-positionnés et pré-conditionnés les kits d’urgence. MSF est la seule ONG française à disposer d’une telle structure, appelée Eurologistique. A l’occasion, celle-ci sert aussi à MDM, ACF et AMI. La section belge, pour sa part, dispose d'un dispositif assez similaire sous la forme d'une coopérative commerciale établie à Bruxelles sous le nom de Transfer. Dans le domaine de l'urgence, la réputation du mouvement n'est en tout cas plus à faire. Certains médecins sans frontières ont d'ailleurs mis leur expérience au service des organisations intergouvernementales. En 2000, Andre Griekspoor, qui avait travaillé pendant neuf ans pour MSF-Hollande au Soudan, au Rwanda, en Ethiopie et au Libéria, est ainsi entré au département des urgences de l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé). Les performances logistiques du mouvement n'ont certes pas toujours été très bonnes. Improvisation et amateurisme ont notamment caractérisé la section française à ses débuts. Cité par Christian Troubé, un ancien de MSF, Francis Charon, qui a pris la direction de la Fondation de France en 1992, explique qu'à l'époque, « l'association filait des bagnoles à des gens qu'on connaissait à peine et qui les pétaient ! On remplissait un avion pour l'Ouganda en feuilletant les Pages Jaunes  » ! De fait, relate le journaliste Dan Bortolotti, MSF a parfois recruté de véritables « cow-boys » ou des « paumés » qui ne pouvaient pas s’intégrer dans leur société d’origine et qui ont adopté des attitudes colonialistes à l’égard des autochtones. Depuis lors, l'organisation s'est professionnalisée. Mais des problèmes demeurent, comme en témoigne Anne-Laure Maïola à propos du tremblement de terre du Cachemire au Pakistan en octobre 2005.

- Les difficultés tiennent aussi à la gestion de ressources humaines de plus en plus nombreuses. Avant d’accéder au salariat, MSF-France exige de l’expatrié une forme d’engagement sous la forme d’un an de volontariat avec une indemnité mensuelle inférieure au Smic (salaire minimum de croissance). Celle-ci ouvre le droit à la retraite mais pas au chômage. Une fois salarié, l’expatrié touche le Smic français en bas de l’échelle, ce qui atténue la portée du rite initiatique et les différences entre les deux statuts. Une règle interne, explique Elsa Rambaud, voulait par ailleurs que les plus petits salaires soient de 35% supérieurs à ceux du minimum légal et les plus hauts de 20% inférieurs aux rémunérations du marché sur une échelle de 1 à 3. En 2007, une politique de revalorisation salariale a modifié ces barèmes, passés à 40% et 15% respectivement. Cela n’a pas empêché la création début 2011 d’une section du syndicat Sud à MSF-France.

- Dune manière générale, la professionnalisation de MSF s’est traduite par une forte augmentation des postes dédiés à des tâches non opérationnelles au siège plutôt que sur le terrain, telles la collecte de fonds, le recrutement ou le lobbying. De pair avec une baisse du nombre de pays d’intervention, le rapport entre le nombre d’expatriés et le personnel du siège des différentes sections du mouvement a diminué de 2,5 en 1997 à 2 en 2001 selon Erwan Quéinnec. Le phénomène s’est accompagné d’un doublement des effectifs du personnel local et international, passés de 12 000 en 1998 à 36 500 en 2014 selon Michaël Neuman et Fabrice Weissman. Dans les missions de terrain, en revanche, la proportion d’expatriés relativement aux employés locaux ne semble pas avoir fondamentalement changé ces dernières années. Elle reste une des plus élevées du monde des ONG internationales, traduisant l’importance accordée à la fonction de témoignage au niveau des volontaires. Selon Abby Stoddard et al., elle était de 11% en 2005, contre 2% et 3% pour World Vision et CARE. Toutes sections confondues, le mouvement comptait plus de 24 000 collaborateurs en 2006 (contre 11 000 en 1999), dont 2 000 expatriés, une proportion d’environ 8% comprenant les ressortissants des pays du Sud travaillant à l’étranger. Ces derniers, rapporte Renée Fox, se plaignaient de racisme ou d’arrogance à leur égard ; progressivement, ils ont donc été promus à des responsabilités plus importantes. Recensé seulement à partir de 1994, le personnel local a pris d’autant plus d’importance que le « profilage » des recrutements s’est davantage fait sur la base du genre, de la religion, de la nationalité ou de la couleur de peau afin d’adopter un profil bas et d’éviter les kidnappings sur les terrains de crise. D’importants progrès ont été accomplis et les sections française et suisse ont ainsi pu se doter de présidents libanais et éthiopien, respectivement.

- Précisément parce que MSF intervient au cœur des conflits armés, ses collaborateurs sont parfois attaqués par les belligérants. Selon Michaël Neuman et Fabrice Weissman, l’organisation a déploré la mort de treize membres de son personnel international de 1971 à 2015 : cinq en Somalie, quatre en Afghanistan, deux au Soudan, un en Angola, un Centrafrique. Les premiers assassinats d’expatriés ont eu lieu au Soudan puis en Afghanistan en 1989 et 1990. Dans des affaires bien moins médiatisées, c’est surtout le personnel local, plus nombreux, qui a été en première ligne, à l’instar de ces deux ambulanciers tués à Sawat au Pakistan près de la frontière afghane en février 2009. A défaut de statistiques publiques sur le sujet, il semble cependant que la première cause de mortalité violente dans les rangs des collaborateurs de MSF soit due aux accidents. Rien qu’au Nigeria, par exemple, la Libérienne Hawah Kamara et le Français Thomas Lamy disparaissent dans un crash aérien le 10 décembre 2005, alors qu’ils se rendaient à Port Harcourt. Un infirmier américain, Bradley Burlingham, meurt ensuite dans un accident de la route à Abuja le 5 septembre 2008. Début 2007, encore, un expatrié se noie au Zimbabwe.

-Il est arrivé que des collaborateurs de MSF décident de prendre les armes. Converti à l’islam et ancien employé de l’organisation en Ethiopie, le Français Gilles Le Guen, rencontré par le journaliste Lemine Ould Salem à Tombouctou en 2012, a par exemple combattu pour AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) dans le nord du Mali avant d’être arrêté par l’armée française en 2013 et condamné à huit ans de prison pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.