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Comité International de la Croix Rouge
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Comité International de la Croix Rouge - Commentaires




2) Le fonctionnement interne


-De par son statut spécifique et hybride, le CICR n’est ni une association ni une organisation intergouvernementale. A la différence de l’Ordre de Malte, il ne s’apparente pas non plus à une entité paraétatique : lors de la conférence diplomatique de révision des Conventions de Genève en 1975, par exemple, il a refusé d’être le substitut automatique des puissances qui, pour une raison ou une autre, n’auraient pu assumer leurs responsabilités en matière de protection des prisonniers de guerre. Gardien des Conventions de Genève, le CICR n’est pas pour autant une ONG à proprement parler. En accord avec les Etats, il agit en effet dans le domaine public, conclut des traités internationaux, entretient des relations statutaires avec les Nations Unies, peut émettre des passeports, bénéficie de privilèges fiscaux et jouit d’une immunité de juridiction. Il dispose ainsi de registres d’actions que n’ont pas les ONG, avec sa propre fréquence radio depuis 1948 et un studio pour diffuser ses programmes depuis 1965. Ses délégués, notamment, ont pendant longtemps eu des passeports diplomatiques fournis par la Suisse. Depuis, des accords de siège leur garantissent une quasi-immunité contre les risques d’arrestation et de détention, le premier du genre ayant été signé avec le Cameroun le 23 mars 1972. A l’étranger, les délégations du CICR jouissent donc d’un statut proche de celui d’une ambassade. Tant et si bien que les bureaux de l’organisation à Bogota ont été envahis en décembre 1999 par quelque 200 déplacés colombiens (desplazados) qui cherchaient à se placer sous leur protection diplomatique pour demander à être officiellement enregistrés en ville et ne pas être renvoyés chez eux : la police, qui a encerclé le bâtiment, n’a en conséquence pas pu déloger les squatters, qui étaient toujours là trois ans après, obligeant les employés de l’institution à aller travailler ailleurs.

-Le nom du CICR est trompeur : le Comité est en effet international dans ses intérêts mais pas dans sa composition. Soucieux d’éviter des disputes politiques quant au mode de représentation des Etats, il considère que la cooptation et la nationalité exclusivement suisse de ses membres garantissent la neutralité et l’intégrité de l’institution en lui évitant de reposer sur un électorat particulier et en la préservant des tensions qui caractérisent l’Organisation des Nations Unies. La prudence de l’establishment genevois, qui plus est, a permis de développer un droit humanitaire progressivement acceptable par toutes les parties. La composition restreinte du Comité, enfin, a facilité la rapidité d’action et d’exécution relativement à la lourdeur bureaucratique des institutions multinationales, où les décisions sont prises sur la base de consensus mous. Depuis la révision de ses statuts en 1973, le CICR compte entre 15 et 23 membres suivant les années, au lieu de 5 en 1863, 6 en 1867, 7 en 1871, 8 en 1876, 9 en 1884, 10 en 1888, 16 en 1918 et 20 en 1945. Décidées dans le plus grand secret, les nominations au Comité évoquent les procédures du conclave chargé d’élire le pape au Vatican.

-Du fait d’un recrutement mono-national et par cooptation, la composition de l’institution laisse la part belle à la grande bourgeoisie protestante de Genève. Ironiquement appelé « comité de quartier », le CICR évoque d’abord une affaire de famille. Gustave Ador, qui préside à partir d’août 1910 l’institution où il est entré en décembre 1870, est le neveu de son prédécesseur, Gustave Moynier, et il a un oncle commun par alliance avec Henry Dunant, Daniel Colladon. Arrivé à la tête du CICR en septembre 1955, Leopold Boissier est quant à lui le fils d’un ancien vice-président de l’organisation, Edmond Boissier. Délégué puis membre du Comité et directeur de l’Institut Henry Dunant, un autre parent, Pierre Boissier, est également pressenti pour présider à son tour l’institution avant de mourir prématurément dans un accident au cours d’un entraînement militaire en avril 1974. Président du CICR à partir de janvier 1969, encore, Marcel Naville est le petit-fils du responsable de l’Agence Centrale de Recherches pendant la Première Guerre mondiale.

-Outre ces liens familiaux, le Comité recrute ses membres dans une frange bien précise de la population suisse. Successivement présidé par Guillaume-Henri Dufour (1863), Gustave Moynier (1864-1910), Gustave Ador (1910-1928), Max Huber (1928-1945), Carl-Jacob Burckhardt (1945-1947), Paul Ruegger (1948-1955), Leopold Boissier (1955-1964), Samuel Gonard (1964-1969), Marcel Naville (1969-1973), Eric Martin (1973-1976), Alexandre Hay (1976-1987), Cornelio Sommaruga (1987-1999) et Jakob Kellenberger (depuis 2000), il fait montre d’une remarquable homogénéité. Il faut attendre un bon demi-siècle pour voir y entrer un catholique qui n’est pas Genevois, en l’occurrence un Tessinois, Giuseppe Motta, en 1923. Zurichois et président de la Cour internationale de justice à La Haye de 1925 à 1927, Max Huber est le premier, en 1928, à prendre la tête du CICR sans être originaire de Genève. A partir des années 1960, le souci d’assurer une meilleure représentation des divers cantons de la Confédération helvétique ne renverse pas la tendance de fond. Et c’est seulement en 1948 qu’un catholique, Paul Ruegger, s’empare de la présidence d’une institution qui a pu compter un Juif mais jamais de personnes de couleur. A partir des années 1960, le souci d’assurer une meilleure représentation des divers cantons de la Confédération helvétique ne renverse pas la tendance de fond. Depuis lors, le CICR préfère certes être présidé par des personnalités extérieures plutôt que des « candidats maison » comme Jacques Moreillon ou Roger Gallopin, quitte à privilégier la capacité d’entregent au détriment de la compétence en matière d’action humanitaire et de droit de la guerre. Mais le Comité continue de recruter des notables. Sur 98 membres entre 1863 et 1970, on recense 37 avocats, 19 docteurs et 6 banquiers avec une moyenne d’âge de soixante ans et un faible renouvellement des effectifs. Les présidents de l’institution, notamment, sont militaires (Guillaume-Henri Dufour, Samuel Gonard), élu politique  (Gustave Ador), juristes (Gustave Moynier, Max Huber, Paul Ruegger, Leopold Boissier, Samuel Gonard), homme d’affaires (Max Huber), médecin (Eric Martin), diplomates (Carl-Jacob Burckhardt, Paul Ruegger, Cornelio Sommaruga, Jakob Kellenberger, Peter Maurer) ou banquiers (Marcel Naville, Alexandre Hay, Cornelio Sommaruga). D’après l’historienne Caroline Moorehead, un tel élitisme explique une déférence excessive à l’égard des autorités gouvernementales, un vieux fond anti-communiste et, d’une manière générale, une attitude paternaliste et conservatrice, voire puritaine. De façon significative, le Comité ne compte aucun syndicaliste ou représentant de la classe ouvrière jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Critiqué par l’URSS pour ses silences complices à propos des crimes nazis contre l’humanité, il intègre alors des socialistes comme Adolf Luchinger en 1946 et Ernest Gloor en 1945, qui a été député de 1925 à 1935 et qui sera vice-président de l’institution à plusieurs reprises en 1947-1952, 1954-1956 et 1961-1962. Par la suite, le CICR comptera aussi dans ses rangs un ancien secrétaire général de la Fédération internationale des ouvriers sur les métaux, Adolphe Graedel, à partir de 1965, un secrétaire de l’Union syndicale suisse, Waldemar Jucker, à partir de 1967, et un vice-président de la Fédération suisse des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie, André Ghelfi, à partir de 1985.

-En attendant, le Comité se caractérise également par un faible taux de rotation de ses effectifs. Les premiers présidents de l’institution affichent des records de longévité, avec 46 années consécutives pour Gustave Moynier, 16 pour Max Huber et 15 pour Gustave Ador. Après les déboires du CICR au Biafra en 1968, Marcel Naville est le seul à qui on ne propose pas un second mandat. Les années 1960 ne témoignent pas pour autant d’un renouvellement. « Les personnalités qui constituent [le Comité], explique Jacques Freymond, ont [alors] plus tendance à regarder le monde à partir de la Suisse que les bourgeois du XIXè siècle, qui se considéraient tout naturellement comme des citoyens du monde, bien qu’il leur fut reproché, très injustement, de n’être que des citoyens de leur monde ». Beaucoup ne sont jamais sortis du pays et freinent les initiatives des délégués à l’étranger jusqu’à ce que l’émergence d’ONG « concurrentes » les oblige à réviser leurs positions dans les années 1980. Le rajeunissement de l’organisation doit se faire à marche forcée dans le cadre d’une réforme administrative qui, à partir de 1973, limite à quatre ans les mandats des membres du CICR, renouvelables une fois seulement à moins d’un vote qualifié à la majorité des deux tiers. Dès lors, les personnalités qui composent l’organe suprême de l’institution ne sont plus autorisées à siéger au-delà de l’âge de soixante-douze ans, voire soixante-quinze si une prolongation est exceptionnellement accordée par les trois quarts des membres du Comité, rebaptisé Assemblée. Aujourd’hui, l’âge de la retraite a même été rabaissé à soixante-dix ans.

-Pendant longtemps, observe Monique Pavillon, le CICR s’avère aussi sexiste dans un pays où les Suissesses ont obtenu le droit de voter en 1971 seulement. La première femme admise au Comité est une avocate, Renée-Marguerite Cramer, en 1918 ; la première déléguée, Jeanne Egger, est quant à elle recrutée en 1962. Au début des années 1990, l’organisation ne compte toujours que 15% de collaboratrices et leurs pensions de retraites restent inférieures à celles des hommes. Il faut attendre 2002 pour qu’une femme, Doris Pfister, soit nommée à une fonction de direction. De ce point de vue, le CICR s’avère plus conservateur que bien des sociétés nationales au sein du mouvement de la Croix-Rouge. Dans un des pays les moins respectueux du droit des femmes, même le Croissant Rouge afghan est désormais présidé depuis 2004 par la fille, Fatima Gailani, d’un leader du Front National Islamique, Pir Sayed Ahmed Gailani, qui avait combattu l’occupant soviétique dans les années 1980. Historiquement, les femmes ont souvent joué un rôle moteur dans la fondation d’organisations de secours aux blessés de guerre, à l’instar d’Aurelia Ramos de Segarra en Uruguay, de Thanpuying Plien Pasakornravongs en Thaïlande ou de Clara Barton aux Etats-Unis. Malgré leurs avancées en matière d’égalité des sexes, les pays scandinaves n’ont d’ailleurs pas été très novateurs dans ce domaine : en Suède et en Norvège, il a fallu attendre plus d’un siècle pour voir des femmes devenir présidentes des sociétés nationales de la Croix-Rouge avec, respectivement, Christiana Magnuson (de 1993 à 2002) et Astrid Nøklebye Heiberg (de 1993 à 1998), une psychiatre qui allait également devenir la première femme élue à la tête de la FICR en 1997. Aux Etats-Unis à la suite des scandales qui avaient entraîné le départ de Clara Barton en 1904, Mabel Thorp Boardman a quant à elle préféré s’effacer pour laisser la place à des hommes ; c’est seulement en 1991 qu’une autre femme, Elizabeth Dole, devait accéder à la présidence de la Croix-Rouge américaine. Au contraire, des pays du tiers monde se sont révélés plus ouverts. Depuis sa création, par exemple, la Croix-Rouge cambodgienne a toujours été présidée par des femmes, d’abord des princesses avec Norodom Rasmi Sobhana de 1955 à 1967 et Norodom Monineath Sihanouk de 1967 jusqu’au coup d’Etat qui allait renverser la monarchie en 1970, puis des personnalités comme Chuop Samlot de 1970 à 1973, Phlech Phiroun en 1974 et de 1979 à 1992, Norodom Marie Ranariddh de 1994 à 1998 et Bun Rany Hun Sen de 1998 à 2006. Autre cas de figure, la Croix-Rouge roumaine est présidée par Mihaela Geoana, la femme du président du Sénat, Mircea Geoana, qui a été candidat malheureux du parti social-démocrate (ex-communiste) aux élections présidentielles de 2010. Historiquement, les femmes ont souvent joué un rôle moteur dans la fondation d’organisations de secours aux blessés de guerre, à l’instar d’Aurelia Ramos de Segarra en Uruguay, de Thanpuying Plien Pasakornravongs en Thaïlande, de l’impératrice Augusta-Victoria de Schleswig-Holstein en Allemagne, de la reine Sofia Wilhelmina Mariana Henrietta de Nassau en Suède ou de Clara Barton aux Etats-Unis. Au Salvador, pays qui avait adhéré à la Convention de Genève en décembre 1874, Sara Guerra de Zaldívar a ainsi pressé son mari, le président Rafael Zaldívar (un médecin de formation), de reconnaître immédiatement la Cruz Roja Salvadoreña créée en mars 1885 par un docteur du nom d’Augusto Bouineau, quelques jours avant que n’éclate une guerre d’un mois contre le Guatemala. Réorganisée quand le Salvador a quitté l’Union des Républiques d’Amérique centrale en octobre 1898, l’institution allait ensuite tomber en désuétude. C’est l’Association des Dames de la Croix-Rouge qui, créée en 1906, lui a redonné des forces vives dans le domaine de la santé publique, avant que les deux organisations fusionnent en 1963. Dotée de nouveaux statuts en juillet 1918, la Cruz Roja Salvadoreña a alors été reconnue par le CICR en avril 1925. Dans des environnements imprégnés d’une culture machiste, les hommes ont certes continué de dominer les conseils d’administration de la plupart des sociétés nationales. Malgré leurs avancées en matière d’égalité des sexes, les pays scandinaves n’ont d’ailleurs pas toujours été très novateurs. En Suède et en Norvège, il a fallu attendre plus d’un siècle pour voir des femmes devenir présidentes des sociétés nationales de la Croix-Rouge avec, respectivement, Christiana Magnuson (de 1993 à 2002) et Astrid Nøklebye Heiberg (de 1993 à 1998), une psychiatre qui allait également devenir la première femme élue à la tête de la FICR en 1997. Aux Etats-Unis à la suite des scandales qui avaient entraîné le départ de Clara Barton en 1904, Mabel Thorp Boardman a quant à elle préféré s’effacer pour laisser la place à des hommes ; c’est seulement en 1991 qu’une autre femme, Elizabeth Dole, devait accéder à la présidence de la Croix-Rouge américaine. Au Japon, encore, les femmes ne représentaient que 67 768 des 1 620 530 adhérents de la Croix-Rouge en 1913. Sous l’égide de la noblesse d’Empire en juin 1887, il leur a fallu monter leur propre association de volontaires, laTokushi Kango Fujinkai, pour s’imposer à la JCRS (Japan Red Cross Society) lorsque celle-ci a entrepris en avril 1890 de former des infirmières célibataires. Ce sont les femmes qui ont poussé la Croix-Rouge japonaise à s’extraire du domaine de la guerre et à se préoccuper de questions de santé publique avec un hôpital central inauguré à Tokyo le 17 juin 1892. D’abord peu utilisée dans un pays où les accouchements se faisaient traditionnellement à la maison, la maternité du quartier de Shibuya, achevée le 9 mai 1922, allait notamment servir à abriter les victimes du tremblement de terre du 1er septembre 1923. Pour autant, les femmes japonaises n’ont pas empêché la militarisation de la Croix-Rouge. Mortes sur le front en Mandchourie en 1905, les infirmières de la JCRS ont été les premières femmes enterrées en 1907 au sanctuaire de Yasukuni, célèbre cimetière où reposent les héros de guerre. Dans le film L’ange rouge de Yasuzo Masumira, réalisé en 1966, on voit aussi des infirmières de la Croix-Rouge japonaise prendre part aux combats et tuer des Chinois pendant la Seconde Guerre mondiale…

-La structure exécutive du CICR mérite des explications à cet égard. Dans la hiérarchie interne de l’institution, la fonction de secrétaire général ne pèse guère. En dessous du président du Comité, le directeur général ou exécutif, selon les dénominations retenues d’une année à l’autre, joue en revanche un rôle décisif qui rappelle celui du Premier ministre en France. Après la Seconde guerre mondiale, la position a d’abord été tenue par Roger Gallopin comme responsable des délégations de 1946 à 1969 puis comme président du Conseil exécutif de 1969 à 1976. A ses côtés, Jean Pichet s’occupait des affaires générales et Georges Dunand des secours sur le terrain. A l’époque, le CICR se focalisait surtout sur les questions de protection juridique des victimes de conflits armés. La fonction de directeur des opérations n’avait donc pas autant d’importance qu’aujourd’hui et était assumée par le responsable des délégations, organe qui devait prendre le nom de Commission des activités extérieures en avril 1950. On y a successivement trouvé des gens tels que Jacques Chenevière, Raymond Courvoisier de 1969 à 1971, Jean-Pierre Maunoir en 1972, Jean-Pierre Hocke de 1973 à 1985, André Pasquier de 1986 à 1989, Jean de Courten de 1989 à 1998, Jean-Daniel Tauxe de 1998 à 2002 et Pierre Kraehenbuel depuis 2002. Le poste de directeur général, à proprement parler, date quant à lui d’une réforme de juillet 1973 qui visait à professionnaliser l’organisation en séparant mieux ses structures gouvernantes et opérationnelles. En vertu de ce réaménagement, un Conseil exécutif doté de son propre président a remplacé le Bureau et le Conseil de la présidence, respectivement institués en 1946 et 1949, afin de permettre une gestion plus directe et expéditive des affaires. Un directeur général a désormais été chargé de superviser les départements des services juridiques, des opérations, du personnel, des finances et de l’Agence centrale de recherches. Marqué par des conflits de compétences entre le président du CICR, Eric Martin, et son directeur, Roger Gallopin, un pareil dédoublement de l’exécutif allait cependant se révéler difficile à maîtriser. Il est d’ailleurs supprimé avec l’élection en 1976 d’un seul responsable, Alexander Hay, qui, selon David Forsythe, sera le dernier président du Comité à jouer un rôle dans la gestion quotidienne de l’organisation. Par la suite, c’est bien le directeur général qui assume la responsabilité des affaires courantes, en l’occurrence avec Jacques Moreillon accompagné d’Yves Sandoz de 1976 à 1989, puis Guy Deluz de 1990 jusqu’à sa démission pour cause d’incompatibilité d’humeur avec le président Cornelio Sommaruga en 1992. Les tenants du poste, à savoir Peter Fuchs à partir de 1992, Paul Grossrieder à partir de 1998, Angelo Gnädinger à partir de 2002 et Pierre Krähenbûl (également orthographié Kraehenbuel) à titre de suppléant à partir de 2004, confirment l’importance de la position, qui est renforcée en 2002. En vertu d’une réforme administrative avalisée en mai 1991, le directeur général est ainsi membre de plein droit du Conseil exécutif, un organe qui prend le nom de Conseil de l’Assemblée sept ans plus tard et dans lequel rentrent aussi les responsables des opérations, de la doctrine, du droit et des relations avec le mouvement.

-Une pareille évolution témoigne des efforts de professionnalisation du CICR. Le système aujourd’hui en vigueur reflète notamment la montée en puissance des salariés au détriment des bénévoles. Il tranche avec les débuts d’une organisation qui, pendant longtemps, n’a quasiment pas été opérationnelle. Pour reprendre le mot de son président Gustave Ador, cité par Jean-Pierre Gaume, le CICR n’a d’abord pas « la prétention d’agir directement par lui-même ». Il sert surtout de courroie de transmission auprès des différentes sociétés nationales du mouvement, qu’il charge de monter des programmes humanitaires en dépit des limites structurelles des Croix Rouges en matière d’impartialité et de probité. Le personnel administratif de l’institution est très réduit et, jusqu’en 1910, les réunions du Comité se tiennent souvent dans l’appartement de Gustave Moynier pour économiser le coût de la location d’une salle. Au quotidien, la permanence du CICR est assurée par un nombre restreint de personnes : les membres du Comité, eux, ne sont obligés de consacrer à l’organisation qu’un jour de travail par mois, contre un mois par an à présent. Le dilettantisme est particulièrement frappant chez les délégués à l’étranger, qui sont recrutés sur place au coup par coup, essentiellement parmi les expatriés et les milieux d’affaires suisses. Paradoxalement, les deux guerres mondiales ne bouleversent pas la donne malgré les développements institutionnels qu’elles entraînent. En cumulant les effectifs au siège et sur le terrain, entre un sixième et la moitié des collaborateurs du CICR s’avèrent être des bénévoles après la Seconde Guerre mondiale, à raison de 1 752 pour 1 907 employés rétribués en 1945, de 60 pour 334 en 1948, de 52 pour 316 en 1950, de 47 pour 301 en 1952, de 53 pour 289 en 1953, de 51 pour 179 en 1954, de 50 pour 170 en 1956 et de 43 pour 187 en 1957. Aggravée par la crise financière que le Comité connaît à l’époque, la proportion est même supérieure dans les rangs des délégués : un rapport de 38 pour 35 en 1949, de 34 pour 27 en 1950, de 30 pour 4 en 1954, de 30 pour 10 en 1955 et de 26 pour 3 en 1956.

-Un tel système présente tout à la fois des avantages et des inconvénients. D’un côté, les délégués bénévoles sont bien introduits en la place. Beaucoup sont mariés à des femmes du pays où ils sont postés et où ils exercent une autre profession. Grâce à leurs relations, ils peuvent donc gagner plus facilement la confiance de leurs interlocuteurs afin d’entrer dans des lieux de détention interdits aux visiteurs étrangers. D’un autre côté, relève Catherine Rey-Schyrr, ils n’ont pas la possibilité d’être aussi impartial qu’un expatrié et leur manque d’indépendance pose des problèmes au CICR en Grèce en 1948 ou en Espagne en 1959. Pendant la guerre du Vietnam, relèvent par exemple Françoise Perret et François Bugnion, les délégués honoraires du CICR à Saigon sont des hommes d’affaires suisses qui commercent avec le gouvernement. Ils ont d’autant moins la confiance des communistes qu’ils acceptent de s’entretenir avec les prisonniers politiques en présence des autorités. De plus, ces « délégués honoraires » jouent surtout un rôle de représentation et n’ont pas la capacité opérationnelle de leurs successeurs d’aujourd’hui. C’est la guerre des six jours de 1967 qui, en pérennisant une situation de crise durable dans les territoires israélo-palestiniens, incite l’organisation à recruter du personnel sur le long terme plutôt que de puiser de façon ad hoc dans une liste de réservistes. Autrefois formés sur le tas, les candidats aux postes de délégués sont alors invités à partir de 1970 à suivre des cours théoriques et des stages de simulation pratique à Cartigny, un ancien presbytère des environs de Genève dont les services seront déménagés à Ecogia dans la commune de Versoix en 2001. D’après Isabelle Vichniac, une ancienne correspondante du journal LeMonde auprès des organisations internationales à Genève, le recrutement s’avère particulièrement strict. Outre les diplômes, la motivation et la tranche d’âge, comprise entre 25 et 40 ans, le CICR s’assure que le candidat a un casier judiciaire vierge, un permis de conduire valide et pas de problèmes médicaux, de dettes, de pensions alimentaires à payer, de passé politique, d’accointances avec Amnesty International, de signes extérieurs d’homosexualité et d’attaches sentimentales ou familiales trop contraignantes. Sont écartés les noms à consonances juives, qui pourraient poser des difficultés dans le monde arabe, et les populations de couleur, qui ne correspondent pas à l’image du Suisse traditionnel.

-Pour se professionnaliser, le CICR fait ainsi sauter deux verrous qui bloquaient sa croissance : le bénévolat et un recrutement mono-national. Concernant le premier point, l’organisation augmente les salaires afin de favoriser la capitalisation d’expérience. Au siège, où 60% des permanents ont un diplôme universitaire dès le début des années 1970, les traitements restent raisonnables eu égard aux standards suisses : les cadres sont un peu moins payés qu’à rang équivalent dans le secteur privé et les échelons inférieurs du personnel ne bénéficient ni du « treizième mois » des entreprises ni des exemptions d’impôts des organisations intergouvernementales à Genève. Les expatriés, en revanche, reçoivent des allocations comparables au niveau de rémunération des diplomates suisses. Certes, il n’est pas évident que de tels émoluments permettent de retenir les délégués du CICR. Selon David Forsythe en 2005, les trois quarts des expatriés quittent leur fonction au bout de trois ans, alors que le personnel permanent au siège restait en moyenne huit ans d’après des calculs datant de 1974. Malgré le relèvement des salaires, les pressions psychologiques en zone de guerre ont raison des plus motivés et l’Association des anciens délégués (AAD), créée en 1983, a dû établir un fonds de pension en 1994, la Fondation Avenir, pour faciliter la réinsertion sociale et professionnell e des anciens du CICR. Suite à une plainte déposée par un employé amputé après avoir sauté sur une mine, l’institution a également dû élargir ses contrats d’assurances, qui ne couvraient pas les actes de guerre ! Au final, la suppression du bénévolat a surtout permis d’échapper aux tensions que connaissent bien des sociétés nationales entre leurs volontaires et leurs professionnels, sans parler des relations souvent tendues entre le siège et les missions sur le terrain.

-De ce point de vue, les Croix Rouges continuent d’ailleurs de se distinguer du CICR car elles ont conservé un important volant de bénévoles. Elles se sont notamment popularisées après la Première Guerre mondiale en lançant des Croix Rouges de la jeunesse aux Etats-Unis en 1917, en Australie en 1920, en France en 1922 et en Allemagne en 1925. Démodées après les révoltes étudiantes de 1968, la plupart de ces sections « cadettes » ou « juniors » allaient certes disparaître, intégrées aux sociétés nationales. De plus, les Croix Rouges ont également cherché à se professionnaliser, à l’instar du CICR. Pendant la guerre d’Indochine, par exemple, la Croix-Rouge française a commencé à former des IPSA (Infirmières Pilotes Secouristes de l’Air) qui ont appris à soigner les soldats en vol et qui, pour beaucoup d’entre elles, se sont ensuite reconverties dans le secteur privé en devenant hôtesses de l’air. De son côté, l’American Red Cross s’est professionnalisée lorsque le chairmande son conseil d’administration de 1954 à 1973, Roland Harriman, a décidé en 1953 de créer un poste de directeur salarié distinct et affublé du titre un peu trompeur de « président ». L’organisation s’est alors modernisée sous la direction de gens comme Richard Schubert, qui a entrepris de redresser ses finances et d’informatiser sa comptabilité à partir de 1983, puis John « Jack » McGuire, un technicien de l’industrie pharmaceutique qui a réorganisé sa gestion des transferts du sang à partir de 2005. D’une manière générale, le nombre de bénévoles au sein des sociétés nationales semble être allé en diminuant toutes proportions gardées, à raison de 34 volontaires pour un professionnel aux Etats-Unis en 2006, contre 171 pour un en 1966, par exemple. Il s’avère difficile de comparer les situations d’un pays à l’autre. Les chiffres sur le bénévolat incluent parfois les simples donateurs dans les pays occidentaux. En Europe de l’Est du temps du communisme, le décompte était d’autant plus artificiel que tous les citoyens étaient obligés d’adhérer aux sociétés nationales de la Croix-Rouge, qui étaient considérées comme des « organisations de masse », au même titre que les syndicats, mais dont les frais de cotisation étaient moins onéreux et moins compromettants sur le plan politique.

-Pour étendre ses activités à travers le monde, le CICR, lui, a bientôt dû renoncer à n’employer que des Suisses. Les restrictions de nationalité ont en effet fini par gêner le recrutement de professionnels qualifiés. Tributaires des disponibilités de bénévoles, elles ont parfois obligé à se contenter d’amateurs. Dans les années 1970, quand l’institution a commencé à multiplier ses interventions dans les pays du Sud, elles ont notamment contribué à user le personnel, avec une moyenne d’âge qui tournait autour de quarante ans pour les délégués sur le terrain et de trente pour les employés de la Direction des opérations à Genève. A l’époque, 99% des expatriés étaient suisses, les autres étant essentiellement des Français. Les proportions étaient similaires au siège, où les employés de nationalité étrangère ne prenaient pas part aux décisions et constituaient à peine 10% du personnel administratif permanent de l’organisation. En 1993, le CICR a alors changé de politique et commencé à recruter des délégués qui n’étaient pas suisses. En dix ans, la proportion de ressortissants étrangers dans le personnel expatrié est passée à 40%, ceci sans compter quelque 9 000 collaborateurs locaux formés dans des centres régionaux à Abidjan, Amman, Colombo, Bogota, Nairobi, Sarajevo et Tbilissi. Au total, environ un tiers des employés à Genève et sur le terrain n’étaient pas suisses en 2002, jusqu’à la moitié en 2004, même si seulement 4% d’entre eux étaient originaires de pays du Sud.

-Les effectifs du CICR ont augmenté en conséquence. Après avoir atteint un maximum de 3 700 collaborateurs pendant la Seconde Guerre mondiale, l’organisation avait d’abord connu une récession du fait de ses difficultés budgétaires. Elle comptait moins d’une cinquantaine d’employés au siège dans les années 1950 et moins d’une trentaine dans les années 1960. C’est seulement au cours des années 1970 que le CICR devait reconstituer ses forces et retrouver son niveau de l’après-guerre, avec autant de collaborateurs à Genève en 1979 qu’en 1949. L’explosion du nombre d’expatriés allait alors faire la différence en dépassant le nombre d’employés au siège à partir de 1989 et en atteignant pour la première fois le millier de personnes en 1993. Au cours des années 1990, les effectifs du CICR ont en moyenne tourné autour de 1 600 individus, dont moins de la moitié à Genève ; s’y ajoutaient près de 200 volontaires mis à disposition par les sociétés nationales et environ 6 000 collaborateurs occasionnels dans les pays en crise. En incluant le personnel local, l’organisation dispose dorénavant d’une grosse dizaine de milliers d’employés à travers le monde, dont plus de deux mille sont directement recrutés par Genève. Théoriquement, elle peut aussi compter sur le soutien des sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge. D’après Didier Cherpitel, un ancien secrétaire général de la FICR, celles-ci représentaient l’équivalent de 300 000 salariés, 97 millions de membres et 1,8 million d’emplois à temps plein fournis par une vingtaine de millions de volontaires en 2003 !