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Comité International de la Croix Rouge
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Comité International de la Croix Rouge - Commentaires




5) Les financements


-Les chiffres cités dans la base de données de l’Observatoire sont tirés des rapports d’activités du CICR. Ils ont été ajustés en fonction des nombreux changements de terminologie et de catégories budgétaires qui ont marqué l’institution au cours des décennies passées.
 
-D’une effroyable complexité, le budget du CICR est quasiment incompréhensible pour le commun des mortels jusqu’à l’adoption de règles internationales de présentation comptable en l’an 2000. En effet, il faut attendre plus d’un siècle pour que le Comité se décide à unifier des comptes qui s’enchevêtrent et s’alimentent les uns les autres. Pendant longtemps, Genève distingue les dépenses du siège de celles du terrain. Son budget « général », « permanent » ou « ordinaire » concerne les activités récurrentes en temps de paix et provient de placements rémunérés, de subventions gouvernementales et de contributions des sociétés nationales. Financées de façon ad hoc par des appels de fonds en fonction des événements et de la conjoncture, les urgences sont quant à elles couvertes par un budget « extraordinaire » ou « occasionnel » qu’on désigne aussi sous le nom de « fonds d’action de secours » dans les années 1960 et de « compte des œuvres de guerre » en 1870, 1914 puis 1939. Souvent, les plus grosses missions à l’étranger font d’ailleurs l’objet de bilans séparés, par exemple pour le Biafra en 1968-1969 ou la Jordanie en 1970. De 1971 jusqu’à sa fusion avec les comptes du siège en 1978 apparaît également un budget « temporaire » ou « additionnel » qui vise à rémunérer le personnel appelé à renforcer provisoirement la structure permanente. D’après Jean-François Golay, qui a procédé à une analyse historique de la question, une telle initiative sert surtout à augmenter discrètement la contribution financière de la Confédération helvétique « sans amener les autres gouvernements à penser que leur appui était désormais superflu ». Enfin, il ne faut pas oublier non plus les diverses fondations privées qui financent le CICR et dont les comptes sont présentés à part.
 
-Historiquement, le budget du CICR augmente à mesure que l’institution se développe, notamment à l’occasion des deux guerres mondiales, quand il reçoit d’importants financements gouvernementaux pour s’occuper des prisonniers de guerre. En 1918, il atteint le million de francs suisses, contre une centaine de milliers dans les années 1870. Après avoir intégré les comptes excédentaires de l’Agence internationale des prisonniers de guerre en 1919, il retrouve ensuite son niveau antérieur. Dans les années 1920, les Etats prennent en effet à leur charge les opérations de rapatriement des militaires capturés au cours des combats. Le budget opérationnel du CICR, qui était monté jusqu’à 675 000 francs suisses pendant la Première Guerre mondiale, s’en ressent d’autant. Selon Jacques Meurant, il tombe à 500 000 francs suisses en 1919, 400 000 en 1920 et 200 000 en 1924, stagnant autour de 100 000 jusqu’en 1939. Avec la Seconde Guerre mondiale, en revanche, il remonte substantiellement et dépasse les dix-sept millions de francs suisses en 1945. Mais l’institution connaît au cours de la décennie suivante une baisse importante de ses recettes et une grave crise financière. Occupée à mener des programmes assez impopulaires auprès des Allemands victimes de la guerre, elle voit s’effondrer les subventions des gouvernements américain, britannique et canadien. En outre, elle ne bénéficie plus de la ferveur patriotique des Croix Rouges, qui avait permis de collecter des fonds pour un coût dérisoire. Enfin, l’immobilisme de la guerre froide handicape bientôt les initiatives humanitaires et n’incite pas les bailleurs à financer le Comité de Genève. Malgré la compression des dépenses et le licenciement brutal de la majeure partie du personnel fin 1945, les déficits du CICR deviennent chroniques et le budget chute de neuf millions de francs suisses en 1947 à quatre en 1953. La situation ne s’améliore pas vraiment au cours des années 1960 et 1970. Le CICR suit alors l’évolution de la LCR, dont le budget connaît des déficits à répétition entre 1965 et 1967, après être passé de 680 000 francs suisses en 1947 à 11,5 millions en 1961. En dépit d’une augmentation des ressources, le problème du Comité vient cette fois d’une expansion tous azimuts qui entraîne une explosion des dépenses, en particulier pendant la crise du Biafra en 1969, quand le budget dépasse pour la première fois la centaine de millions de francs suisses. Jean-Pierre Hocke, qui dirige de façon très personnalisée le département des Opérations du CICR à l’époque, n’y est pas pour rien. A la tête du HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés) de janvier 1986 jusqu’à sa démission en octobre 1989, il creusera également le déficit d’une institution qui, à force de gonfler ses demandes budgétaires, devra pour la première fois accepter de voir l’ONU superviser ses finances. En attendant, le Comité de Genève assume, voire institutionnalise des comptes qui restent dans le rouge d’une année à l’autre. « Pour des raisons psychologiques inhérentes à ses contributeurs, explique en l’occurrence Jean-François Golay, le CICR préfère maintenir un déficit afin de justifier ses appels pour un soutien accru, assez léger toutefois, pour qu’il n’en soit pas conclu que le Comité pourrait encore restreindre ses dépenses ». Concrètement, les déséquilibres budgétaires n’empêchent d’ailleurs pas la croissance financière d’une institution qui enregistre des pics au moment des grandes crises humanitaires du Cambodge en 1979 et de la famine éthiopienne en 1984. Entre 1976 et 1986, les budgets « ordinaire » et « extraordinaire » du CICR quadruplent en termes réels, avec une valeur nominale qui passe de 48 à 256 millions de francs suisses. Encore n’inclut-on pas les ressources des placements de l’institution. Aujourd’hui, le budget total et intégré du Comité approche le milliard de francs suisses.
 
-Les financements du CICR proviennent de trois principales sources qui sont chacune étudiées en détails : les Etats, les sociétés nationales et les fondations privées. Le mécénat d’entreprises et la collecte de fonds auprès des particuliers représentent un apport minime. A la différence de nombreuses Croix Rouges, le CICR n’organise pas des concours de beauté, des loteries ou des galas de charité pour alimenter son budget.
 
-En pratique, le Comité est maintenant très dépendant du financement des Etats. Historiquement, il n’en pas toujours été ainsi. A ses débuts, le CICR a beaucoup fonctionné grâce au bénévolat et aux cotisations des particuliers. Ses membres n’hésitaient pas à mettre la main à la poche et les premiers revenus réguliers de l’organisation sont venus des abonnements au Bulletin international des Sociétés de secours aux militaires blessés à partir de 1869. A l’époque, le Comité bénéficiait également des libéralités de têtes couronnées qui ont établi des fonds en sa faveur, à l’instar des impératrices Augusta de Saxe-Weimar en Allemagne en 1890, Marie Féodorova en Russie en 1902 et Sh?ken K?taig? au Japon en 1912. Habilité à recevoir des legs à partir du moment où il a acquis la personnalité civile en droit suisse le 15 novembre 1915, il a ensuite cherché à élargir son audience et à solliciter la générosité du grand public. Résultat, rapporte Jean-Pierre Gaume, il s’est d’abord montré réticent à l’idée d’accepter une première subvention du gouvernement suisse en 1920, pour réduire son déficit et aider des enfants victimes de la Première Guerre mondiale. Avec la crise économique de 1929, la Confédération helvétique a cependant commencé à financer régulièrement l’institution. A partir de 1930, elle a plusieurs fois sauvé le CICR de la banqueroute, notamment en 1946. Dans les années 1950 et 1960, elle a par exemple garanti des emprunts qui ont permis de couvrir des déficits devenus chroniques. Elle a également pris en charge la moitié des frais du siège de l’organisation à Genève, jusqu’aux trois quarts dans les années 1970. Conjuguée aux contributions des autres Etats, la pérennisation d’une telle situation a fini par bouleverser durablement le mode de financement du Comité. En vingt ans, de 1950 à 1970, l’apport des sociétés nationales et des gouvernements dans le budget permanent du CICR s’est complètement inversé en faveur des pouvoirs publics. La part des Etats dans les recettes du budget « ordinaire » du Comité est passée de 50% dans les années 1960 à 80% dans les années 1980. Tous budgets confondus, la proportion de financements privés est quant à elle tombée de 89% en 1950 à 20% en 2005 d’après les calculs de l’Observatoire de l’action humanitaire. Selon toute vraisemblance, elle est même encore inférieure. En effet, les déficits et les reports d’un exercice budgétaire à l’autre sont comptabilisés comme des ressources privées. De plus, les contributions des sociétés nationales sont considérées comme émanant de structures privées bien qu’elles proviennent pour l’essentiel des pouvoirs publics. De fait, la plupart des Croix Rouge sont largement subventionnées par leur Etat. Les autorités leur accordent en outre de nombreuses facilités fiscales et logistiques qui réduisent d’autant le coût de leur collecte de fonds auprès des particuliers : des timbres de bienfaisance émis par la poste en France et en Belgique ; un accès privilégié aux revenus de la loterie nationale au Canada, en Colombie et en Afrique du Sud ; des exemptions de droits de douane en vertu du décret présidentiel n°1643 du 1er octobre 1979 aux Philippines, etc., etc.
 
-Conjuguée à une moindre diversification des sources de financement du CICR, la dépendance à l’égard des Etats pose plusieurs types de problèmes. Faute de versements obligatoires, d’abord, le Comité doit en permanence solliciter les pays donateurs par des appels de fonds qui ne trouvent pas toujours d’échos et dont le succès varie beaucoup en fonction de l’intérêt porté à telle ou telle crise humanitaire. De plus, la versatilité des contributions gouvernementales mine le principe d’universalité d’une institution qui, du temps de la guerre froide, était financée à 90% par les puissances occidentales et boudée par le camp soviétique. Dans les années 1980, à peine la moitié des Etats signataires des Conventions de Genève participait au budget du CICR. L’Union soviétique, en particulier, n’a effectué son premier versement qu’en 1988. Autre difficulté, le Comité a pu être financé de façon contradictoire par des Etats violant les Conventions de Genève qu’il était chargé de défendre : le Japon impérialiste et l’Allemagne nazie dans les années 1930 et 1940, le régime de l’apartheid en Afrique du Sud dans les années 1960 ou la Libye terroriste du colonel Mouammar Kadhafi via le Fonds Omar el-Muktar dans les années 1980. Enfin, les subsides gouvernementaux sont souvent liés à des conditions géographiques, programmatiques ou financières qui restreignent d’autant le champ de manœuvre du CICR. De 1972 à 1978, l’augmentation de la contribution suisse est en l’occurrence allée de pair avec la mise en place d’un contrôle fédéral sur les dépenses imputées au budget temporaire du Comité. Dans le même ordre d’idées, le CICR a aussi pu se retrouver à relayer les préoccupations de la politique extérieure des Etats car la pratique dite des fonds dédiés ou du earmarking oblige à affecter les subventions reçues à une mission en particulier. A l’heure où les Occidentaux assignent à l’aide humanitaire une fonction de lutte contre le terrorisme, le Comité a par exemple reçu beaucoup d’argent pour travailler en Afghanistan, pays qui représentait sa plus grosse opération en 2002 et où la distribution de secours était censée rallier la population musulmane à la cause des troupes d’occupation américaine contre les talibans.
 
-De fait, le caractère non obligatoire des contributions gouvernementales, qui ne sont pas automatiquement renouvelables d’une année à l’autre, ne permet pas vraiment de s’opposer à un bailleur sans risquer de perdre ses subventions. Le président de l’institution, Jakob Kellenberger, a ainsi semblé se soucier démesurément des financements de l’organisation lorsqu’il s’est empressé de répondre en 2001 à un député juif de New York, Eliot Engel, qui critiquait les positions du Comité en Israël et menaçait de faire pression sur le Congrès des Etats-Unis pour réduire ses versements au CICR. Malgré le Foreign Assistance Act de 1973, qui a pérennisé la subvention américaine de façon récurrente, une loi votée en l’an 2000 et connue sous le nom d’amendement Fitzgerald-Clinton-Dole a en effet autorisé les parlementaires à suspendre le quart de leur contribution régulière au CICR si l’organisation ne permettait pas à la société israélienne Maguen David Adom de participer pleinement aux travaux du mouvement de la Croix-Rouge. Destiné à satisfaire les lobbies juifs, ce dispositif n’a en réalité pas été appliqué. Mais il a servi à faire pression sur le Comité de Genève. Au-delà de tels avatars, l’organisation a de toutes façons appris à traiter avec les Etats sans les froisser. Selon Monica Kathina Juma, une chercheuse kenyane, le Comité a surtout privilégié l’offre sur la demande en conduisant ses opérations en fonction des financements reçus et non des besoins exprimés à travers le monde. Dans les années 1920, remarque-t-elle, le budget du CICR fluctuait énormément au gré des appels de fonds lancés lors des grandes catastrophes humanitaires du moment. A partir des années 1970, en revanche, les ressources financières de l’organisation se sont stabilisées et les écarts budgétaires se sont amenuisés, évolution qui démontrait non pas une recrudescence des crises mais une institutionnalisation tendant à privilégier l’offre sur la demande.
 
-Pour le CICR, cependant, le caractère volontaire des contributions des Etats ou des sociétés nationales garantit mieux son indépendance que le système de quotes-parts qui finance les organisations intergouvernementales de façon plus pérenne et régulière. Le Comité se vante en l’occurrence d’avoir réussi à préserver une marge de manœuvre indispensable à sa neutralité. Ainsi, la prépondérance de financements américains ne l’a pas empêché de se prononcer sur les conditions de détention des prisonniers de Guantanamo et de condamner le refus des Etats-Unis de signer le traité d’Ottawa bannissant l’usage des mines antipersonnel. De plus, l’institution a pu repousser des propositions entachées de conditionnalités susceptibles de compromettre sa neutralité, par exemple en faveur de certaines victimes lors de la crise du Koweït en 1991. Selon Barbara Rieffer-Flanagan, le Comité a refusé d’accepter de l’Arabie Saoudite une subvention de dix millions de francs suisses exclusivement reservés aux musulmans. Dans le même ordre d’idées, le CICR a tenu à obtenir le statut d’organisation internationale et à garder ses distances avec les bailleurs institutionnels suisses en signant en 1993 un accord de siège après que Berne ait pris des libertés avec sa neutralité et décidé d’appliquer des sanctions économiques contre le régime de Saddam Hussein en Irak.
 
-Surtout, le CICR a cherché à diversifier ses sources de financement afin de limiter les risques d’interférences étatiques. Dans les années 1960, il a d’abord refusé que son budget ordinaire soit intégralement subventionné par le Département politique de la Confédération helvétique, à charge pour les autres Etats et les particuliers de couvrir les frais des missions à l’étranger. Le Comité a plutôt essayé de compléter ses revenus auprès des collectivités locales suisses : sans trop de succès, il est vrai, puisque les cantons et les communes représentaient moins de 1% de ressources qui s’élevaient à 322 millions de francs suisses en 1988 et dont 79% provenaient des gouvernements. Dans les années 1990, le CICR a ensuite entrepris de solliciter l’aide des pays du Golfe, qui ne donnaient quasiment rien avant la crise pétrolière de 1973 et dont les versements avaient décliné à partir de 1984. Le Comité a également approché des agences internationales comme le Conseil de l’Europe, l’Organisation de l’Unité Africaine, l’Organisation des Etats Américains et l’Organisation de la Conférence Islamique. Devenue le plus gros bailleur institutionnel des opérations d’urgence de la FICR au cours des années 1980, l’Union européenne a alors pris une importance considérable et fourni environ un quart du budget « extraordinaire » du CICR, à parité avec les Etats-Unis. D’une manière générale, l’apport des principaux contributeurs du Comité a quelque peu changé au fil des ans. Tandis que la part de la Suisse tombait à environ 10% du total des ressources financières du CICR, la Grande-Bretagne se hissait au deuxième rang des bailleurs de l’institution après les Etats-Unis, dont la contribution avait pourtant augmenté beaucoup depuis le vote du Foreign Assistance Act en 1973. Résultat, le Comité a envisagé de limiter l’apport d’un seul donateur à un quart des subventions reçues. Au cours des années 2000, ses quatre principaux contributeurs, à savoir l’Union européenne, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Suisse, n’en ont pas moins continué de fournir la moitié du budget de l’institution.
 
-Aussi le CICR a t’il cherché à diversifier ses sources de financement auprès du secteur privé. En 1970, il a commencé par recruter un spécialiste chargé de collecter des fonds. En 1982, il s’est ensuite doté d’une association de soutien suisse afin de solliciter la générosité du public sur le modèle de la société des amis de la Ligue des Croix Rouges, qui existait depuis 1952. Assez onéreux, son effort en direction des particuliers n’a cependant pas porté ses fruits. Au cours des trois dernières décennies, les dons et les legs n’ont jamais dépassé 3% des budgets cumulés du CICR. En effet, un accord passé avec la Croix-Rouge helvétique a restreint les possibilités de collecte auprès des particulier en Suisse. De plus, le Comité a subi la concurrence de la FICR, qui a aussi son siège à Genève. En dépit de sa bonne réputation et de son professionnalisme, il a ainsi peu bénéficié de la générosité d’un public qui, pour donner de l’argent, tend pourtant à privilégier l’efficacité de l’aide plutôt que l’empathie avec les victimes si l’on en croit les résultats d’un sondage réalisé par Peter Warren et Iain Walker auprès de 2 648 sympathisants du CICR et de Save the Children en Grande-Bretagne. Le mécénat d’entreprise n’a pas non plus donné les résultats escomptés et a stagné à 0,2% du budget du Comité, qui affiche à présent son ambition d’élever ce ratio à 3%.
 
-Ainsi, les ressources du secteur privé ont continué de provenir essentiellement des placements rémunérés du CICR et des contributions des sociétés nationales. Soucieux de se constituer des fonds de réserves, le Comité a bénéficié tout au long de son existence de l’apport de fondations qui lui étaient liées statutairement et qui lui ont permis de parer aux coups durs. Au total, pas moins de douze structures de ce type ont été recensées ! Avant la Première Guerre mondiale, il y a d’abord eu des fondations financées par les legs des impératrices Augusta de Saxe-Weimar en Allemagne en 1890, Marie Féodorova en Russie en 1902 et Sh?ken K?taig? au Japon en 1912. Les deux premières étaient destinées à aider les blessés de guerre. Opérationnelle à partir de 1921, la Fondation de l’impératrice Sh?ken K?taig? (1850-1914) devait pour sa part soutenir la lutte contre la tuberculose, promouvoir la santé publique et financer des actions de secours auprès des victimes de catastrophes naturelles en temps de paix. Sur la base de statuts rédigés le 24 décembre 1913, amendés à plusieurs reprises et révisés pour la dernière fois le 31 janvier 1992, le Fonds Florence Nightingale a quant à lui été créé en l’honneur de la fameuse infirmière britannique héroïne de la guerre de Crimée et il allait récompenser les volontaires les plus méritants par des médailles qui ont par exemple servi à dédommager les familles des secouristes tués sur le terrain. Après la Première Guerre mondiale, le CICR a ensuite tiré parti d’une subvention du gouvernement suisse en 1930 pour se doter d’un fonds inaliénable qui a donné naissance à une Fondation en faveur du Comité international de la Croix-Rouge le 5 mai 1931. Pendant la Seconde Guerre mondiale, encore, l’institution a établi le 15 avril 1942 une Fondation pour les transports de la Croix-Rouge qui, inscrite au registre de commerce de Bâle cinq jours plus tard, lui a permis d’affréter des cargos et des navires-hôpitaux. Depuis lors, d’autres structures de droit suisse ont continué de voir le jour : le Fonds Clare Benedict, créé en 1967 par une riche héritière Américaine pour assister les victimes de conflits armés ; le Fonds Maurice de Madre, établi en 1970 par un comte français pour venir en aide aux collaborateurs du CICR ou des sociétés nationales blessés ou tués pendant leur travail ; le Fonds Omar el Muktar, financé par la Libye et nommé en 1980 en l’honneur d’un héros de la résistance contre le colonisateur italien ; le Fonds Paul Reuter, lancé par un professeur de droit de l’Université de Paris en 1983 pour promouvoir la diffusion du droit humanitaire international ; et le Fonds spécial en faveur des Handicapés, également né en 1983. Dernière en date, une fondation allemande, « Souvenir, Responsabilité et Avenir » (Erinnerung, Verantwortung und Zukunft), a été créée en août 2000 pour financer le SIR (Service International de Recherches) du Comité de Genève.
 
-Outre les placements rémunérés, les principales ressources privées du CICR proviennent des organisations de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, qui alimentent environ 10% du budget consacré aux opérations d’urgence du Comité dans les années 1990. La contribution des sociétés nationales n’a cependant jamais atteint le niveau souhaité et a beaucoup diminué en importance depuis la période de l’entre-deux-guerres, lorsqu’elle fournissait près de la moitié des recettes de l’institution. A la différence du système en vigueur à la FICR, elle repose en effet sur une base volontaire et non obligatoire car les organisations de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge n’ont pas de pouvoir décisionnel au sein du CICR. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Comité de Genève avait espéré que les sociétés nationales financeraient le tiers de son budget en lui versant l’équivalent de la moitié de leurs contributions à la LCR. Une clé de répartition avait été esquissée en fonction des quotes-parts de leurs pays respectifs à l’ONU, exception faite de la Croix-Rouge suisse, dont l’Etat n’était pas membre des Nations unies et dont la collecte de fonds était pénalisée par la présence « concurrente » du CICR et de la LCR à Genève. Un tel système ne devait pas fonctionner. Sur la période 1975-1988, la part des sociétés nationales dans le budget « ordinaire » du Comité n’a été que de 6% en moyenne, essentiellement en provenance, par ordre décroissant, des Croix Rouges suédoise, norvégienne, britannique, finlandaise, américaine, allemande, canadienne, japonaise, danoise et hollandaise. Elle représentait 12% des budgets cumulés du CICR en 1988, 10% en 1998 et 6% en 2007.
 
-De ce point de vue, le mode de financement du Comité, qui s’appuie d’abord sur les gouvernements, s’avère très différent de celui de la FICR, qui repose davantage sur les sociétés nationales. Avant la Seconde guerre mondiale, la moitié des ressources de la LCR provenait en l’occurrence de l’American Red Cross. Trop tributaire des Etats-Unis, la Fédération a donc cherché à diversifier l’origine de ses financements et a introduit en 1948 une clé de répartition qui, modifiée en 1952 puis 1968, prévoyait de limiter à 30% de son budget l’apport d’une organisation de la Croix-Rouge ou du Croissant Rouge. Les contributions ont alors été fixées en fonction de la surface financière d’une société nationale, de ses effectifs et des ressources de son pays de siège, calculées au prorata du revenu national par habitant. Après l’abandon de ces deux derniers critères en 1976, la Fédération a ensuite repris le système des quotes-parts en vigueur aux Nations unies et établi des sanctions graduelles jusqu’à la suspension du droit de vote pour les mauvais payeurs. A mesure que le nombre de sociétés membres augmentait, le budget « ordinaire » de la FICR a cru en conséquence. Parti d’un gros million de francs suisses aprè s 1945, il a approché les quatre millions en 1970 et dépassé les vingt dans les années 1980. La croissance a été encore plus spectaculaire pour le budget « extraordinaire », qui a décuplé entre 1978 et 1980 puis entre 1979 et 1985, passant respectivement de 2,3 millions de francs suisses à 22,6 puis de 15,9 à 141,4 au moment de la famine éthiopienne. Dans les années 2000, l’ensemble des ressources de la Fédération tournait autour d’un demi milliard de francs suisses.
 
-Pour autant, la FICR a bientôt été dépassée par le CICR, dont l’explosion des ressources a essentiellement été due à l’augmentation de la contribution des Etats. Alors que le budget « ordinaire » de la première était cinq fois supérieur à celui du second dans les années 1950, la Fédération dispose à présent d’un volant financier deux fois inférieur au montant réuni par le Comité. Outre l’apport des Etats, une telle évolution a aussi reflété la multiplication à travers le monde des activités d’une institution, le CICR, dont l’ensemble des ressources n’équivalait même pas aux dépenses consacrées aux secours de première urgence par une société nationale comme l’American Red Cross sur le seul territoire des Etats-Unis en 1974. En 1970, le budget « ordinaire » du Comité à Genève représentait ainsi les trois quarts du total des recettes de l’organisation. A partir de 1980, la proportion s’est ensuite inversée à mesure que les missions à l’étranger prenaient de l’ampleur et que les ressources « extraordinaires » finançaient une partie des dépenses récurrentes du siège, à hauteur d’environ 10% pendant la décennie. A présent, les frais de fonctionnement de la technostructure à Genève représente entre un cinquième et un sixième du total du budget de l’organisation, à raison de 20% en 1990, 16% en 1991, 17% en 1992 et 1993, 18% en 1994, 20% en 1995, 22% en 1996, 21% en 1997, 23% en 1998, 17% en 1999, 16% en 2000, 17% en 2001, 18% en 2002, 16% en 2003, 19% en 2004, 15% en 2005, 16% en 2006 et 15% en 2007.
 
-Toute l’histoire de l’institution se lit ainsi à travers son ratio de mission sociale, qui compare les dépenses engagées au siège et sur le terrain. Pendant longtemps, le CICR s’est en effet focalisé sur des tâches administratives relatives à la diffusion du droit humanitaire. A l’époque, la part consacrée aux salaires était donc beaucoup plus importante si l’on en croit les rapports d’activité du Comité, qui n’ont publié aucun chiffre à ce sujet entre 1963 et 1998. Après la Seconde Guerre mondiale, elle représentait les trois quarts des dépenses globales du CICR, à hauteur de 70% en 1952, 76% en 1953, 75% en 1954 et 77% en 1955, et jusqu’aux quatre cinquième de son budget « ordinaire », à raison de 79% en 1956, 70% en 1957, 80% en 1958, 81% en 1959, 76% en 1960, 72% en 1961 et 79% en 1962. Depuis lors, elle a sensiblement diminué. Malgré une légère reprise à la hausse, elle est tombée à 33% des charges globales de l’institution en 1999, 37% en 2000, 39% en 2001, 42% en 2002, 43% en 2003, 49% en 2004, 48% en 2005 et 2006 et 46% en 2007. Les exigences des bailleurs ont en effet poussé le CICR à maîtriser ses coûts et à publier ses ratios de mission sociale (overhead expenditures) à partir de 1990 puis ses délais de réalisation budgétaire (implementation rates) à partir de 2000. Ce dernier indicateur, qui calcule la part du budget effectivement dépensée sur le terrain en fin d’année, s’établissait par exemple à 87% en 2000, 78% en 2001, 73% en 2002, 80% en 2003, 90% en 2004, 91% en 2005, 86% en 2006 et 91% en 2007.
 
-D’une manière générale, le CICR a plutôt fait preuve d’une gestion rigoureuse. A l’occasion, on a certes pu observer des insuffisances sur le plan financier. Remis à Genève en 1970 et cité par Morris Davis, le rapport d’audit de la firme londonienne Peat, Marwick, Mitchell & Co a par exemple pointé des lacunes dans la comptabilité des opérations menées à l’époque de la guerre du Biafra. En sous-évaluant la valeur des dons alimentaires et en négligeant de calculer l’apport des volontaires, le CICR avait en l’occurrence minimisé ses coûts, ou bien les avait dilués dans le budget d’autres organisations. Mais en maintenant opérationnelle sa flotte aérienne au cas où il parviendrait à reprendre ses vols à destination de l’enclave biafraise, le Comité avait en réalité fait exploser le prix de la tonne de fret, à raison d’une moyenne de $840, contre $362 pour les Eglises protestantes et $115 en temps de paix ! Sous réserve d’inventaire, cependant, la hiérarchie du CICR n’a jamais été impliquée dans des détournements de fonds, à la différence des sociétés nationales, qui sont régulièrement agitées par des scandales financiers impliquant la direction. A un niveau individuel, on ne connaît que deux cas, l’un en Afrique du Sud du temps de l’apartheid, l’autre en Turquie pendant la Seconde Guerre mondiale. En janvier 1945, un délégué qui faisait déjà l’objet d’une enquête pour contrefaçon a ainsi été interrogé par la police suisse à cause de son rôle dans un trafic de devises appartenant à des Juifs turcs internés à Treblinka. Entré au CICR en 1942 et posté en Turquie, Giuseppe Beretta avait en l’occurrence convoyé l’or des nazis après la rupture des relations diplomatiques entre Berlin et Istanbul, quand la Confédération helvétique avait été chargée de représenter les intérêts allemands dans le pays. Selon le Nouveau Quotidien de Lausanne en date du 20 août 1996, il aurait essayé de faire passer illégalement en Suisse plus de dix mille pièces d’or par la valise diplomatique, et non sept cent dix comme l’avait d’abord affirmé le CICR, qui devait aussitôt le rappeler à Genève et le renvoyer.
 
-Pour le reste, les affaires de détournements de fonds ont surtout été le fait des partenaires du Comité à l’étranger, à commencer par les sociétés nationales dans les pays industrialisés et en développement. Sinon, les problèmes tiennent à des conflits d’intérêts et des questions d’éthique. Assumant un paradoxe que l’on a déjà évoqué et qui visait à assurer le rayonnement universel de l’institution, le CICR a ainsi sollicité le soutien financier d’Etats qui ne respectaient pas les Conventions de Genève dont il était le gardien. Subventionné par l’Allemagne nazie et le Japon militariste jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a même revendiqué une partie de l’or que la Reichsbank avait vendu in extremis à la Banque nationale suisse en vue d’aider les ressortissants allemands lors de la capitulation de la Wehrmacht en 1945 : le montant demandé devait d’ailleurs être réglé en 1950 par la République fédérale d’Allemagne au titre des arriérés dus comme participation au ravitaillement des prisonniers de guerre. Résultat, le Comité a été soupçonné de taire les violations du droit humanitaire afin de ne pas compromettre ses sources de financement. A la seizième conférence internationale des Croix Rouges à Londres en 1938, l’importance des revenus de la fondation de l’impératrice Shôken a en effet pu le dissuader de dénoncer les exactions du Japon en Chine. La faiblesse de la contribution du régime de l’apartheid au budget de l’institution n’a en revanche pas influencé le CICR dans son refus d’expulser la Croix-Rouge sud-africaine.
 
-Outre les subventions des Etats, le Comité a parfois accepté les financements de groupes ou de structures privées qui étaient parties prenantes à un conflit. Il a ainsi pu solliciter la générosité de diasporas qui soutenaient un des camps en présence. Pour financer ses programmes d’aide aux prisonniers de guerre du IIIe Reich, vaincus après 1945 et délaissés par les Alliés, le CICR a par exemple effectué de discrètes collectes auprès des communautés allemandes à l’étranger. Peu avant la création de l’Etat d’Israël en 1948, encore, il a reçu des contributions d’associations telles que le Comité hébreu de libération nationale et Assirenu (« Pour nos prisonniers »), l’organe de secours du Conseil national de la communauté juive en Palestine (Va’ad Le’umi). Autre cas de figure, cette fois pendant la guerre civile au Yémen du Nord en 1964-1965, un délégué du CICR, André Rochat, a pris sur lui de récolter cinq millions de francs suisses sur la cassette personnelle des monarques du Golfe qui soutenaient les résistants royalistes en lutte contre les républicains au pouvoir à Saana.
 
-Concernant les entreprises, les conflits d’intérêts du CICR sont étudiés ci-dessous dans la partie consacrée aux relations de l’institution avec les forces économiques. En attendant, on peut observer que les préoccupations éthiques du Comité ne sont pas partagées par ses partenaires, notamment à propos des jeux d’argent, qui sont souvent condamnés par les ONG humanitaires religieuses parce qu’ils favorisent l’appât du gain, grèvent le budget des ménages et permettent de recycler les profits de groupes mafieux. En 1912, le CICR avait en l’occurrence rejeté une proposition de la Croix-Rouge française qui suggérait d’organiser des loteries pour le financer. Mais il n’a pas réussi à empêcher les sociétés nationales de recourir aux jeux d’argent et de hasard pour alimenter leur budget. Aujourd’hui, les Croix Rouges canadienne, belge, sud-africaine, nicaraguayenne, colombienne et philippine continuent de recevoir des fonds de la loterie nationale, tandis que leurs homologues brésilienne et norvégienne bénéficient des revenus tirés des paris sportifs, pour l’une, et des machines à sous, pour l’autre. La PNRC (Philippines National Red Cross) est par exemple subventionnée par une entreprise parapublique de casinos, la PAGCOR (Philippine Amusement and Gaming Corporation), qui sert, entre autres, à financer des campagnes électorales, à alimenter la caisse noire des partis au pouvoir et à organiser des galas de charité afin d’améliorer l’image de marque des candidats désireux d’apparaître en généreux donateurs d’une cause humanitaire. Pour le CICR se pose également le problème des dons anonymes et du mécénat des milieux bancaires dans un pays, la Suisse, qui recycle l’argent sale des dictatures du tiers-monde. Ce faisant, le Comité risque en effet de voir ses activités financées grâce au détournement des ressources et des fonds publics de régions en développement où l’Etat n’investit pas ou peu dans les infrastructures médicales ou scolaires. Or le CICR accepte le mécénat d’établissements comme l’Union des banques suisses, dont les filiales Metalor et Argor-Heraeus ont été accusées de conforter le régime de l’apartheid en Afrique du Sud dans les années 1980 et d’importer illégalement de l’or en provenance du Congo-Kinshasa dans les années 1990, quitte à investir dans des affaires permettant d’enrichir les belligérants. Le Comité reçoit en outre des subventions du Liechtenstein, autre plate-forme offshore qui pratique le secret bancaire et le blanchiment d’argent sale. Pour se justifier, l’institution préfère botter en touche et dégager sa responsabilité sur les bailleurs. Cité par le journaliste Massimo Lorenzi, un de ses présidents, Cornelio Sommaruga, expliquait ainsi : « nous ne voulons pas savoir d’où vient cet argent mais […] nous voulons que [les banquiers] soient garants de la "propreté" de ce qui nous est versé ». De leur côté, les sociétés nationales ne sont pas plus regardantes et la Croix-Rouge britannique accepte les contributions du Jersey Overseas Aid, l’agence de coopération d’îles anglo-normandes qui sont connues pour abriter l’argent sale des dictatures du tiers-monde, tel le Nigeria du général Sani Abacha entre 1993 et 1998.
 
-Parfois, les sociétés nationales ont d’ailleurs fait preuve d’une gestion peu rigoureuse et le rapport de Donald Tansley en 1975 soulignait déjà la nécessité d’améliorer leur intégrité. De fait, elles ont été impliquées dans des scandales qui tenaient à des détournements des fonds, à la différence du CICR, dont on peut questionner l’origine des financements mais pas leur utilisation à des fins humanitaire. Il importe à cet égard de noter que les sociétés du Nord et pas seulement du Sud ont été compromises. Parmi les nombreuses affaires qui ont pu agiter le mouvement dans les pays développés, on commencera par évoquer le cas de la France et des Etats-Unis dans une perspective historique qui permet de passer en revue une bonne partie des problèmes susceptibles de se produire.
 
-Dès ses débuts lors de la guerre avec la Prusse, la CRF (Croix-Rouge française) est en l’occurrence accusée de « gabegie » et de « radinerie » tout à la fois, avec un budget qui passe d’une centaine de francs en 1869 à 13,6 millions en 1871. Léon Le Fort, en particulier, regrette qu’elle ne rende pas compte de l’utilisation de ses fonds à une époque où la Croix-Rouge britannique, elle, présente un bilan complet et détaillé de son budget, qui s’élève à 7,5 millions de francs en 1871. Il lui reproche notamment d’avoir thésaurisé ses ressources et de s’être constitué un bénéfice qui a atteint 3,5 millions de francs à la fin de la guerre quand son homologue belge avait dépensé l’intégralité d’un budget de 0,3 million de francs en 1871. Selon Léon Le Fort, il aurait mieux valu verser des indemnités à des volontaires qui, sur le terrain, en ont souvent été réduits à payer de leur poche pour pouvoir opérer. De fait, les collectes de fonds de la « Société de secours aux blessés militaires des armées de terre et de mer », pour reprendre l’intitulé exact de la CRF à l’époque, ont vite suscité des controverses. D’abord financée par les autres membres du mouvement de la Croix-Rouge, du Mexique au Japon, l’organisation a commencé à bénéficier de la générosité des particuliers à partir des premières défaites de l’armée française en août 1870. Ses campagnes de collectes ont notamment été relayées par le Comité de la Presse qui s’était mis en place en juillet 1870 sous l’égide du journal Le Gaulois. Dès le mois suivant, celui-ci devait cependant réclamer le remboursement de l’argent versé à la CRF, accusée d’inefficacité du fait de la mainmise bureaucratique des aristocrates au détriment des médecins professionnels. Paradoxalement, explique Bertrand Taithe, l’attitude du Comité de la Presse allait alors conduire l’organisation à multiplier le nombre d’ambulances et à privilégier la quantité sur la qualité pour justifier ses subventions. Le résultat est édifiant. Pendant toute la durée du conflit, relève Grégoire Wyrouboff, la mortalité a pu emporter jusqu’à un quart des blessés de guerre français, deux fois plus que dans les rangs allemands. Il est vrai que les pratiques médicales de l’époque expliquent aussi le nombre élevé de pertes humaines. Lors de la bataille de Sedan en septembre 1870, Charles Ryan témoigne par exemple des insuffisances de « l’ambulance » anglo-américaine où il s’est engagé : « aucun effort sérieux n’a été entrepris pour stériliser les instruments et les tables d’opération chirurgicale. D’où un fort taux de mortalité. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis persuadé, explique-t-il, que nous aurions été plus efficaces à Sedan si nous n’avions pratiqué aucune opération chirurgicale ! »
 
-Sur le plan de la gestion, les critiques émises dans les années 1870 conservent toute leur actualité quand, un siècle plus tard, la CRF se retrouve à nouveau sur la sellette, entre autres parce que sa trésorerie finance des coûts administratifs au détriment des missions sociales. En décembre 1978, notamment, le président du conseil départemental de la Croix-Rouge des Hauts-de-Seine, François Marian, est arrêté pour détournements de fonds. Tandis que le commissaire aux comptes refuse de certifier le bilan de l’institution au niveau national, le scandale vaut à la CRF un article au vitriol du journal Le Monde du 6 février 1979, qui critique les « structures lourdes et dépassées » d’une « vieille dame malade », avec « un conseil d’administration inefficace, des établissements hospitaliers déficitaires [et] des gens plein de bonne volonté mais en retard de quelques lustres ». L’organisation réagit alors en mettant en place un plan de réforme qui lui permet de présenter son premier compte d’exploitation en 1985, vingt ans après le Secours catholique. Les affaires ne sont pas pour autant terminées. Un 1989, une enquête du ministère des Finances et de l’Inspection générale des affaires sociales met ainsi en évidence les dépenses excessives d’une institution dont le siège entretient des effectifs pléthoriques en dépit d’un déficit proche des 20 millions d’euros. D’après des articles du Monde en date des 28 avril et 6 juillet 1989, seulement un tiers des dons reçus par la CRF est effectivement dépensé sur le terrain à l’époque. L’organisation, qui plus est, connaît des détournements de fonds à répétition. En 1991, d’abord, les patrons d’une société de marketing direct, DBS, empochent la quasi-totalité des sommes recueillies pour la Croix-Rouge, qui les avait chargé de solliciter la générosité du public et de collecter de l’argent en son nom. En 2003, encore, une visite surprise de la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales en Seine-Saint-Denis révèle des dysfonctionnements dans le centre d’urgence du Bourget, en banlieue parisienne. De fait, relate le journal Libération en date du 19 décembre 2003, la section locale de la CRF refuse parfois d’héberger des sans abris car elle déclare occupées des places libres afin de grossir artificiellement ses statistiques d’accueil et d’obtenir davantage de subventions publiques. Suite à une plainte du siège, le responsable de la Croix-Rouge de Seine-Saint-Denis, Robert Dray, est alors condamné pour abus de confiance, tandis que l’organisation est attaquée par plusieurs employés devant les prud’hommes. Le tsunami asiatique de décembre 2004, enfin, confirme les travers d’une institution qui donne le sentiment de privilégier la recherche de financements au détriment de ses missions sociales. Bien que le raz-de-marée nécessite des opérations de reconstruction sur le long terme, la CRF met en effet l’accent sur l’urgence pour collecter des fonds en faveur des victimes. A la différence de ses homologues américaine et canadienne, qui arrêtent leurs appels à la générosité du public dès janvier 2005, elle continue de solliciter des dons pendant plusieurs semaines après la catastrophe, à l’instar des Croix Rouges britannique et suisse. Elle sait pourtant que les besoins de première nécessité sont déjà couverts et que le surplus engrangé peut, au mieux, financer des actions de développement. A meilleure preuve, Médecins Sans Frontières a pris la décision de refuser des dons qui n’auraient pu être utilisés à bon escient à moins de dévoyer son mandat et de se lancer dans des opérations de reconstruction dépassant les capacités d’une ONG spécialisée dans les secours d’urgence. La Croix-Rouge française, elle, préfère amasser une véritable cagnotte grâce à ses bons contacts dans les médias, notamment à travers le directeur de la chaîne TF1 (Télévision Française 1), Etienne Mougeotte, qui fait partie de son conseil d’administration. De plus, elle exclut de demander à ses donateurs de réaffecter leurs fonds vers d’autres crises moins médiatisées mais tout aussi graves. Résultat, constate le journaliste Richard Werly, elle reçoit tellement d’argent qu’elle n’arrive pas à l’utiliser sur le terrain et qu’elle le place dans des banques : sur les 115,8 millions d’euros recueillis, elle ne parvient à en engager que 15% au 31 décembre 2005. Pressée par l’opinion publique de dépenser une partie de ses excédents de trésorerie, elle doit également se résoudre à financer de petites ONG locales en dérogeant à ses pratiques habituelles, quitte à soutenir des partenaires sélectionnés à la va-vite et, pour certains, assez farfelus. A Pudukuppam dans le district de Cuddalore de l’Etat indien du Tamil Nadu jusqu’en septembre 2005, elle reconstruit par exemple des maisons en dur avec une organisation, la Mata Amritanandamayi Math, qui est animée par des mystiques adeptes de la médecine Ayurvédique et dirigée par une gourou connue pour ses pouvoirs de guérison, Sri Mata Amritandanandamayi ! En octobre 2007 au Sri Lanka, la Croix-Rouge française doit par ailleurs licencier la totalité de son équipe locale, qui touchait des commissions occultes pour attribuer les logements construits par l’organisation. Dans le même temps en France, la CRF renonce en décembre 2005 à maintenir ses centres de santé dans les quartiers pauvres de Seine-Saint-Denis, un département qui, précisément, recense un nombre de médecins par habitant près de deux fois inférieur à la moyenne nationale. Une telle décision vaut au président de l’institution, Jean-François Mattei, d’être critiqué pour avoir concentré ses efforts sur des opérations de secours autrement plus rentables en faveur des victimes du tsunami en Asie. Le maire de Drancy, Jean-Christophe Lagarde, dénonce quant à lui les « pratiques de voyous » et les « mensonges » d’une organisation qui n’a pas consulté les élus locaux, ignore le droit du travail et prétend devoir fermer ses dispensaires faute de subventions municipales. Sous la pression des autorités, la Croix-Rouge de Seine-Saint-Denis doit finalement rouvrir provisoirement ses trois centres de santé à Drancy, au Blanc-Mesnil et à Epinay-sur-Seine…
 
-De son côté, l’ARC (American Red Cross) témoigne également des problèmes de gestion que peut poser une société nationale. Dès avril 1904, sa présidente, Clara Barton, fait ainsi l’objet d’une enquête parlementaire et est poussée à la démission car elle a détourné des fonds au profit d’une ferme commerciale, a financé ses vacances sous couvert de missions à l’étranger et a installé sa propre maison dans le siège de l’organisation. Près d’un siècle après, la Croix-Rouge américaine est encore sur la sellette au moment des attaques contre les tours du World Trade Centre à New York le 11 septembre 2001. En effet, sa présidente, le Docteur Bernadine Healy, décide exceptionnellement d’ouvrir un fonds spécial pour solliciter la générosité du public et ne respecte pas la procédure normale qui consiste à lancer des appels au don généralistes afin d’alimenter une cagnotte nationale immédiatement disponible en cas d’urgence. Si l’initiative rencontre un certain succès auprès de la base, elle suscite l’hostilité des sections régionales de l’ARC, placées devant le fait accompli et mécontentes de voir les New Yorkais bénéficier d’un traitement privilégié par rapport aux victimes du tremblement de terre de San Francisco en 1989, des attentats d’Oklahoma City en 1995 ou des inondations de la Red River en 1997. Il faut dire aussi que Bernadine Healy n’est pas très populaire auprès de ses employés car elle a eu l’occasion de licencier des cadres véreux et s’est vue attribuer un salaire deux fois supérieur aux émoluments de son prédécesseur, à hauteur de 400 000$ par an. Concrètement, elle se retrouve en l’occurrence avec un excédent d’argent qu’elle a du mal à dépenser pour les rescapés du World Trade Centre et qu’elle songe à réinvestir dans un fonds pour les victimes du terrorisme en général, au risque de trahir la volonté et la confiance des donateurs. En octobre 2001, elle doit finalement démissionner quand il s’avère qu’une bonne partie des $540 millions collectés auprès du public n’a pas servi à secourir les survivants de l’attentat mais à couvrir les frais administratifs de l’organisation et à lancer des projets sans rapport immédiat avec la catastrophe. Les problèmes, qui plus est, ne s’arrêtent pas là. Le mois suivant, l’Etat du New Jersey poursuit en justice le directeur, Joseph Lecowich, et la comptable, Catalina Escoto, de la section locale de la Croix-Rouge américaine dans le comté de Hudson, qui sont accusés d’avoir détourné un million de dollars. A l’occasion de l’Ouragan Katrina qui ravage La Nouvelle Orléans en août 2005, encore, l’ARC met à disposition des rescapés des chambres d’hôtel qui, raconte Eric Lipton, bénéficient parfois à de simples vacanciers ou qui sont facturées par des gérants peu scrupuleux alors qu’elles restent inoccupées. Des escrocs entreprennent quant à eux de collecter de l’argent en se faisant passer pour des membres de la Croix-Rouge.
 
-Dans les autres pays développés, les sociétés nationales ne sont pas non plus épargnées par les scandales de fraude, de détournements de fonds, de corruption ou d’évasion fiscale. La Croix-Rouge australienne, rapporte la journaliste Liz Gooch, connaît ainsi des problèmes un peu similaires à ceux de son homologue américaine en 2001. En 2003, on lui reproche en l’occurrence d’avoir détourné l’argent collecté pour les victimes de l’attentat de Bali en Indonésie : de fait, la communication de l’organisation s’est avérée pour le moins trompeuse, même si un audit l’innocente des accusations plus graves de malversations. En Europe, on peut également citer quelques scandales retentissants au cours des dernières années. En avril 2000, d’abord, deux directeurs de la Croix-Rouge bavaroise échouent en prison parce qu’ils ont gonflé les prix d’achat de produits utilisés à la collecte de sang, en échange d’une commission de trois millions de deutschemarks reversés par des compagnies pharmaceutiques. En février 2006, encore, le président de la Croix-Rouge bulgare, Hristo Grigorov, est arrêté à cause d’importants détournements de fonds et entame une grève de la faim pour protester contre sa mise en examen. En Serbie, enfin, la section belgradoise de la Croix-Rouge yougoslave détourne tellement de vivres que la FICR et le CICR décident d’assumer provisoirement la responsabilité des opérations de secours de la société nationale entre 2001 et 2003.
 
-Bien entendu, les sociétés nationales n’échappent pas non plus aux problèmes dans les pays en développement qui connaissent un niveau élevé de corruption. A dire vrai, il n’y a pas vraiment de raisons que leurs dirigeants soient plus « honnêtes » que dans la fonction publique, sachant que leurs cadres proviennent souvent de l’administration. Plusieurs cas de figure se présentent. De façon assez courante, on assiste d’abord à un détournement des secours envoyés depuis l’étranger, y compris en ce qui concerne les intrants fournis par le CICR, la FICR ou d’autres sociétés nationales. Lors de la guerre de sécession du Bengladesh, par exemple, une bonne partie des vivres est revendue au marché noir par la Croix-Rouge locale, qui s’avère extrêmement corrompue et qui est dirigée par des indépendantistes de la Ligue Awami. Selon un article du quotidien britannique The Times le 19 août 1974, seulement une ration alimentaire sur sept et une couverture sur treize parviennent effectivement aux victimes que veulent aider les organisations humanitaires occidentales. Présidé par Tunku Tan Sri Mohamed, le Croissant Rouge de Malaisie, lui, ne se comporte pas beaucoup mieux au moment de la crise des boat people vietnamiens qui fuient le régime communiste au pouvoir à Hanoi. Avant de finir en prison en 1979, un de ses secrétaires surfacture ainsi les produits d’une usine dont il est propriétaire et qui fournit les plaques de fibrociment du chantier d’un hôpital en construction pour les réfugiés sur l’île de Poulo Bidong. Pendant la sécheresse qui frappe le Sahel en 1984 et 1985, encore, le Croissant Rouge mauritanien est chargé de distribuer les vivres envoyés par la communauté internationale et répercute à ses partenaires de la Caritas et de la Fédération luthérienne mondiale les demandes exagérées du gouvernement, qui réclame trois fois plus que nécessaire afin de détourner une partie de l’aide. Dans le même ordre d’idée, la Croix-Rouge du Sri Lanka cède aux pressions des autorités et bloque des fonds en 1995 au moment où l’armée prépare une grande offensive contre les Tigres tamouls et suspend les opérations humanitaires dans la péninsule de Jaffna. Dans un des pays les plus corrompus du monde, enfin, la Croix-Rouge d’Indonésie (Palang Merah Indonesia) est suspectée de détourner l’aide aux victimes du tsunami de 2004 et doit faire l’objet d’une restructuration sous l’égide de sa présidente Pak Marie Muhammad, qui est une ancienne ministre des finances.
 
-Dans un autre cas de figure, les abus de biens sociaux concernent aussi les fonds collectés sur place, et pas seulement les secours envoyés par la communauté internationale. Certaines Croix Rouges d’Amérique latine le montrent à leur manière. Au Brésil, pour commencer, la CVB (Cruz Vermelha Brasileira) est présidée de 1991 à 2000 par une femme très controversée à cause de ses liens avec la dictature militaire dans les années 1970. Bien que les enquêtes de la Cour des comptes n’aboutissent pas à des condamnations fermes en justice, Mavy d’Ache Assumpção Harmon est en l’occurrence accusée d’avoir profité de l’organisation pour détourner des fonds, voyager en première classe, loger dans des hôtels de luxe, se payer le loyer d’un somptueux appartement, utiliser sa voiture de fonction à des fins personnelles et offrir à sa famille des vacances à l’étranger. Pendant ce temps, la CVB accumule les déficits et s’enfonce dans la crise jusqu’à la nomination en septembre 2001 d’une nouvelle direction sous l’égide de la FICR et d’un avocat, Luiz Fernando Hernández, qui réconcilie les factions en lice et révise les statuts de l’institution sur une base plus décentralisée en janvier 2004. Au Nicaragua, la présidente de la CRN (Cruz Roja Nicaragüense), Esperanza Bermúdez de Morales, est également accusée d’avoir détourné des fonds. Avec son fils, qui a opportunément été nommé conseiller juridique de l’organisation, elle est notamment suspectée de trafiquer les comptes car un audit qu’elle s’empresse de mettre sous le boisseau relève des trous importants dans l’exercice budgétaire de janvier 2000 à décembre 2001. De fait, la CRN dispose d’effectifs pléthoriques mais n’est pas capable de fournir un bilan financier, un suivi de ses dépenses et un inventaire de ses biens. A défaut de fournir des explications convaincantes sur l’utilisation des subventions publiques et des dons reçus en espèce à l’occasion des Ouragans Mitch en octobre 1998 puis Felix en septembre 2007, Esperanza Bermúdez de Morales doit alors démissionner au moment où la Cour des comptes démarre une enquête officielle en mars 2008.