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Comité International de la Croix Rouge
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Comité International de la Croix Rouge - Commentaires




6) La communication externe


-Sur le plan financier, le CICR, lui, est assez transparent. Il a notamment le mérite de publier la part de fonds dédiés (earmarking) qui alimente son budget : dans les années 2000, c’est une des rares organisations humanitaires à le faire. A l’instar de la Croix-Rouge américaine dès 1900, il se préoccupe également de rendre compte de ses activités et commence en 1948 à diffuser des rapports institutionnels sur une base annuelle, d’abord en français, puis en anglais à partir de 1998, avec de petits résumés en français. Accompagnant la croissance de l’organisation, ses rapports prennent d’ailleurs du volume, avec un format agrandi en 1975 et une moyenne de 101 pages dans les années 1950, 95 dans les années 1960, 116 dans les années 1970, 138 dans les années 1980, 308 dans les années 1990 et 395 dans la première moitié des années 2000. Les problèmes de transparence tiennent davantage à un manque cohérence. D’une décennie à l’autre, il est rare que les rapports d’activités du Comité présentent le budget de la même façon et qu’ils livrent des informations suivies sur les effectifs ou la fréquence des visites rendues auprès des prisonniers de guerre et des détenus d’opinion. A partir de 1990, ils arrêtent par exemple de mentionner le nombre de sociétés nationales reconnues par le CICR, sujet délicat du fait des controverses que génèrent les demandes d’adhésion du Croissant Rouge palestinien et de la société israélienne du Bouclier de David Rouge. De telles lacunes empêchent les comparaisons précises et obligent à effectuer des ajustements pour apprécier l’évolution de l’organisation et de ses performances. Selon Michèle Mercier, les rapports d’activités du CICR ont finalement gagné en poids ce qu’ils ont perdu en substance. Après avoir doublé leur nombre de pages entre 1992 et 2002, ils se sont perdus dans un luxe de détails statistiques, logistiques et opérationnels au lieu de pointer les manquements des Etats au droit humanitaire international. En effet, le CICR ne s’est jamais risqué à proposer des analyses susceptibles d’avoir une portée politique, à la différence de la FICR, qui publie des rapports annuels sur les calamités naturelles depuis 1993, ou d’Amnesty International, qui dresse des bilans détaillés des violations des droits de l’homme pays par pays depuis 1962. En outre, le Comité explicite peu ses choix et ses décisions. Selon Robert Lloyd et al., c’est surtout son mode de recrutement par cooptation qui l’a conduit à fonctionner en huis clos, sans se préoccuper de ses partenaires. Parmi les organisations humanitaires étudiées par Hetty Kovach, la FICR est en fait la seule à véritablement rendre compte de ses activités et d’un mode de gouvernance démocratique qui empêche la prise du pouvoir par une minorité et qui assure une représentation géographiquement équilibrée aux différents membres du mouvement.
 
-D’une manière générale, la politique de communication du CICR se caractérise plutôt par la retenue, voire le mutisme et l’autocensure. Elle est en effet guidée par un principe de neutralité qui, confirmé à Vienne en 1965, pousse à s’abstenir de prendre part aux hostilités et à toute controverse d’ordre politique, racial, religieux ou idéologique. Selon Pierre Apraxine, un délégué du CICR à Bruxelles, ce type de neutralité diffère des obligations d’impartialité du code de bonnes pratiques humanitaires édicté à Stockholm en 1993, qui prévoit simplement de ne pas favoriser une partie plutôt qu’une autre. De crainte d’être empêtré dans des polémiques, le Comité rechigne ainsi à transmettre les plaintes des sociétés nationales concernant des violations des Conventions de Genève : une obligation dont il a d’ailleurs été officiellement déchargé lors de la vingtième conférence internationale des Croix Rouges à Vienne en octobre 1965, sauf cas exceptionnel. Pour Jacques Freymond, le CICR doit plutôt être ferme et vocal lorsqu’il cherche à promouvoir le droit humanitaire dans un cadre multilatéral, mais discret et souple lorsqu’il poursuit une diplomatie bilatérale pour avoir accès à des victimes. Concernant les prisonniers de guerre ou les détenus civils, par exemple, l’institution privilégie la confidentialité et traite directement avec les autorités responsables. Après avoir été lus et corrigés par Genève, les rapports de ses délégués sont remis aux dirigeants concernés et ne sont pas publiés. C’est seulement quand les autorités en citent les passages les moins compromettants que le CICR s’estime délié de son obligation de réserve et se résout éventuellement à en publier l’intégralité pour contrebalancer la propagande politique des geôliers. Dans un communiqué en date du 19 mars 2008, par exemple, l’institution devait contester les déclarations trompeuses du ministère srilankais des Affaires étrangères, qui avait déformé les conclusions des rapports confidentiels du Comité pour prétendre que le nombre de disparitions et d’exécutions extra-judiciaires avait baissé en 2007. Concrètement, le CICR a rarement besoin de publier ses rapports pour rectifier les propos d’un gouvernement. La plupart du temps, les autorités détentrices se gardent en effet de communiquer la moindre information à ce sujet. Le ministère de l’Intérieur d’Irlande du Nord compte parmi les seuls à avoir publié l’intégralité d’un rapport de visite du CICR, en l’occurrence à propos du camp de Long Kesh le 31 août 1972.
 
-La communication du Comité de Genève est tout aussi restreinte avec le grand public. Par souci d’impartialité, d’abord, l’organisation réprouve la guerre en général mais n’en condamne aucune en particulier. Elle ne s’oppose pas non plus à la peine de mort, à la différence d’Amnesty International, qui est une organisation de militants. Ainsi, les Conventions de Genève n’interdisent pas l’exécution des criminels ou des prisonniers de guerre qui se révoltent. Encore récemment, le CICR ne s’est pas prononcé sur l’exécution en décembre 2006 de Saddam Hussein, qui s’était plaint des défaillances du Comité parce qu’il avait seulement reçu deux lettres de sa famille depuis sa capture par les troupes américaines en Irak en décembre 2003. D’une manière générale, l’institution évite tous les sujets susceptibles de provoquer des controverses et d’avoir des implications politiques. En cela, le CICR diffère d’ailleurs de la LCR puis de la FICR, dont les actions dans le domaine de la santé publique conduisent à émettre des vœux et à rédiger des recommandations aux gouvernements. Dans son bulletin au début des années 1920, par exemple, la Ligue des Croix Rouges revendique une certaine forme de justice sociale et de démocratie en demandant aux Etats d’améliorer les conditions de travail et de lutter contre le chômage pour éviter les accidents et réduire la vulnérabilité aux maladies. Le CICR, lui, attend la fin de la guerre froide pour s’impliquer dans des problèmes structurels et prendre le risque de se politiser en voulant se mêler de prévention et de résolution des conflits.
 
-Dans le même ordre d’idées, les communiqués de presse du Comité n’ont pas vraiment pour but d’être relayés par les médias, qui les mentionnent d’ailleurs rarement. D’après Claudio Caratsch, un vice-président du CICR et un ancien ambassadeur suisse, ils servent surtout d’instruments de négociation dans le cadre d’une discrète diplomatie humanitaire qui vise à engager la réputation d’un Etat réfractaire pour l’inciter à appliquer les Conventions de Genève. En pratique, le Comité dit surtout ce qu’il fait et non ce qu’il voit. Ses déclarations sont très codées. « Les membres du CICR, écrit l’historienne israélienne Dominique-Debora Junod, s’expriment dans un langage neutre et impartial. Pour y parvenir, ils utilisent avec habileté les litotes, les euphémismes, les omissions, les allusions, les extrapolations et les abstractions. Il en résulte une « langue de bois » qui se veut un alliage entre idéal et neutralité. C’est en vain que l’on y cherchera, à de rares exceptions près, l’expression d’intentions politiques claires, d’émotions, de sentiments personnels ». Chargé d’évaluer le mouvement, l’expert canadien Donald Tansley va encore plus loin et considère que le CICR « fonctionne en circuit fermé ». Selon la traduction que l’on peut faire de son rapport en anglais, il s’avère que le Comité n’explique même pas ce qu’il fait et pourquoi. « Il n’est pas ouvert aux idées et aux informations venues de l’extérieur […] Au final, son obsession du secret l’a emporté sur la nécessité de rester discret pour avoir accès à des prisonniers ».
 
-Malgré la position de Henry Dunant, qui avait utilisé le registre de la dénonciation à propos de la bataille de Solférino, la discrétion et le souci de l’impartialité sont en quelque sorte inscrits dans les gênes de l’organisation. Dès sa première intervention sur un terrain de guerre en 1864, le Comité choisit de ne pas prendre parti, envoie un délégué dans chaque camp et refuse de se prononcer sur les mobiles du conflit, s’attirant les critiques de la presse de Copenhague parce qu’il ne dénonce pas l’agression de la Prusse contre deux duchés convoités par la Couronne danoise, le Schleswig et le Holstein. Bien que son président Gustave Ador soit un patron de presse à la tête du Journal de Genève de 1871 à 1904, le CICR continue ensuite d’encadrer très strictement sa politique de communication. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, il interdit par exemple de publier dans son bulletin des articles écrits par des particuliers qui ne sont pas membres du mouvement. En 1936 au moment de l’invasion fasciste de l’Ethiopie, encore, il cède aux pressions du délégué de la Croix-Rouge italienne à Genève, Guido Vinci Gigliucci, et supprime de sa revue un article favorable aux Abyssins et écrit par Fritzi Small, la représentante à Addis-Abeba de l’Union internationale de secours aux enfants. Il applique en l’occurrence deux poids et deux mesure pour expurger les termes jugés offensants dans les textes soumis à publication dans son bulletin. Ainsi, relève Rainer Baudendistel, il reproduit in extenso les plaintes de la Croix-Rouge italienne mais pas de son homologue éthiopienne, alors que l’une et l’autre dénoncent la « barbarie » de l’ennemi. Dans le même ordre d’idées, ses archives sont classifiées et complètement fermées au public pendant très longtemps, comme dans les ministères de la Guerre à l’époque. Au mieux, il délivre quelques documents au compte-gouttes, sans droit de citation. Les historiens doivent s’engager par écrit à ne pas publier leurs travaux sans l’accord du CICR, qui se réserve le droit de les censurer. Il faut attendre plus d’un siècle pour qu’à force de pressions, le Comité se décide en janvier 1996 à ouvrir ses archives. Encore garde-t-il un délai de prescription de cinquante ans, réduit à quarante en avril 2004.
 
-Le CICR applique également avec beaucoup de sévérité le devoir de réserve qu’il impose à ses délégués. Il censure par exemple un de ses collaborateurs, Paul Des Gouttes, qui démissionne de l’institution pour marquer sa désapprobation après avoir dû supprimer de son manuscrit les passages trop critiques dans une hagiographie consacrée au président du Comité, Gustave Ador, au moment de sa mort en 1928. Le CICR va même jusqu’à poursuivre en justice un de ses délégués, Dres Balmer, qui était d’abord parti en mission au Zaïre en 1979 puis en Thaïlande auprès des réfugiés cambodgiens en 1980, avant d’atterrir au Salvador en 1981. Rappelé à Genève et licencié fin juillet 1982, celui-ci est en l’occurrence accusé d’avoir rompu son obligation de réserve car il a écrit un roman, Kupfer Stunde, qui raconte ses visites en prison et témoigne de la souffrance des victimes. Bien que le nom de l’institution ne soit pas cité, le CICR argue que le récit de Dres Balmer compromet ses activités dans les dictatures d’Amérique latine et obtient de la justice suisse que l’ouvrage soit retiré de la vente. De crainte de voir l’affaire montée en épingle et d’être accusé d’attenter à la liberté d’expression, le Comité renonce ensuite à ses poursuites judiciaires quand le livre est publié à compte d’auteur et réédité en français sous le titre de L’heure de cuivre en mai 1984. Le CICR n’en reste pas moins vigilant. Aujourd’hui encore, il veille à ne pas diffuser L’Avenue de la paix, bulletin interne où les délégués épanchent leurs états d’âmes.
 
-Résultat, le Comité dénonce très rarement les exactions dont ses collaborateurs sont les témoins. On sait ce qu’il en a été à propos de la Shoah pendant la Seconde Guerre mondiale. A l’époque, relate Isabelle Vonèche Cardia, le devoir de réserve du CICR s’est d’ailleurs étendu à la Croix-Rouge suisse lorsque celle-ci a chapeauté une mission médicale sur le front germano-soviétique, à Smolensk en octobre 1941, afin de lutter contre le bolchévisme et de donner des gages de bonne volonté aux nazis malgré les limites de son mandat, théoriquement restreint au territoire national. Sur place, les Allemands interdirent à son personnel de soigner les prisonniers de guerre, les civils et les grands blessés soviétiques, laissés agonisants dans un lazaret. Des membres de la Croix-Rouge suisse devaient également être témoins de l’exécution de Juifs et d’otages. De retour dans leur pays, le gouvernement leur a alors interdit de donner des interviews ou de faire des déclarations publiques sur les atrocités qu’ils avaient vues. Pour sa part, le CICR s’est méfié des fuites dans les médias qui pouvaient porter préjudice à l’intérêt des victimes. En effet, ses négociations avec les nazis pour obtenir la libération d’autres détenus ont été mises en péril quand la presse helvétique a affirmé que les Françaises du camp de Ravensbrück avaient fourni des renseignements militaires sur les Allemands lors de leur évacuation vers la Suisse en avril 1945. Par la suite, le CICR est resté très prudent. De peur de fâcher les indépendantistes en lutte contre le colonisateur hollandais en Indonésie, par exemple, il a préféré rappeler à l’ordre son délégué à Batavia, qui avait lancé un appel à la radio pour faire cesser les exactions des insurgés contre les minorités chinoises en juillet 1947.
 
-Aujourd’hui, le CICR ne se prononce que sur des violations importantes, répétées et confirmées de sources sûres, quand ses démarches diplomatiques n’ont pas permis de mettre fin aux abus et qu’une accusation publique va dans l’intérêt des victimes. La présence de ses délégués sur le terrain est alors indispensable, surtout lorsqu’ils sont les seuls témoins des exactions. Faute de personnel sur place, le CICR s’est abstenu de dénoncer l’emploi d’armes chimiques par les troupes grecques pour déloger les communistes réfugiés dans des grottes du Péloponnèse après l’insurrection de 1947. Il n’a pas non plus repris à son compte les allégations de la presse ou des belligérants à propos de défoliants largués par des avions sud-africains pour détruire les cultures servant à ravitailler le Frelimo (Frente de Libertação de Mozambique) dans le nord du Mozambique, selon un article du Monde en date du 12 juillet 1972, ou de gaz toxiques utilisés par l’armée portugaise contre les indépendantistes angolais, selon un communiqué du MPLA (Movimento Popular de Libertação de Angola) le 10 juillet 1970. La présence de délégués témoins de violations du droit humanitaire ne suffit d’ailleurs pas à déclencher une dénonciation du CICR. Le Comité s’est exprimé publiquement sur l’usage de gaz toxiques au Yémen en 1967 mais pas en Ethiopie en 1936 ou au Vietnam entre 1961 et 1971, deux pays où il avait pourtant déployé des équipes. Il faut dire qu’en Ethiopie et au Vietnam, un seul des belligérants en lice avait la maîtrise du ciel. Une dénonciation serait donc revenue à les désigner nommément comme responsables des violations du droit humanitaire, à la différence de la Première Guerre mondiale, où tant les Alliés que l’Allemagne ont recouru à des gaz toxiques. Dans le cas du Maroc, où il n’est pas intervenu pendant la guerre du Rif, c’est en accord avec le gouvernement espagnol et sur pression de l’opinion publique qu’en novembre 1925, le CICR s’est résolu à publier dans un numéro spécial du Bulletin international de la Croix Rouge sa correspondance avec Madrid à propos de l’usage de gaz moutarde par les troupes coloniales.
 
-Enoncé en 1981 et amendé en 2005, un document du CICR, la « Doctrine 15 », prévoit en fait plusieurs étapes avant de dénoncer des exactions. En effet, le Comité ne s’interdit pas complètement de communiquer des informations confidentielles et de condamner publiquement le blocage des autorités. Dans un premier temps, il projette d’abord d’informer et d’impliquer discrètement des tierces parties susceptibles d’influencer l’Etat réfractaire à l’application des Conventions de Genève. Si le blocage persiste, il s’autorise ensuite à publier des déclarations sur l’absence de progrès réalisés au cours d’une négociation. En dernier recours, il envisage même de dénoncer les violations massives et répétées du droit humanitaire dont ses délégués sont témoins sur le terrain, du moment qu’une telle procédure ne menace pas la vie des victimes et ne leur porte pas préjudice. Susceptible de nuire à la réputation du responsable des exactions, la menace d’un retrait est alors brandie afin de négocier la mise en œuvre des secours. Dans des communiqués en date du 21 mars et 12 octobre 1973, le CICR a ainsi annoncé son refus de continuer à visiter les prisons du Vietnam du Sud parce que ses délégués n’étaient pas autorisés à s’y entretenir seuls avec les détenus politiques. En pratique, cependant, le Comité a très peu recouru à ce procédé, contrairement à Médecins sans frontières.
 
-Deux positions s’opposent en la matière. La première, retenue par le CICR, privilégie la confidentialité pour ne pas exposer les victimes et les humanitaires à de possibles représailles en cas de dénonciation, quitte à légitimer des pratiques répréhensibles. La seconde, défendue par Médecins sans frontières, consiste à rendre compte des exactions dont est témoin le personnel déployé sur le terrain, au risque d’être expulsé et de compromettre la poursuite des opérations de secours dans la région considérée. Les deux positions semblent antinomiques. Ainsi, Bernard Kouchner a dû abandonner son poste et violer l’obligation de réserve du CICR pour dénoncer les abus de l’armée nigériane lors de la guerre du Biafra. De même, Anne de Loisy a démissionné et rompu la loi du silence pour écrire un livre sur les violences policières à l’encontre des demandeurs d’asile dans les zones de rétention administrative des aéroports où elle avait été médiatrice de la Croix-Rouge française. De fait, la discrétion du CICR n’est pas une disposition du droit humanitaire. Sur le terrain, d’autres organisations s’avèrent plus loquaces en ce qui concerne les prisonniers de guerre, les détenus politiques ou les personnes déplacées. Même le HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés), qui compte pourtant parmi les agences les plus mutiques de la mouvance onusienne, se gêne moins que le CICR pour critiquer la politique d’asile des Etats où il travaille ou qui le financent. Le Comité de Genève, lui, est d’abord le produit d’une culture suisse portée sur le secret. Selon Donald Tansley, il garde trop souvent le silence parce que c’est « confortable », et non parce que c’est « nécessaire ».
 
-Pour le CICR, la discrétion présente deux principaux avantages : elle protègerait mieux les victimes et permettrait d’être impartial. Du point de vue de Genève, la confidentialité reste le meilleur moyen d’instaurer des relations de confiance avec des belligérants, des autorités détentrices ou des responsables d’exactions. La discrétion lui permet notamment de visiter les prisonniers d’opinion beaucoup plus régulièrement qu’Amnesty International. Avec efficacité si l’on en croit certains observateurs. Selon le New York Times du 8 juin 1974, ses entretiens ont en l’occurrence permis d’améliorer les conditions de détention de prisonniers de guerre israéliens en Syrie. Suite à une lettre confidentielle de Samuel Gonard le 27 janvier 1969, relate le Sunday Times du 18 septembre 1977, les cas de torture ont par ailleurs diminué dans les prisons israéliennes. Une fois libérés, des détenus célèbres ont également témoigné de l’impact positif des délégués du CICR, à qui ils ont rendu hommage au cours des visites symboliques de Nelson Mandela au siège du Comité à Genève en 1990 ou de Daw Aung San Suu Kyi à la délégation de Rangoon en 2002. Au contraire, une dénonciation publique des responsables d’exactions risque de compromettre les victimes et la poursuite des programmes humanitaires. Elle ne sert de toutes façons à rien si elle n’est pas relayée par la communauté internationale. Du temps de la guerre froide, relève par exemple Simone Delorenzi, le CICR ne dénonce pas le comportement de l’Union soviétique ou de la Chine populaire parce que les grandes puissances occidentales ne sont pas prêtes à se mobiliser sur la question du goulag ou de l’occupation du Tibet, sans parler de la Tchétchénie aujourd’hui. Dans un hommage rendu au juriste Jean Pictet, Jacques Moreillon écrit que, « pour la Croix-Rouge, condamner un agresseur, ce n’est pas seulement s’interdire l’accès à toutes les victimes qui dépendent de lui, mais encore se fermer des portes chez ses amis, car même les agresseurs ont des amis, aujourd’hui comme hier. Enfin, on ne saurait condamner tel agresseur et ignorer tel autre ; ainsi de condamnation en condamnation, la Croix-Rouge ne pourrait plus agir que dans le dernier bastion des rares pays au-dessus de tout soupçon… qui de toute façon n’auraient pas de "victimes" à proposer ».
 
-Le Comité évite donc de dénoncer publiquement les auteurs de crimes contre l’humanité afin de ne pas rompre les passerelles de dialogue avec les tortionnaires. Selon Daniel Muñoz-Rojas et Jean-Jacques Frésard, la diffusion du droit humanitaire et les pressions en faveur d’une application de ses normes sont davantage susceptibles d’améliorer la situation des victimes que les appels à la compassion ou à la morale. D’après François Bugnion, « le CICR a constaté qu’une démarche confidentielle avait d’infiniment meilleures chances d’aboutir au résultat souhaité —la fin de la violation— qu’une intervention sur la place publique. En effet, dans la majorité des cas, les Etats qui sont mis en cause publiquement songent moins à remédier à l’infraction qui leur est imputée —ce qui pourrait passer pour un aveu de culpabilité— qu’à justifier leur comportement —et l’on sait qu’en ce domaine, les chancelleries ne sont jamais à court d’arguments. Combien de fois n’a-t-on pas vu des protestations publiques conduire au résultat opposé à celui qui était visé : se sentant accusé, l’Etat mis en cause raidissait sa position […] pour bien démontrer qu’il n’avait rien à se reprocher ? Et c’étaient les victimes qui en faisaient les frais ». La dénonciation des abus, toujours selon François Bugnion, bute sur trois principaux écueils : « le piège de l’arbitraire qui conduit à stigmatiser certaines violations […] alors que d’autres, d’une importance comparable ou plus graves encore, ne sont pas dénoncées » ; « le piège du formalisme juridique [qui conduit à révéler] les violations, non plus en fonction de leur gravité intrinsèque et des souffrances qu’elles infligent, mais en fonction de la seule possibilité d’identifier clairement la règle transgressée » ; « la prolifération d’appels de plus en plus nombreux et de moins en moins écoutés », enfin, qui banalise les drames humains.
 
-Au contraire, la discrétion présente l’avantage d’éviter les indignations sélectives qui ruinent tout effort d’impartialité. De fait, il devient souvent impossible de rester neutre si l’on dénonce des abus. Pour cette raison, le Comité de Genève essaie précisément de ne pas être instrumentalisé par la politique de propagande des belligérants. Par exemple, il donne rarement suite aux requêtes d’opposants en exil qui le prient d’aller inspecter les prisons d’un régime honni : il n’accède à leurs demandes que dans un quart des cas à peine d’après l’étude de Jacques Moreillon sur la période 1958-1970. Il convient à cet égard de ne pas avoir une lecture trop stricte des rapports annuels du CICR, dont les activités en milieu fermé sont liées à des questions d’accessibilité e t ne reflètent pas forcément l’intensité d’une répression. Selon la thèse défendue par David Forsythe dans un article du Human Rights Quarterly, une augmentation du nombre de visites de prisons signalerait l’existence d’un problème, tandis qu’une diminution témoignerait d’une normalisation de la situation. Mais en réalité, tout dépend d’abord des autorisations accordées au CICR pour entrer dans des lieux de détention. Une absence de visite ne démontre certainement pas que les droits des prisonniers sont convenablement respectés. En introduction de ses rapports d’activités à partir de l’année 1987, le CICR précise ainsi que « la longueur du texte consacré à un pays ou une situation donnée n’est pas nécessairement proportionnelle à la gravité des problèmes constatés et combattus par l’institution. Il existe en effet des situations, graves sur le plan humanitaire, pour lesquelles le CICR n’a pas d’action à décrire, faute d’avoir obtenu l’autorisation d’agir ; à l’opposé, la description d’actions dans lesquelles il a une large possibilité d’action demande beaucoup d’espace, indépendamment de la gravité des problèmes humanitaires rencontrés ».
 
-Les possibilités d’accès au terrain, et non l’intensité des crises, déterminent en fin de compte la communication de Genève, voire ses opérations de secours, au risque de produire des déséquilibres préjudiciables au vœu d’impartialité de l’institution. Le CICR, constate Donald Tansley, privilégie par exemple Chypre au détriment du Cambodge en 1974, ou bien les prisonniers de guerre américains au Vietnam plutôt que les victimes de pogroms au Burundi en 1972. Le biais tient certainement à des raisons de proximité géographique, de mandat ou d’affinités culturelles, et pas seulement de financements et de logistique. Après 1945, reconnaît une historienne officielle du mouvement, Catherine Rey-Schyrr, le CICR se surinvestit ainsi en faveur des prisonniers de guerre allemands et va jusqu’à proposer une assistance juridique à ceux qui sont poursuivis pour des crimes contre l’humanité. Faute de moyens financiers et légaux pour aider les civils, il intervient en revanche moins auprès des autres catégories de populations nécessiteuses en Europe, sans parler des victimes juives de la Shoah pendant la durée du conflit. Le temps de la guerre froide est particulièrement significatif à cet égard. D’un côté, le CICR n’a quasiment pas accès aux pays communistes et il n’a donc rien à dire sur le goulag. De l’autre, il intervient auprès de détenus communistes en Grèce dans les années 1960 ou en Amérique latine dans les années 1970 et 1980, et ses rapports d’activités sont donc exploités à des fins de propagande en vue de dénoncer les dictatures de droite.
 
-Malgré ou à cause des contraintes du terrain, une même action humanitaire du CICR peut ainsi donner lieu à des interprétations différentes. La communication de Genève sur les Etats-Unis et Israël le montre à sa manière. Concernant la lutte contre le terrorisme menée par Washington à partir de 2001, d’abord, David Forsythe reproche au CICR d’avoir voulu éviter de froisser son principal bailleurs de fonds et d’avoir en conséquence attendu deux ans avant de s’exprimer sur les violations du droit humanitaire à Guantanamo. D’un autre côté, Lee Casey et David Rivkin considèrent que le Comité a outrepassé son mandat et son devoir de réserve en critiquant ouvertement le comportement de l’administration George Bush en Irak et dans la base de Cuba à partir de 2003. En effet, soulignent-ils, le CICR a demandé l’application de normes que les Etats-Unis n’avaient pas adoptées, notamment les protocoles additionnels de 1977. Solution de facilité, il a en outre choisi de s’attaquer à une démocratie plutôt qu’aux nombreuses dictatures dont il aurait pu dénoncer les violations des droits de l’homme. Ce faisant, il a donné le sentiment d’appliquer deux poids et deux mesures : historiquement, il n’avait pas autant critiqué les tortionnaires qui avaient refusé de lui laisser accès et d’accorder un statut de prisonnier de guerre aux militaires américains tombés entre les mains de l’ennemi pendant les guerres de Corée, du Vietnam, du Golfe puis d’Afghanistan. Pour le sénateur républicain Daniel Fata, un directeur des études de sécurité nationale, la campagne médiatique du CICR contre les violations des droits de l’homme par l’administration George Bush a atteint une ampleur incomparable et a relevé du lobbying, à l’instar d’Amnesty International. Selon lui, les Etats-Unis devaient donc revoir à la baisse leurs relations avec le Comité de Genève, dont ils étaient le plus gros bailleurs de fonds.
 
-Le cas d’Israël dans les territoires occupés a aussi posé de nombreux défis pour assurer une communication impartiale après la guerre des six jours en juin 1967. D’un côté, Amnesty International a reproché au CICR de servir la propagande de l’Etat juif en laissant croire que les conditions de détention y étaient « satisfaisantes ». En réalité, l’institution n’était pas immédiatement informée des arrestations et elle ne pouvait ni effectuer d’inspections « surprises », ni s’entretenir avec les prisonniers en cours d’interrogatoire, ni avoir accès aux cellules « spéciales », aux postes de police et aux camps militaires où, précisément, l’on pratiquait la torture, ainsi que devait le révéler un article du Sunday Times en date du 19 juin 1977. S’il a autorisé le Comité de Genève à travailler de facto dans les territoires palestiniens, le gouvernement a en effet contesté l’applicabilité de jure des Conventions de Genève, arguant qu’il s’agissait d’un conflit interne. Le CICR n’a donc pu intervenir de plein droit qu’auprès des quelque 20 000 habitants syriens du Golan, pour qui il a entrepris des procédures de réunification familiale et organisé des visites de l’autre côté de la frontière. Dans les territoires palestiniens, en revanche, le travail du Comité de Genève a continué de dépendre du bon vouloir des autorités d’occupation. L’institution a notamment cédé aux pressions du gouvernement quand, aux Nations Unies, la fuite de certains de ses rapports confidentiels a été utilisée par les pays arabes pour dénoncer les exactions des Israéliens. Le Comité a alors dû cesser de relater nommément les plaintes pour torture et a été contraint de confronter les allégations des détenus palestiniens devant leurs geôliers. Dans un communiqué du 12 janvier 1976, le Comité a certes fini par réagir aux allégations de la presse israélienne en précisant publiquement que tous les problèmes n’avaient pas été « résolus ». Pour autant, la bataille autour de la communication de l’institution ne s’est pas arrêtée là. Grâce à des « fuites », le Sunday Times du 18 septembre 1977 a révélé plus de 200 plaintes du CICR pour mauvais traitements et a reproché au ministère de la Justice israélien de prétendre que les rapports confidentiels de Genève étaient positifs, tout en refusant de les publier. Le scandale a obligé Genève à renvoyer le chef de sa délégation en Israël, André Tschiffeli, qui, dans un entretien accordé au Jerusalem Post du 5 août 1977, démentait les accusations du Sunday Times quant à l’usage sytématique de la torture.
 
-D’un autre côté, le Comité s’est heurté à la méfiance des autorités d’occupation dans les territoires palestiniens. Suspecté d’antisémitisme à cause de son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale, il a paru d’autant plus biaisé qu’il n’a pas reconnu l’équivalent de la Croix-Rouge en Israël, la MDA (Maguen David Adom), officiellement pour des raisons d’emblème, officieusement pour ne pas dissuader les Etats arabes de ratifier les Conventions de Genève. Lors de la guerre du Yom Kippour en octobre 1973, il a appelé toutes les parties au conflit à épargner les civils et a publiquement critiqué l’engagement d’Israël à ce sujet, trop vague à son goût. En revanche, il n’a rien dit nommément de l’Egypte, qui avait accepté le rappel du CICR sous réserve de réciprocité, en contradiction avec les prrincipes des Conventions de Genève. En décembre 1973, encore, le Comité franchissait un pas et proposait, à défaut d’y participer directement, de monter une commission d’enquête sur les violations du droit humanitaire dans la région. Pour leur part, des membres de l’institution ont pris la liberté de dénoncer ouvertement les abus, notamment de la part des militaires de l’armée, Tsahal. En assimilant à un crime de guerre l’implantation de colonies juives dans les territoires occupés et en acceptant la publication de ses propos dans l’International Herald Tribune du 18 mai 2001, le chef de la délégation du CICR à Tel-Aviv, René Kosirnik, a ainsi provoqué la fureur des autorités. Le président du Comité, Cornelio Sommaruga, a également compromis la neutralité de l’institution quand il a annoncé sa participation à une commission des Nations Unies qui devait enquêter sur les bavures de Tsahal à Jénine en avril 2002 et qui n’a finalement jamais vu le jour à cause de l’opposition de Jérusalem. Résultat, le CICR a maintes fois été accusé de critiquer uniquement les Israéliens et d’exagérer les problèmes alors qu’il n’avait rien dit de la Shoah pendant la Seconde Guerre mondiale. Certes, il a vainement demandé aux terroristes palestiniens de mettre fin à leurs attaques contre des civils et il a publiquement condamné leurs violations du droit humanitaire. Mais indéniablement, il s’est surtout focalisé sur le comportement de l’Etat israélien en dénonçant les destructions d’habitations, les expulsions, les expropriations et les transferts de populations qui contrevenaient aux dispositions des Conventions de Genève. Ses protestations sont d’ailleurs allées crescendo. Le Comité a d’abord dénoncé l’usage de la torture officieusement, puis publiquement à l’occasion d’un communiqué en date du 21 mai 1992. Par la suite, il a renforcé son argumentaire contre des implantations juives incompatibles avec les articles 27 et 49 de la Quatrième Convention de Genève de 1949. Dans un communiqué du 5 décembre 2001, par exemple, il dénonçait les occupations de terres et pas seulement les blocages de l’armée et les entraves aux activités des secouristes. Dans un communiqué du 18 février 2004, enfin, il prenait publiquement position contre la construction d’un mur de séparation qui faisait déjà l’objet d’une plainte de l’Organisation des Nations Unies à la Cour internationale de justice et qui, sous prétexte de créer une barrière de sécurité, allait affecter la vie quotidienne des habitants et annexer des propriétés palestiniennes en dépassant la Ligne Verte tracée lors de l’armistice d’avril 1949.
 
-Globalement, le CICR est cependant une des organisations humanitaires plus impartiales qui soit. A ce titre, il jouit souvent de la confiance des bailleurs de fonds institutionnels et des victimes. Des sondages commandités par l’organisation auprès de la population le montrent au cas par cas. D’après une enquête dont les résultats complets et la méthodologie n’ont pas été rendus publics, 100%, 94% et 90% des 1 200 personnes interrogées au Liban après la guerre de 2006 trouvaient que le CICR était, respectivement, fiable, indépendant et neutre ; seulement 8% estimaient que le Comité recrutait ses employés à cause de leur confession chrétienne et non de leur compétence professionnelle. Le rapport de Donald Tansley, publié en 1975, l’attestait déjà : « Depuis les individus pris dans des conflits armés internationaux et des conflits armés non-internationaux, jusqu’aux prisonniers politiques, aux victimes de prises d’otages et d’enlèvements, aux réfugiés et autres victimes en détresse, il n’y a pas la moindre trace d’une action partielle, inefficace ou irréfléchie ». Si des erreurs politiques ont pu être commises, confirme David Forsythe, le Comité n’a jamais couvert intentionnellement des activités non humanitaires. Ses dirigeants se sont toujours avérés soucieux d’apporter des secours de façon impartiale et neutre. En effet, le CICR est plus indépendant du gouvernement suisse que la plupart des sociétés nationales vis-à-vis des pouvoirs publics dans leur pays de siège. Il peut donc fournir des secours de façon plus impartiale que les Croix Rouges locales, dont on a vu qu’elle n’étaient pas toujours des partenaires fiables de ce point de vue. Certes, il arrive que des sociétés nationales fassent des efforts de communication pour préserver leur neutralité. La Croix-Rouge australienne, par exemple, a fini par se retirer en 1978 d’un groupement d’ONG, l’ACFOA (Australian Council for Overseas Aid), qui s’était politisé en dénonçant les opérations militaires des Etats-Unis au Vietnam en 1973 puis l’invasion du Timor oriental par l’Indonésie en 1975. Dans le même ordre d’idées, remarque Tanja Schümer, la BRCS (British Red Cross Society) a arrêté en 1998 de participer à un forum de concertation qui dénonçait la politique d’assistance de Londres en Sierra Leone. Dans les républiques du Caucase du Nord au début des années 2000, renchérissent Abby Stoddard et al., l’organisation a préféré distribuer son aide de façon indiscriminée plutôt que de cibler les villages les plus nécessiteux au risque de renoncer à sa neutralité en paraissant soutenir un clan au détriment d’un autre. Lors de la guerre du Vietnam, relèvent encore Daphne Reid et Patrick Gilbo, les publications officielles de la Ligue ont essayé de donner l’impression que le mouvement donnait autant au Nord communiste qu’au Sud nationaliste, occultant le rôle de la Croix-Rouge américaine auprès des troupes de son pays sur le terrain. Mais en général, les sociétés nationales n’ont pas été neutres. Sur le plan de la communication, elles ont notamment pris des accents patriotiques enflammés quand leur pays était en guerre. Elles ne sont pas non plus restées insensibles aux conflits qui se déroulaient en dehors de leur territoire. Sous la pression du président Franklin Roosevelt, qui voulait donner de l’aide humanitaire à Madrid pour compenser son embargo sur les armes, la Croix-Rouge américaine s’est ainsi rangée dans le camp des Républicains pendant la guerre d’Espagne : c’est seulement à la fin du conflit, en février 1939, qu’elle a commencé à ravitailler les Franquistes, relate Charles Hurd. Son homologue russe ne s’est pas mieux comportée. Correspondant à Moscou de l’organe du parti communiste britannique The Daily Worker dans les années 1950, Sam Russell explique dans Le Monde du 25 mars 2006 qu’elle a financé les salaires de journalistes amis afin de produire des reportages complaisants sur les progrès de la construction du socialisme en Union soviétique. La FICR, enfin, n’a pas échappé aux tensions de la guerre froide. D’un côté, elle a servi de tribune aux Croix Rouges qui dénonçaient le camp impérialiste. De l’autre, elle a conforté la position des alliés des Etats-Unis en refusant d’exclure de ses rangs les dictatures d’Amérique latine ou le régime de l’apartheid en Afrique du Sud. Alors qu’il venait tout juste d’être nommé à la tête de la FICR en 1987, Mario Enrique Villarroel Lander n’a pas hésité à exprimer publiquement son soutien au chef de l’Etat du Salvador, quitte à heurter les sensibilités du Comité.
 
-Quoiqu’il en soit de ses vertus quant à l’impartialité de l’institution, on peut certes se demander si la politique du silence du CICR est vraiment efficace pour les victimes. Dans son autobiographie, Carl-Jacob Burckhardt se félicitait ainsi d’avoir obtenu en 1936 le transfert du commandant du camp de concentration d’Esterwegen, réputé pour sa brutalité et discrètement dénoncé aux autorités. Mais il omettait de préciser que ce dernier avait en fait été promu à la tête du complexe de Dachau, un des plus gros centres d’extermination de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ! Selon l’historien suisse Paul Stauffer, un pareil oubli visait à vanter les mérites du CICR face aux accusations d’antisémitisme après 1945. Dans tous les cas, il ne démontrait nullement l’efficacité de procédures confidentielles pour inciter les bourreaux à cesser leurs abus et à épargner des vies. En réalité, la politique du silence du CICR méconnaît les avantages de la dénonciation. La pratique a pourtant montré que le témoignage des délégués ne desservait pas systématiquement l’intérêt des victimes. Pendant la Première Guerre mondiale, le Comité a publié et mis en vente ses rapports de visites sans pénaliser les prisonniers de guerre. Au contraire, sa transparence a permis d’enrayer un cycle de représailles en rassurant les gouvernements et l’opinion publique des pays belligérants. Par la suite, le CICR a commencé à travailler auprès des prisonniers politiques et a également pu observer les mérites d’une communication basée sur des témoignages de terrain. Suite à la guerre civile qui avait ravagé la Grèce, il a diffusé avec l’assentiment des autorités helléniques des extraits d’inspections qui lui ont permis de faire connaître et de légitimer son assistance en faveur des internés civils dans la Revue internationale de la Croix-Rouge de février 1949. En janvier 1960, la publication dans la presse française d’un rapport de visite du Comité a, pour sa part, incité les militaires à éviter de torturer les détenus en Algérie. De même, lors de la guerre civile au Yémen du Nord en 1967, les protestations de Genève sur l’usage d’armes chimiques ont conduit les Egyptiens à arrêter d’utiliser des gaz toxiques. La dénonciation de violations du droit humanitaire n’a pas mis en péril la poursuite des activités du CICR. Après avoir protesté publiquement en 1977 contre les restrictions d’accès aux détenus soupçonnés de sympathies communistes en Indonésie, le Comité a pu reprendre ses visites dès l’année suivante. Au cours de la guerre qui a opposé l’Irak et l’Iran durant les années 1980, encore, les activités du CICR ont été suspendues à plusieurs reprises pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec les dénonciations de Genève. Les possibilités d’actions sur le terrain ont en l’occurrence été entravées par le comportement des belligérants avant que le Comité ne se prononce publiquement sur les violations du droit humanitaire par l’une ou l’autre des parties au conflit. En mai 2004, enfin, les fuites qui ont permis de citer des rapports confidentiels du CICR dans la presse américaine et britannique n’ont pas empêché Genève de continuer à visiter les détenus aux mains de l’armée américaine en Irak. Au contraire, les photos de la prison d’Abu Ghraib et les révélations sur les tortures pratiquées par les troupes d’occupation ont conduit les autorités américaines à réagir et à mener des investigations. En revanche, les visites confidentielles du CICR n’avaient visiblement pas permis d’améliorer les conditions de détention. Pire, elles avaient incité les autorités à escamoter leurs prisonniers pour éviter d’être critiquées. Selon le New York Times du 18 juin 2004, le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, et le directeur de la CIA (Central Intelligence Agency), George Tenet, avaient par exemple demandé en novembre 2003 de placer au secret un présumé terroriste afin qu’il ne soit pas identifiable et que le Comité ne soit pas en mesure de demander à l’assister.
 
-En fin de compte, la discrétion du CICR peut être contreproductive sur le plan humanitaire. Comme l’écrivait l’expert canadien Donald Tansley dans la version anglaise de son rapport de 1975 : « il arrive que le goût du secret pénalise les efforts de protection et d’assistance. Si les autres ne savent pas ce que vous faites, ils ne peuvent pas travailler avec vous et tendent même à se méfier de vous ». De fait, le CICR a parfois été soupçonné d’espionnage. En Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale, un de ses collaborateurs, Georges Graz, a par exemple été accusé d’intelligence avec l’ennemi parce qu’il était en relation avec un agent au service de l’Allemagne et qu’on a retrouvé dans sa chambre un long rapport sur la situation politique en Afrique du Nord. Brièvement détenu en octobre 1943, il a été relâché au bout de quatre jours grâce à l’intervention du consul suisse à Alger. Mais l’incident a mis en évidence la suspicion des services de renseignement alliés quant à la neutralité douteuse du Comité de Genève. A en croire les archives de l’OSS (Office of Strategic Services), ouvertes à Washington en 1996 et largement exploitées par le sénateur américain Alfonso D’Amato pour demander à la Suisse de rendre l’or des nazis confisqué aux juifs, pas moins de 21 délégués du CICR étaient soupçonnés d’avoir espionné pour les Allemands et accepté de l’argent volé aux Juifs par les Nazis ! Les Etats-Unis savaient de quoi ils parlaient. Pendant la guerre de Corée en 1950, l’armée américaine allait apprendre à ses soldats à passer des messages codés dans les courriers transmis par le CICR, au cas où ils seraient faits prisonniers. Quant aux Allemands et aux Autrichiens, ils avaient aussi une certaine expérience en la matière : originaire de Bohême, la comtesse Nora Kinsky avait été suspectée d’espionnage par Moscou alors qu’elle travaillait pour la Croix-Rouge allemande auprès des ressortissants des armées de la Triplice détenus en Russie pendant la Première Guerre mondiale. Selon le documentaire réalisé par Monica Czemin et diffusé sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte le 21 novembre 2007, elle avait effectivement fourni à Vienne des informations sur les prisonniers de guerre qui, favorables à l’indépendance des pays slaves, constituèrent une Légion tchèque et commencèrent en 1916 à lutter aux côtés des Russes contre l’Empire austro-hongrois. D’autres cas semblables ont pu être relevés sur le terrain. Lors de l’invasion italienne de l’Ethiopie en 1936, note Rainer Baudendistel, un infirmier de la Croix-Rouge égyptienne est ainsi allé en Somalie renseigner les troupes fascistes en vue de bombarder un général turc placé sous les ordres du Négus à Bulale. D’après Jean-Claude Delhez, encore, la Croix-Rouge suisse a envoyé sans le savoir à des prisonniers français du dentifrice empoisonné et rempli d’un liquide de culture bactérienne sans risques pour les hommes car destiné à contaminer les chevaux allemands pendant la Première Guerre mondiale.
 
-Outre les problèmes de coordination et de soupçon, la politique du silence du CICR présente trois inconvénients majeurs : elle masque les responsabilités des agresseurs, au risque de s’en rendre complice ; elle entrave la fourniture de preuves pour condamner des criminels de guerre devant des tribunaux internationaux ou locaux ; elle ne permet pas de rester cohérent car elle laisse à d’autres organisations le soin de dénoncer les abus, quitte à devoir endosser les « fuites » qui conduisent à la publication sans son accord des rapports confidentiels du Comité de Genève. Gardien du dogme d’un droit humanitaire qui est régulièrement bafoué, l’institution se contente trop souvent de jouer le rôle d’un greffier qui noterait consciencieusement les exactions observées à travers le monde. A propos du traitement des Juifs en Hongrie pendant la Seconde mondiale, Arieh Ben-Tov lui reproche par exemple un « juridisme étroit » et une « prudence excessive » sous prétexte de ne pas heurter le principe des souverainetés nationales. Une telle « timidité » se retrouve en ce qui concerne les détenus d’opinion. Des 71 pays à propos desquels il a été averti de mauvais traitements entre 1958 et 1970, le CICR n’a demandé à en visiter que 46, dont 12 qui n’ont pas donné suite à ses requêtes. D’après Jacques Moreillon, l’institution n’a pas tenté sa chance dans les 25 autres Etats concernés car elle s’attendait à un refus catégorique et ne voulait pas rompre ses relations avec eux afin de se garder la possibilité d’intervenir en cas de crise humanitaire grave. Le problème, il faut le noter, est donc que le CICR a préféré renoncer à des actions présentes en voulant préserver ses chances pour le futur.
 
-En se taisant, souligne Michael Ignatieff, le CICR prend surtout le risque de se rendre complice d’exactions, voire de génocides dont la dénonciation devrait théoriquement entraîner une réaction de la communauté internationale pour mettre fin aux massacres. Le souci de rester neutre revient en effet à éluder les responsabilités des agresseurs, des tortionnaires et des criminels de guerre. En refusant de dénoncer le comportement des Serbes en Bosnie, relève Gregory Kent, le CICR a par exemple contribué à bloquer les possibilités de réponse politique et militaire à la crise. Lors d’une conférence ministérielle à Genève le 29 juillet 1992, son président a ainsi dénoncé les opérations d’épuration ethnique sans désigner nommément leurs responsables. Dans son alloc ution du 10 août 1992, la chef de file du groupe libéral au Parlement européen, Simone Veil, devait d’ailleurs le lui reprocher amèrement en rappelant les compromissions et les silences coupables de l’institution à propos de la question juive pendant la Seconde Guerre mondiale. Le 31 mars 1993, le Comité allait certes se prononcer publiquement sur les violations des Conventions de Genève par des Serbes qui avaient réquisitionné dix-sept détenus à Batkovic afin de les envoyer creuser des tranchées sur la ligne de front. Mais en attendant, explique Gregory Kent, le CICR a essayé de présenter une vision équilibrée selon laquelle les torts étaient partagés, notamment dans son appel du 13 août 1992. Résultat, il a insisté exagérément sur la moindre exaction commise par les forces musulmanes, quitte à leur reprocher des mauvais traitements à l’intérieur d’un camp de prisonniers, Celebici, qui était en réalité sous le contrôle des Croates. Le CICR n’a pas non plus pris en compte l’incapacité de l’enclave bosniaque à assurer des bonnes conditions de détention alors que sa population était encerclée et éprouvait déjà de grandes difficultés à se ravitailler elle-même. En se focalisant sur le traitement des prisonniers, conclut Gregory Kent, le Comité a masqué la nature génocidaire de la guerre menée par les Serbes.
 
-Un deuxième problème, intrinsèquement lié au premier, est que la politique du silence du CICR peut pénaliser les efforts de la justice pour condamner des criminels de guerre. Si son président Gustave Moynier a imaginé un projet de Cour pénale internationale dès 1872, l’institution s’est bien gardée de faciliter la tâche des enquêteurs chargés de recueillir des preuves. Il faut dire que, historiquement, le Comité a peu été sollicité en la matière. Après la Première Guerre mondiale, d’abord, les Alliés ne voulaient pas fragiliser la République de Weimar et ont donc laissé aux Allemands le soin de monter un tribunal à Leipzig pour juger leurs ressortissants accusés de crimes de guerre. Sur 896 suspects, seulement 12 ont effectivement été traduits en justice et la plupart ont été acquittés : parmi eux, on relève d’ailleurs la présence d’un capitaine, Karl Neumann, qui s’est retranché derrière son devoir d’obéissance pour justifier une violation de l’emblème de la Croix-Rouge et le torpillage d’un navire-hôpital anglais, le Dover Castle, en train de transporter des troupes. Au final, les deux seuls militaires renvoyés de l’armée n’ont même pas purgé leur peine de quatre ans de prison alors qu’ils avaient mitraillé les canots de sauvetage de rescapés qui fuyaient un navire-hôpital coulé par la marine allemande, le Llandovery Castle. Dénonçant une mascarade de justice, les Alliés, à l’exception des Britanniques et des Américains, allaient certes reprendre les choses en main et mener plus de 1 200 procès du côté français, environ 80 du côté belge. Mais à aucun moment ils n’ont fait appel aux témoignages du CICR pour juger les responsables de violations du droit humanitaire. Le Comité n’a pas non plus joué le moindre rôle dans les procès d’Istanbul, qui ont été laissés à la charge d’un autre pays vaincu et qui, eux, se sont avérés plus conséquents par le nombre de cas traités et de condamnations prononcées, jusqu’à la peine de mort. A la différence des Allemands, qui voulaient surtout échapper à l’établissement d’une cour internationale, l’Empire ottoman a en effet cherché à impressionner les Alliés pour atténuer les réparations d’un traité de paix en cours de négociation. Il a également profité de l’occasion pour inculper ses opposants du parti Ittihad, qu’il a accusé d’être responsable des massacres d’Arméniens. Résultat, il n’y a pas eu besoin de Genève pour apporter des preuves. Par la suite, le président du CICR de 1928 à 1945, Max Huber, n’a pas non plus exercé de pressions en ce sens, bien qu’il ait aussi été membre de la Cour internationale de justice à La Haye de 1922 à 1930. En 1936, il refusait notamment de fournir des informations à la Société des Nations sur les abus des Italiens lors de l’invasion de l’Ethiopie. En 1943, encore, il s’abstenait de répondre à la demande des nazis en vue de conduire une enquête sur le massacre de Katyn…
 
-C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que le Comité a développé son opposition de principe à toute participation à des enquêtes sur des violations du droit humanitaire. Lors de l’adoption des Conventions de Genève de 1949, il a obtenu que les militaires inculpés de crimes contre l’humanité continuent de bénéficier de la protection du statut de prisonnier de guerre jusqu’à ce qu’ils soient jugés et déclarés coupables. Selon le CICR, les grandes puissances étaient tenues par leurs obligations conventionnelles et ne pouvaient pas décider unilatéralement de changer les motifs de captivité avant le rapatriement et la libération définitive de leurs détenus. Le Comité s’était en effet inquiété de la « transformation » artificielle de prisonniers de guerre qui, une fois libérés, étaient aussitôt réarrêtés comme civils en raison de leurs attaches avec le parti national-socialiste en Allemagne ou les milieux impérialistes au Japon. Il craignait les abus alors que les Etats-Unis et l’Union soviétique refusaient de lui laisser accès aux militaires vaincus entre leurs mains. Moscou voulait en l’occurrence que les personnes inculpées soient exclues du bénéfice des Conventions de Genève et connaissent le sort des détenus de droit commun de la puissance détentrice. Washington, pour sa part, avait promulgué des lois anti-nazis qui avaient un effet rétroactif, échappaient au droit pénal régulier et risquaient de contrevenir à la présomption d’innocence. Par la suite, le CICR a continué de rester sur son quant-à-soi. Après avoir commis l’erreur de donner suite à une demande des seuls Etats occidentaux du Conseil de sécurité des Nations Unies en vue de mener une enquête sur l’utilisation d’armes bactériologiques par les Etats-Unis lors de la guerre de Corée, il a systématiquement éludé les sollicitations en ce sens, qu’il s’agisse du gouvernement tunisien à propos du comportement des troupes françaises à Bizerte en juillet 1961 ou de l’armée française à propos d’un massacre commis par les indépendantistes algériens à Melouza en juin 1957. A chaque fois, il a argué que ses collaborateurs n’avaient pas été directement témoins des événements et que son rôle était seulement de transmettre les plaintes concernant des violations du droit humanitaire, ceci en vertu d’un mémorandum du 12 septembre 1939 confirmé le 23 novembre 1951. Au Congo à partir de janvier 1961, par exemple, il a refusé de participer à une enquête sur l’assassinat de Patrice Lumumba et de communiquer aux Nations Unies des informations sur les prisonniers politiques visités par ses délégués, qui avaient été les derniers à s’entretenir avec la victime avant sa disparition. Dans le même ordre d’idées, le Comité n’a pas voulu transmettre au Conseil de l’Europe ses rapports sur les abus de la dictature militaire en Grèce en janvier 1968. Après l’invasion du Nord de Chypre par les troupes turques en avril 1974, remarque encore Theodor Meron, il a involontairement dissuadé la Cour européenne des droits de l’homme d’enquêter sur le traitement des prisonniers de guerre aux mains d’Ankara, sous prétexte que ceux-ci étaient déjà assistés par des délégués du CICR. Après la création en 1998 d’une Cour pénale internationale, enfin, le Comité a négocié une dérogation formelle à l’obligation de témoigner devant des juges chargés d’instruire le dossier de criminels de guerre : sinon, a-t-il argué, les responsables d’atrocités seraient tentés d’écarter systématiquement les organisations humanitaires des champs de bataille. En 1999, il a même obtenu que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) n’entende pas un ancien interprète du CICR qui, de sa propre initiative, voulait témoigner à charge dans l’affaire de Milan et Blagoje Simic. Le procureur a argué en vain que cette entrave constituait une violation de la liberté individuelle ; le Comité, que l’obligation de réserve de son employé restait valable après son départ de l’institution, et qu’elle était clairement stipulée dans son contrat de travail.  La Cour a également observé que le CICR avait déjà, par le passé, dénoncé des manquements au droit humanitaire ; en 1946, il avait d’ailleurs autorisé trois de ses délégués, dont Carl-Jacob Burckhardt, à répondre par écrit à des questions posées par la défense pendant les procès de Nuremberg. Le Comité a alors rétorqué qu’il avait expressément consenti à ces témoignages et que ceux-ci ne contenaient aucune information spécifique sur les faits reprochés à l’accusé. Au vu de sa jurisprudence, le TPIY a néanmoins souligné qu’il avait statutairement le pouvoir de se passer du consentement d’un Etat pour lui imposer la divulgation d’informations sensibles. Le Comité a rétorqué que, dans le cas présent, il poursuivait les mêmes intérêts que le tribunal, à la différence d’une précédente affaire où, en 1997, les juges avaient dû forcer la Croatie à leur livrer des secrets d’Etat. Statutairement doté d’une personnalité juridique internationale, le CICR a soutenu qu’il se situait sur un pied d’égalité avec le TPIY. Ni membre ni formé d’Etats membres de l’ONU, il n’était donc pas tenu d’obéir à un tribunal constitué sur la base d’une résolution des Nations Unies. En 2000, il n’a cependant pas réussi à éviter que le TPIY livre sans son consentement des mémoires présentés par le CICR à la Cour en 1999 et transmis à la défense de Stevan Todorovic, chef de la police serbe en Bosnie en 1992. Avec le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), encore, il n’a pu empêcher le témoignage en 2004 de volontaires de la Croix-Rouge qui ne travaillaient pas directement pour l’institution au moment du génocide de 1994, la Cour n’ayant pas étendu aux employés des sociétés nationales le privilège des collaborateurs du Comité.
 
-Un troisième problème, enfin, tient à l’inconsistance de la politique du silence du CICR. Si le Comité considère qu’il ne lui incombe pas d’interpréter le droit, il ne peut empêcher que d’autres dénoncent à sa place les exactions observées sur le terrain. De ce point de vue, il est tributaire d’impondérables sur lesquels il n’a pas prise et qui risquent à tout instant de le placer sur le banc des accusés quand la presse révèle que le CICR « savait mais n’avait rien dit ». Le silence entêté de l’institution a parfois été si gênant que des auteurs comme Keith Suter ont préconisé de laisser à la FICR le soin de mener les opérations de secours afin de permettre au Comité de veiller au respect des Conventions de Genève et de dénoncer les violations du droit humanitaire sans compromettre la poursuite d’une assistance aux victimes.
 
-Deux questions doivent être abordées ici : les initiatives extérieures au mouvement, d’une part, et la cohérence de la communication du Comité, d’autre part. Concernant le premier point, le CICR s’avère ne pas être en mesure de maîtriser la publication de ses rapports de visite dans les prisons. Tout ce qu’il peut éventuellement faire, c’est arrêter de communiquer ses comptes-rendus aux autorités détentrices. Il a par exemple été amené à procéder ainsi après avoir dénoncé des violations du droit humanitaire pendant la guerre de Corée. Soucieux de démontrer sa volonté d’intervenir au Nord comme au Sud, le CICR avait d’abord pris soin de publier dès septembre 1950 les lettres qu’il avait envoyées au régime de Pyongyang et qui, restées sans réponse, exposaient clairement le refus des communistes de laisser passer l’aide internationale dans leur zone. Mais il allait ensuite devoir changer de tactique lorsque l’armée américaine a suspendu son droit d’accès sur l’île de Koje-do, où étaient regroupée la quasi-totalité des prisonniers de guerre du Nord et où des incidents avaient entraîné la mort de détenus en février 1952. Genève a alors arrêté d’envoyer aux belligérants ses rapports de visites, de crainte qu’ils ne soient utilisés à des fins de propagande. Son embargo a visé tant la Corée du Nord, qui avait décliné toutes les offres de service du CICR, que les Etats-Unis, dont le haut commandement avait empêché la transmission à la partie adverse d’un compte-rendu sur les événements de Koje-do. Afin de ne pas être accusé d’avoir voulu étouffer l’affaire, Genève allait exceptionnellement citer des extraits de ce dernier dans la Revue internationale de la Croix-Rouge en avril 1952…
 
-Normalement, la décision de publier revient aux gouvernements concernés. Parfois sur injonction de la justice, par exemple à la fin de la guerre du Vietnam, lorsque le gouvernement américain a été contraint de rendre publics les rapports de visites du CICR à Saigon et que des extraits en ont été mentionnés dans le Washington Post du 22 et 23 juin puis 23 juillet 1975. Parfois pour des raisons de propagande, par exemple en 1969 lorsque la junte militaire grecque a cité les aspects les plus positifs des comptes rendus du Comité, obligeant l’institution à en publier l’intégralité pour ne pas donner à tort l’impression que les prisonniers politiques étaient convenablement traités. Dans ce cas précis, le CICR s’est retrouvé malgré lui à faire le jeu de la dictature et l’opposition démocratique lui a reproché de présenter les conditions de détention sous un jour trop favorable : en 1949 lors de la guerre civile, les insurgés communistes s’étaient déjà opposés pour des raisons similaires aux procédures de Genève qui, à l’époque, publiait volontairement des extraits de ses rapports de visite avec l’assentiment des autorités helléniques, soucieuses de répondre aux critiques de la communauté internationale. Dans le cas inverse, le Comité a également pâti du refus des autorités de diffuser ses comptes rendus. Aux Etats-Unis en 2003, le président George Bush Junior a ainsi décidé de ne pas utiliser en sa faveur les rapports confidentiels du CICR qui attestaient d’une amélioration des conditions de détention en Irak mais qui, en cas de publication, l’auraient obligé à livrer également des descriptions beaucoup plus critiques du traitement des prisonniers aux mains de l’armée américaine en Afghanistan et à Guantanamo. Résultat, le Comité n’a pas pu présenter de preuves formelles pour récuser les conservateurs qui l’accusaient de critiquer indûment Washington ou, à l’inverse, les progressistes qui lui reprochaient d’être trop indulgent à l’égard de son plus gros bailleur de fonds.
 
-Dans un entretien accordé au Monde le 29 juin 2006, le président du CICR, Jakob Kellenberger, a lui-même admis que la politique de communication de l’institution pouvait parfois paraître incohérente. Parce qu’il n’est pas toujours présent sur le terrain, le Comité a par exemple dénoncé les détentions secrètes des services de sécurité américains en 2004 en Irak mais pas des Russes en 2006 dans le Caucase, région d’où les délégués de Genève avaient été chassés. La communication du CICR est restée tributaire des possibilités d’accès dans un pays, quitte à se taire sur le goulag dans les régimes communistes et à se prononcer sur le sort des prisonniers politiques dans les dictatures alliées aux Etats-Unis du temps de la guerre froide. Sur un même terrain, le Comité a également donné le sentiment de pratiquer deux poids et deux mesures en fonction des catégories juridiques des victimes. Complètement silencieuse sur le sort des Juifs aux mains des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, sa communication a souvent privilégié les détenus combattants. Le CICR s’est ainsi exprimé sur les troupes de Saddam Hussein lorsqu’elles ont commencé en novembre 1983 à employer des armes chimiques contre les Iraniens. Dans un communiqué du 23 mars 1988, le Comité a notamment condamné le gazage de la ville de Halabja dans la province kurde de Suleimaniyeh. Soucieuse de poursuivre ses activités en Irak et de s’en tenir aux dispositions des Conventions de Genève sur les seuls combattants, l’institution a cependant attendu la défaite militaire du régime Saddam Hussein en janvier 1991 pour s’exprimer plus spécifiquement sur le massacre des habitants civils de Halabja.
 
-Dans le même ordre d’idées, le CICR n’a pas toujours été très cohérent sur le devoir de réserve qu’il imposait à ses délégués. D’un côté, on l’a vu, il a censuré Paul Des Gouttes et engagé des poursuites judiciaires contre Dres Balmer. De l’autre, il n’a pas réprimandé tous les délégués qui avaient pris l’initiative de s’exprimer en dehors de l’institution. Sydney Brown a été un des premiers, en 1939, à sortir un livre publiant des rapports confidentiels du CICR, en l’occurrence pour dénoncer les compromissions de l’organisation avec l’Italie fasciste lors de l’invasion de l’Ethiopie en 1936. A l’époque, le Comité n’a pas réagi. Et pour cause : il avait poussé l’auteur à la démission sur la base d’informations transmises par les services secrets fascistes, qui avaient intercepté la correspondance personnelle du délégué, et de la Croix-Rouge italienne, qui avait engagé un détective privé pour impliquer Sydney Brown dans des affaires de mœurs après avoir vainement essayé d’acheter son silence. De son côté, Marcel Junod a ensuite publié ses mémoires sur la guerre d’Espagne sans soulever la moindre réprobation du Comité. Dans son autobiographie, Raymond Courvoisier, un officier de l’armée française et un délégué du CICR de 1936 à 1947, ne s’est pas non plus attiré les foudres de Genève lorsqu’il a expliqué comment les Républicains détenus par les Franquistes étaient exploités dans des mines de fer. Jacques de Reynier, lui, a décrit le massacre du village de Deir Yassin par les Israéliens le 9 avril 1948 et son témoignage a été largement repris et exploité politiquement par la Ligue arabe et l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine). Dans Le Monde du 27 novembre 1968, encore, deux docteurs de retour du Biafra, Bernard Kouchner et Max Récamier, dénonçaient un génocide au Nigeria sans susciter d’indignation de la part de Genève : au contraire, explique Marie-Luce Desgrandchamps, le CICR louait la qualité de l’article et écrivait au journal français pour lui demander l’autorisation d’en reproduire des extraits dans le numéro de janvier 1969 de sa propre revue internationale. En 1996, le fondateur du musée de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, Laurent Marti, ne s’est pas gêné non plus pour raconter des souvenirs acerbes. Le sociologue Carlos Bauverd a également pu exprimer ses opinions politiques du moment qu’il ne disait rien de son travail au CICR. Le chef de la délégation du Comité à Tel-Aviv, René Kosirnik, a même été maintenu en poste malgré ses déclarations incendiaires dans l’International Herald Tribune en 2001.
 
-Indéniablement, la politique de communication de Genève a beaucoup évolué suivant les circonstances. Cité par Keith Suter, le délégué général du CICR pour l’Europe en 1974, Melchoir Borsinger, expliquait qu’à ses débuts, le Comité avait peu à perdre et était plus libre de prendre des initiatives. Une fois devenu le gardien des Conventions de Genève, il est devenu moins audacieux à mesure qu’il s’institutionnalisait et qu’il se préoccupait de son prestige international. Soucieux de justifier ses silences coupables pendant la Seconde Guerre mondiale, le CICR a certes essayé de répondre précisément aux critiques qui lui ont reproché sa partialité à propos de l’Allemagne en 1939-1945 puis de la Corée en 1950, par exemple dans son rapport d’activités de l’année 1952. Mais assez vite, note l’historienne Caroline Moorehead, l’institution s’est repliée sur elle-même en cultivant à l’excès le goût du secret. Au cours des trois décennies suivantes, le CICR allait en moyenne s’exprimer une fois par an seulement. L’attitude du Comité a en fait changé quand les organisations de défense des droits de l’homme se sont affirmées sur la scène diplomatique internationale. Après avoir dénoncé l’usage de gaz toxiques au Yémen en 1967, le CICR a alors alerté la communauté internationale sur les violations du droit humanitaire lors de la guerre du Yom Kippour en 1973 et sur l’impossibilité d’accomplir sa mission en Afghanistan après l’invasion de l’Armée Rouge en 1979. Il a notamment multiplié ses protestations pendant les années 1980. En 1984, il n’hésitait plus à vilipender publiquement le gouvernement iranien, coupable d’endoctriner et d’islamiser ses prisonniers de guerre pour les retourner contre la dictature irakienne de Saddam Hussein. De 1980 à 1987, relève The Economist du 21 mai 1988, le CICR s’est davantage exprimé que de 1945 à 1980, à raison de trente-sept dénonciations contre trente-cinq précédemment. Selon Nicholas Berry, la fin de la guerre froide a ensuite permis à l’institution de sortir de sa réserve et d’exiger une application plus stricte des Conventions de Genève sans risquer d’être accusée de servir les intérêts des Occidentaux. De pair avec l’émergence d’un droit d’ingérence humanitaire, le CICR a lancé 104 appels à la communauté internationale entre 1989 et 1996, au lieu de 74 entre 1946 et 1987. Une sensibilité particulière aux conflits balkaniques, qui se sont déroulés sur le théâtre européen, a précipité la tendance. En 1991 et 1992, remarque Michèle Mercier, 40% des communiqués du Comité ont concerné la Yougoslavie plutôt que les autres grosses crises humanitaires du moment, du Libéria au Soudan en passant par l’Afghanistan. La nécessité de collecter des fonds privés pour s’affranchir des financements étatiques a également joué un rôle. Afin de moderniser ses stratégies de marketing et d’améliorer la cohérence de sa politique de plaidoyer, le CICR s’est doté en juin 1992 d’un département de la communication et des ressources extérieures, le COMREX, qui a fusionné les deux entités préexistantes. Depuis lors, l’institution a continué de s’ouvrir en lançant un site Internet en 1995 et en établissant à Londres en 2004 un bureau chargé des relations avec les médias. Une fois n’est pas coutume, le CICR publiait ainsi en 2007 des témoignages de victimes de la guerre en Irak dans un recueil intitulé Blessures dans le palmier dattier.