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Comité International de la Croix Rouge
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Comité International de la Croix Rouge - Commentaires




7) Les relations avec les forces politiques


-Malgré son souci d’impartialité, le Comité de Genève travaille avec et pour les Etats. C’est à la fois sa force et sa faiblesse : une force parce qu’il bénéficie d’une position unique pour négocier ses interventions avec les pouvoirs gouvernementaux ; une faiblesse car le caractère officiel de ses démarches limite son champ d’action dans les guerres civiles du tiers-monde où il ne peut discuter avec des interlocuteurs étatiques. En pratique, l’institution entretient des relations étroites avec les autorités de son pays de siège. En témoignent les parcours politiques de ses membres, d’une part, et les échanges de services avec le gouvernement helvétique, d’autre part. Dans un petit pays, explique Hans-Peter Gasser, la composition exclusivement suisse du Comité oblige en effet à recruter des candidats expérimentés qui, par la force des choses, viennent le plus souvent des cercles du pouvoir. Spécialiste du cumul des mandats, Gustave Ador mène ainsi sa carrière politique parallèlement à ses activités au CICR, qu’il préside d’août 1910 à mars 1928. Conseiller municipal de juin 1870 à mai 1878, il est d’abord maire à deux reprises de la petite commune de Cologny, de juin 1878 à novembre 1879 puis de juin 1882 à mars 1885. En novembre 1874 et novembre 1879, il est par ailleurs élu au Grand Conseil de Genève sur une liste indépendante qui se regroupe bientôt avec les libéraux conservateurs sous le nom de parti démocratique, par opposition aux radicaux de James Fazy. A Genève, Gustave Ador dirige alors le département de la police de novembre 1879 à novembre 1880 puis des finances de mars 1885 à novembre 1897. Favorable à une politique de rigueur budgétaire, il combat notamment le projet d’assurance maladie de son principal opposant, le radical Georges Favon, et le programme des socialistes qui veulent contraindre tous les citoyens à verser des contributions obligatoires pour financer un Etat-providence. Viscéralement hostile à une croissance excessive de l’administration, Gustave Ador incarne en fait la position libérale de l’époque et préfère confier la gestion de l’aide sociale à des organismes privés lorsqu’il prend la direction des œuvres de charité une fois promu à la tête du département de l’intérieur au niveau fédéral de 1918 à 1919. C’est d’ailleurs sous les couleurs du parti libéral que ce représentant du canton de Genève, dont il a présidé le Conseil d’Etat en 1889, se hisse au sommet du pouvoir à Berne. En pleine guerre mondiale, il entre en l’occurrence au Conseil fédéral en juillet 1917 pour remplacer au pied levé Arthur Hoffmann, acculé à la démission et accusé d’avoir compromis la neutralité de la Suisse en négociant en douce une paix séparée entre l’Allemagne et la Russie. Désormais chargé de diriger la diplomatie suisse, Gustave Ador s’avère très favorable au projet américain de SDN (Société des nations). Président de la Confédération helvétique de janvier 1919 jusqu’à son départ du Conseil fédéral en décembre suivant, il obtient même que la nouvelle organisation siège à Genève et que la Suisse en soit membre malgré un statut de neutralité qui lui interdit d’être appelée à envoyer des militaires dans le cadre d’une opération de la paix.
 
-Le successeur de Gustave Ador à la tête du CICR, Max Huber, ne craint pas non plus de cumuler les mandats. D’avril 1931 à novembre 1932, il préside simultanément le Comité de Genève et l’Office International Nansen, une agence tout juste créée par la Société des Nations pour, entre autres, permettre aux Etats de reprendre le contrôle de la gestion des réfugiés, un moment partagée avec des ONG humanitaires au sortir de la Première Guerre mondiale. A partir de février 1933, le second président de cette institution éminemment gouvernementale est ensuite Georges Werner, un juriste qui est également le numéro deux du CICR. D’une manière générale, relève Dzovinar Kévonian, les délégués du Comité entretiennent la confusion des genres car, bien souvent, ils sont aussi les agents des organes sociétaires, notamment le service des réfugiés du Bureau international du travail. Un tel cumul de mandats, qui discrédite les velléités d’indépendance d’une institution de droit privé, paraîtrait aujourd’hui incongru. Dans la communauté humanitaire, on imagine mal Jakob Kellenberger être tout à la fois président du CICR et haut commissaire des Nations Unies pour les réfugiés.
 
-Par la suite, d’autres présidents du CICR occupent quant à eux des fonctions politiques moins glorieuses mais pas moins significatives. Les ambassadeurs Carl-Jacob Burckhardt et Paul Ruegger le montrent à leur manière. Officiellement promu à la tête du CICR le 1er janvier 1945, le premier est en l’occurrence nommé en France dès le 20 février. Le poste s’avère éminemment politique et a fait l’objet d’une véritable passe d’armes entre les deux pays car les autorités helvétiques se méfiaient du général Charles de Gaulle, un « séditieux » allié aux résistants communistes. Très légaliste, la Suisse avait donc attendu jusqu’en juillet 1944 pour renvoyer l’ambassadeur du régime de Vichy à Berne, l’écrivain Paul Morand, et reconnaître l’existence du gouvernement provisoire à Paris en octobre suivant. Résultat, le général Charles de Gaulle allait tarder à accréditer Carl-Jacob Burckhardt quatre mois plus tard. Dans tous les cas, ce dernier préfère entrer dans la diplomatie et renoncer à sa position au CICR, que son prédécesseur Max Huber continue de présider à titre honorifique jusqu’en janvier 1947. Quant à Paul Ruegger, sa carrière d’ambassadeur à Rome de 1936 et 1942 est tout aussi controversée. Avant d’être expulsé par les fascistes et de se gagner une réputation d’intégrité, le futur président du CICR a en effet joué un rôle trouble dans le refoulement des réfugiés juifs d’origine allemande ou autrichienne, chassés d’Italie par le régime de Benito Mussolini en décembre 1938. Sur recommandation de Heinrich Rothmund, le chef de la justice helvétique à l’époque, Paul Ruegger a tout simplement suggéré de repérer et d’éviter les demandeurs d’asile juifs en apposant les lettres NA (Non Aryens) sur leurs passeports italiens…
 
-A partir de 1945, le CICR s’interdit certes d’élire des membres du gouvernement encore en activité. Il ne continue pas moins de coopter d’anciens ambassadeurs ou hauts fonctionnaires. Ses présidents successifs à partir de 1976, 1987, 1999 et 2011 ont tous occupé des positions officielles. Le premier, Alexandre Hay, a été directeur général de la Banque nationale ; le second, Cornelio Sommaruga, responsable des relations économiques extérieures de la Suisse de 1984 à 1986 ; le troisième, Jakob Kellenberger, secrétaire d’Etat au ministère des Affaires étrangères ; le quatrième, Peter Maurer, secrétaire d’Etat au Département fédéral des Affaires étrangères à Berne. Dans ses rangs, le Comité a également pu compter d’anciens présidents de la Confédération helvétique, tels Ernest Nobs à partir de 1952 et Max Petitpierre à partir de 1961, qui ont respectivement été chefs de l’Etat en 1949 pour l’un, et en 1950, 1955 et 1960 pour l’autre. Des collaborateurs du CICR ont pour leur part entamé une carrière administrative après avoir quitté leurs fonctions humanitaires. Délégué au Biafra, Albert Bachmann est par exemple devenu le chef des services de renseignements suisses en 1974, avant d’être destitué en 1981 suite à une commission d’enquête parlementaire sur les errements d’une organisation ayant échappé à tout contrôle démocratique.
 
-Historiquement, le cumul des mandats de certains membres du CICR soulève évidemment des conflits d’intérêts. Gustave Ador, Giuseppe Motta et Philippe Etter, par exemple, sont simultanément membres du Comité et conseillers fédéraux en exercice. Entré au CICR en 1917 au moment de sa nomination comme envoyé spécial du gouvernement suisse aux Etats-Unis, William Rappard, lui, occupe des fonctions officielles à la Société des Nations de 1920 à 1934. Sa « double casquette » ne semble guère préoccuper le Comité. S’il est poussé à la démission en 1921, c’est en réalité parce qu’il s’est brouillé avec Gustave Ador, qui lui reproche d’avoir « trahi » l’institution en acceptant de devenir secrétaire général de son grand rival, la Ligue des Croix Rouges, en 1919-1920. C’est d’ailleurs par défiance envers cette dernière que le Comité décide de consolider ses soutiens politiques et se rapprocher délibérément du gouvernement suisse en accueillant en son sein un conseiller fédéral en exercice, Giuseppe Motta, en 1923. Du fait de ses fonctions au Conseil fédéral, Gustave Ador se met certes en retrait de la présidence du CICR de juin 1917 à février 1920, avec Edouard Naville pour assurer l’intérim. Mais son appartenance au gouvernement suisse influence évidemment le comportement du Comité. Parfois de façon positive : la position de Gustave Ador permet en l’occurrence de convoquer à Berne des conférences qui aboutissent à la signature, respectivement les 28 décembre 1917 et 26 avril 1918, d’accords entre la Grande-Bretagne et l’Empire ottoman puis l’Allemagne et la France pour rapatrier les prisonniers de guerre et les détenus civils. Parfois de façon négative : parce qu’ils occupent des positions officielles dans l’administration, Gustave Ador, qui représente le canton de Genève au Conseil fédéral, et Edouard Odier, qui est ambassadeur de Berne à Petrograd, ne veulent pas compromettre la neutralité de la Confédération helvétique et s’abstiennent de signer un communiqué du CICR qui, le 18 février 1918, condamne l’usage de gaz mortels par les belligérants. Les priorités sont clairement établies en faveur du gouvernement et non du Comité. En tant que chef de l’Etat, Gustave Ador ordonne ainsi en novembre 1918 l’expulsion de la mission bolchevique installée à Berne, qui est accusée d’avoir soutenu une grève générale et qui réplique en chassant de Saint-Pétersbourg le délégué du CICR en juin 1919. Sur place en Russie, le Comité se retrouve alors à exercer des fonctions quasi-consulaires après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays et le pillage de la légation suisse à Petrograd en octobre 1919. Transformé en ambassade officieuse, le CICR n’hésite pas à s’écarter de son mandat traditionnel sur les prisonniers de guerre. Son délégué à Moscou, Voldemar Wehrlin, est notamment chargé de rapatrier ou assister les quelque 7 000 Suisses vivant en Russie à l’époque : un travail qui consiste à mettre à jour les états civils, rechercher les actes d’origine, fournir des conseils juridiques et émettre, proroger ou abroger les passeports helvétiques. Dans un tel cadre, le CICR obéit aux directives de Berne lui interdisant de secourir les communistes suisses qui se sont rendus en Russie « à leurs risques et périls ». Dans le même ordre d’idées, il suit les consignes du département politique fédéral visant à ralentir le rythme des rapatriements lors de la crise économique des années 1920, quitte à faire signer des déclarations de renonciation de nationalité aux résidents suisses qui semblent avoir perdu tout lien avec leur pays d’origine. Il faut attendre la dékoulakisation puis la répression stalinienne des années 1930 pour que le CICR reprenne l’initiative sur le plan humanitaire et fournisse une aide matérielle à ses ressortissants dans le besoin, quelle que soit leur opinion politique. Résultat de ses démarches auprès des autorités soviétiques, les Suisses placés en prison sont expulsés plutôt que condamnés au goulag…
 
-L’entre-deux-guerres confirme la proximité du CICR avec les autorités helvétiques, qui sauvent l’institution de la banqueroute lors de la crise économique des années 1930. Dans un pays qui n’entretient pas de relations diplomatiques avec l’Union soviétique, les préventions de l’organisation à l’égard des révolutionnaires bolcheviques correspondent bien aux impératifs du moment. En 1924, un avocat et ancien délégué du CICR, Théodore Aubert, monte ainsi une Entente International Anticommuniste, l’EIA, qui comprend le président de la Croix-Rouge finlandaise, le maréchal Carl Gustaf Mannerheim, et quatre membres actifs du Comité, à savoir Lucien Cramer, Guillaume Favre, Georges Wagnière et Rodolphe de Haller. Cette organisation, qui reçoit des financements de l’Italie musolinienne après l’invasion de l’Ethiopie en 1935, préconise en l’occurrence une alliance avec les fascistes pour endiguer le péril rouge. Théodore Aubert appartient lui-même à l’Union Nationale de Georges Oltramare, une formation proche des partisans de Benito Mussolini. Son programme politique est notamment porté par Lucien Cramer, qui publie un opuscule contre la reprise des relations diplomatiques avec l’Union soviétique, et Georges Wagnière, qui est ambassadeur de Suisse en Italie de 1918 à 1936. Il bénéficie également du soutien discret de Georges-Elie Audeoud, Edmond Boissier, Guillaume Favre et Jacques Berthélémy Micheli, qui sont à la fois membres du CICR et du Parti National Démocratique, une formation qui envisage de fusionner avec l’Union Nationale en 1938 et qui appartient à la coalition de droite à l’époque au pouvoir dans le canton de Genève.
 
-Pendant la Seconde Guerre mondiale, le CICR apparaît toujours comme une organisation sous influence. Dans la partie historique consacrée à l’Allemagne hitlérienne à partir de 1933, on a vu le rôle qu’a pu jouer le gouvernement suisse dans le refus obstiné de dénoncer la Shoah. Selon Claude Mossé, le Comité a également attendu l’autorisation de Berne avant d’envoyer des délégués dans les camps de concentration en 1944. Soucieux d’éviter toute mauvaise publicité, le gouvernement n’a pas non plus permis au CICR de donner suite à une demande britannique en vue de visiter les réfugiés juifs détenus en Suisse en 1942. Dans le même ordre d’idées, les autorités ont essayé dès 1940 de modifier, voire censurer un rapport du Comité sur les abus commis à l’encontre de ressortissants allemands internés dans la colonie hollandaise d’Indonésie : elles craignaient en effet des représailles nazies au moment où des citoyens bataves étaient déportés vers l’Allemagne. A charge de revanche, l’excutif au pouvoir à Berne a su rendre la pareille au CICR en lui accordant un soutien sans failles malgré quelques épisodes de concurrence sur le plan humanitaire. Finalement, écrit l’historienne Isabelle Vonèche Cardia, la « convergence des valeurs et des buts » est totale, et la «  connivence telle qu’il n’est aucun besoin pour le gouvernement de tenter de manipuler l’institution, ni pour celle-ci de se soucier des risques de contrôle politique ».
 
-Les relations du Comité avec les autorités suisses relèvent en fait de l’échange de services, dans un sens comme dans l’autre. Les convergences d’intérêts sont évidentes. « Pour Berne, ce qui est bon pour le CICR est bon pour la Suisse », expliquait ainsi le chef de la diplomatie helvétique en 1941, Marcel Pilez-Golaz, cité par Yves Collart. Durant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement subventionne en l’occurrence plus de la moitié du budget total de l’institution. De plus, il exempte le Comité de payer des droits de douanes, lui fournit des passeports diplomatiques, facilite ses transports et dispense ses collaborateurs de leurs obligations militaires. Membre du CICR en 1940-1941, le conseiller fédéral et délégué aux affaires humanitaires Edouard de Haller permet notamment à l’institution d’acquérir des bateaux pour transporter des vivres. Autorisés à utiliser la valise diplomatique, les délégués du Comité à l’étranger évitent certes de loger dans les ambassades suisses. En principe, les personnels diplomatiques de la Confédération helvétique n’exécutent aucune des tâches humanitaires de l’institution. Mais la séparation est souvent de pure forme si l’on en juge par les cumuls de mandats des membres du Comité à l’époque. Le temps de la guerre froide, qui plus est, rapproche de nouveau l’institution du gouvernement suisse. Alors que le CICR est accusé d’être à la solde de Washington et fait l’objet d’une virulente campagne de dénigrement dans la presse d’obédience communiste, les autorités intentent par exemple un procès d’espionnage contre André Bonnard, le président de la section locale du mouvement mondial de la paix à qui Frédéric Joliot-Curie avait demandé en juin 1952 des renseignements sur les liens des membres du Comité de Genève avec le monde du commerce et de l’industrie. Ce faisant, le gouvernement suisse assimile l’institution humanitaire à l’intérêt national et devance les préoccupations de l’organisation, qui n’avait pas porté plainte. En mars 1954, André Bonnard est finalement condamné par la Cour pénale fédérale à quinze jours de prison avec sursis : une peine mineure mais symbolique…
 
-Par la suite, le gouvernement continue de chercher à protéger le CICR. Des ambassadeurs suisses sont par exemple envoyés négocier la libération des délégués détenus à l’étranger, à l’instar d’August Lindt lorsque celui-ci est brièvement retenu par les autorités nigérianes en 1969. De fait, le CICR n’est pas vraiment indépendant par rapport au gouvernement fédéral, qui le charge souvent de préparer ses conférences diplomatiques. Les liens avec la classe dirigeante demeurent étroit et le Comité conserve une marge de manœuvre limitée. Ses employés en Suisse ne jouissent ainsi pas de l’immunité diplomatique accordée au personnel des autres organisations internationales qui ont leur siège à Genève. De plus, l’institution tarde à réformer son règlement en vue d’éviter les conflits d’intérêts résultant de ses relations organiques avec les Etats. C’est seulement en 1986 que le mouvement interdit formellement qu’une délégation invitée à une conférence internationale des Croix Rouges puisse représenter à la fois un gouvernement et une société nationale. Et il faut encore attendre sept ans pour que le Comité signe avec la Suisse un accord de siège qui, le 19 mars 1993, reconnaît sa personnalité juridique internationale et assure l’immunité de ses membres.
 
-Le CICR n’est certes pas aussi lié au gouvernement que la CRS (Croix-Rouge suisse). Cette dernière, qui a souvent un représentant au sein du Comité, sert en effet les intérêts de la Confédération helvétique. Sa proximité avec le pouvoir politique est particulièrement évidente pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les autorités lui confient la mission de coordonner les secours et superviser le travail d’une vingtaine d’ONG suisses. Pour ne pas froisser Berlin en prêtant trop d’attention aux victimes du nazisme, Berne oblige par exemple la CRS à refuser des dons de son homologue américaine en faveur des Juifs réfugiés sur le territoire helvète. Le gouvernement préfère restreindre ses efforts humanitaires en faveur des enfants seulement, quitte à aider les Israélites dans les pays voisins afin d’empêcher leur arrivée en Suisse. De 1942 à 1947, la CRS gère ainsi un service de Secours aux enfants pour subvenir aux besoins des mineurs dans l’Europe occupée par les Allemands. Créée à l’initiative du futur ministre Edouard de Haller, qui siège au comité exécutif du CICR, ladite organisation s’occupe certes des illégaux entrés en Suisse et place 180 000 d’entre eux dans des familles d’accueil provisoires. Mais en France, elle doit se plier aux directives du régime de Vichy et se retrouve à appliquer ses lois antisémites. La CRS révoque en conséquence une des ses infirmières, Rösli Naef (1911-1996), et contraint à la démission une déléguée, Anne-Marie Imhof-Piguet (1916-), parce qu’elles avaient essayé en décembre 1942 de faire passer la frontière clandestinement à des enfants de déportés juifs dont elles s’occupaient à La Hille dans les Pyrénées et qui avait été enfermés dans un camp à Vernet après un raid de la police en août 1942. Citée par Gérard Delaloye, une directive interne en date du 8 février 1943 oblige en l’occurrence les collaborateurs de la Croix-Rouge suisse à observer « une stricte neutralité politique, confessionnelle ou idéologique. Les lois et les décrets du gouvernement de la France doivent être exécutés exactement et vous n’avez pas à examiner s’ils sont opposés ou non à vos propres convictions […] Le gouvernement français nous a fait confiance pour notre mission de secours aux enfants. L’exécution de ce travail ne peut se faire que si nous n’ébranlons pas cette confiance et si nous ne la compromettons pas par une action inconsidérée. Si la situation se développe à l’avenir de telle façon que vous estimiez qu’il vous est impossible d’assumer votre tâche, nous vous demanderons de donner votre démission plutôt que de continuer votre travail et de compromettre le prestige de la Croix-Rouge et de notre pays ».
 
-Les circonstances exceptionnelles de la Seconde Guerre mondiale n’expliquent pas tout. La proximité de Croix-Rouge suisse avec le pouvoir politique est aussi d’ordre structurel. En témoigne le parcours des présidents de l’institution : de 1982 à 1988, Kurt Bolliger, un commandant des forces aériennes suisses de 1973 à 1980 ; de 1988 à 1996, Karl Kennel, un député conservateur de Lucerne entre 1963 et 1971 et un conseiller d’Etat démocrate chrétien au niveau fédéral de 1971 à 1987 ; de 1997 à 2000, Franz Muheim, un ambassadeur à Londres de 1989 à 1994 ; depuis 2001, René Rhinow, un professeur de droit qui a présidé la chambre haute du parlement suisse (le Conseil des Etats) en 1999. Institutionnellement, la CRS joue en fait un rôle d’auxiliaire des pouvoirs publics. A partir de 1981, elle est notamment chargée d’administrer le Bureau d’Aide au Départ qui s’occupe d’expulser les migrants clandestins et les demandeurs d’asile déboutés de leurs requêtes. En guise d’assistance, les associations cantonales de la CRS « accompagnent » les procédures de refoulement et traitent environ un quart du total des retours organisés sous l’égide des pouvoirs publics. D’après le journaliste Pierre Hazan, la Croix-Rouge suisse se retrouve ainsi à gérer de façon policière et non plus médicale l’infirmerie du Centre d’enregistrement des demandeurs d’asile à Genève. Phagocytée par des financements d’origine gouvernementale, elle refuse de soigner les malades soupçonnés de tricher et s’abstient de critiquer la dérive répressive de l’ODR (Office fédéral des réfugiés) au sein de l’OSAR (Office suisse d’aide aux réfugiés), une instance qui réunit Etat et ONG.
 
-Le même reproche est d’ailleurs adressé à d’autres sociétés nationales. Financée par le ministère de l’Intérieur, raconte Anne de Loisy, la CRF (Croix-Rouge française) est invitée à partir de 2003 à travailler dans les zones d’attente des demandeurs d’asile dans les aéroports et elle donne le change aux médias pour masquer les mauvais traitements et la violence des pratiques policières. D’une manière générale, les sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge sont en effet très proches des autorités du fait de leur statut d’auxiliaire des pouvoirs publics. Sur le plan extérieur, note Ian McAllister, elles sont les instruments de la politique de coopération bilatérale de leurs Etats respectifs. Elles obéissent aux injonctions de leurs gouvernements et interviennent à l’étranger en fonction des priorités régionales définies par les diplomates. Ainsi, la Croix-Rouge hollandaise dispose de ses propres sources de financements pour mener des activités aux Pays-Bas, mais elle dépend entièrement des subventions des pouvoirs publics pour ses programmes à l’étranger. Il arrive également que des sociétés nationales servent à renouer le dialogue avec une puissance ennemie. A défaut d’entretenir des relations diplomatiques avec Berlin-Est, Washington utilise par exemple l’ARC (American Red Cross) pour négocier la libération en juillet 1958 de neuf militaires américains capturés un mois auparavant à l’occasion d’une tempête qui avait contraint leur hélicoptère à atterrir sur le territoire de la République démocratique allemande. Sur le plan de la politique intérieure aussi, les sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge cautionnent et relaient l’action des pouvoirs publics. Leurs interventions ne se limitent pas aux domaines de la santé ou de la gestion des flux migratoires. Soucieux de contrer le dynamisme des ONG islamiques, les régimes autoritaires du monde arabe assignent ainsi aux sociétés du Croissant Rouge un rôle de supervision et de contrôle des activités caritatives et des initiatives de développement du milieu associatif. En contrepartie, celles-ci bénéficient d’avantages exclusifs pour solliciter la générosité du public, comme en Syrie, ou collecter des fonds dans les établissements scolaires, comme à Abu Dha bi et, plus spécialement, en Jordanie, où tout écolier est considéré d’office comme membre donateur du Croissant Rouge.
 
-Bien entendu, les sociétés nationales s’avèrent plus ou moins dociles suivant les circonstances et la nature des régimes en place. Au début des années 1920, note John Hutchinson, la Croix-Rouge britannique obéit aux instructions des autorités et, à la demande du Foreign Office, ne rallie pas le projet italien de création d’une Union internationale de secours pour les victimes de catastrophes naturelles, qui est suspecté d’être une initiative fasciste. Selon Jonathan Benthall, l’étroitesse des liens avec le gouvernement est particulièrement évidente au moment de la crise du Golfe en 1991, lorsque l’organisation lance une grosse campagne de collecte de fonds en faveur des Kurdes suite à l’appel d’un ancien député conservateur, Jeffrey Archer. Geoffrey Best considère cependant que la Croix-Rouge britannique est moins proche du pouvoir que son homologue américaine. Surtout, elle n’a pas une influence aussi déterminante sur la politique humanitaire de son pays. En témoignent les réticences et la lenteur des autorités à ratifier les Conventions de Genève de 1949, en 1957, puis les protocoles additionnels de 1977, en 1998. Londres craint en effet que le développement du droit humanitaire interdise l’emploi de l’arme nucléaire, gêne les Américains, divise les membres de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) et se retourne contre ses troupes déployées en Irlande, au Yémen du Sud et en Malaisie, où l’Angleterre est accusée de maltraiter la population civile et ne reconnaît pas à ses détenus le statut de prisonnier de guerre. Par défaut, les autorités britanniques participent en fait à l’élaboration des Conventions de Genève de 1949 pour ne pas se laisser distancer par d’autres Etats et pour préserver la neutralité du CICR, menacée par des projets de réforme soviétique et suédois.
 
-A cet égard, les sociétés de la Croix-Rouge s’avèrent dépendre également des retournements de majorités politiques dans les démocraties occidentales. Le cas de la France est exemplaire. Bien qu’ayant son siège à l’Elysée lors de la guerre de 1870 contre la Prusse, l’organisation essaie initialement de rester indépendante de l’état-major : Grégoire Wyrouboff le lui reproche d’ailleurs car son homologue allemande, militarisée dès le début, est beaucoup plus efficace sur le plan médical. Dirigée par des aristocrates, la future CRF (Croix-Rouge française) se retrouve alors en porte-à-faux par rapport aux élites républicaines et anti-cléricales qui tiennent le pouvoir à l’époque de la Troisième République. Nationalisée au cours des deux guerres mondiales, l’organisation subit ensuite les changements de gouvernement des Quatrième et Cinquième Républiques. Après l’élection des socialistes au pouvoir en mai 1981, relate Bernard Chevallier, le gouvernement pousse ainsi à la démission le président de la CRF, Jean-Marie Soutou. Bien qu’issu de la même famille politique, cet ancien directeur adjoint du cabinet de Pierre Mendès-France veut en effet préserver l’indépendance de l’organisation et refuse d’endosser les nominations politiques que les autorités cherchent à lui imposer. En janvier 1984 lui succède un ancien ambassadeur, Louis Dauge, qui a été choisi par le ministre des affaires sociales, Pierre Beregevoy, contre le candidat de la base, André Delaude, élu peu aparavant en assemblée générale ! En avril 1989, encore, le président François Mitterrand place une de ses proches, Georgina Dufoix, à la tête de la Croix-Rouge. Eminemment politique, la décision est fort critiquée dans la presse. Georgina Dufoix doit de toutes façons démissionner quand on apprend que la CRF a évacué depuis Tunis le terroriste palestinien Georges Habache pour l’hospitaliser à Paris en janvier 1992. Une fois la droite revenue au pouvoir, le président Jacques Chirac nomme à la tête de l’institution en mai 1997 un professeur de médecine, Marc Gentilini, qui est membre de son parti, le RPR (Rassemblement pour la République). Maire adjoint de Bris-sous-Forges, ce dernier baigne en l’occurrence dans les réseaux dits de la « Françafrique ». Suppléant du député Pierre-André Wiltzer, un futur ministre de la Coopération, il a fondé en 1988 une Organisation panafricaine de lutte contre le sida, l’OPALS, qui est soutenue par la femme du président gabonais (Edith Bongo), financée par la compagnie pétrolière Total à Libreville et intégrée à la CRF de 1998 à 2006. Au terme de deux mandats, Marc Gentilini cède la place en décembre 2004 à un autre homme de droite, Jean-François Mattéi, qui a été le ministre de la santé du gouvernement Jean-Pierre Raffarin de mai 2002 à mars 2004.
 
-De ce point de vue, les Croix Rouges doivent être comprises comme des tremplins et des retraites politiques tout à la fois. En France, pour reprendre cet exemple, l’organisation permet de recaser des ministres déchus : Georgina Dufoix après le scandale du sang contaminé en 1988 ou Jean-François Mattei après les morts de la canicule de l’été 2003. Au Nigeria, la Croix-Rouge « recycle » quant à elle un candidat malheureux aux primaires du People's Democratic Party pour les élections présidentielles de 2007, Rochas Okorocha, qui assume alors la direction de la société nationale et se présente sous la bannière de l’opposition dans l’Etat de l’Imo en 2011. En Norvège, encore, l’institution sert à assurer une retraite honorable pour d’anciens membres du gouvernement. Ses présidents à partir de 1993 puis 1998 sont ainsi Astrid Nøklebye Heiberg, une députée et ministre conservatrice de l’administration en 1986, et Thorvald Stoltenberg, un ministre travailliste de la Défense entre 1979 et 1981 puis des Affaires étrangères de 1987 à 1989 et de 1990 à 1993, nommé Haut Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés en 1990 puis représentant spécial en ex-Yougoslavie en 1993… En sens inverse, la NRK (Norges Røde Kors) sert également de tremplin politique à ses dirigeants. En témoigne le parcours de ses secrétaires généraux de 2001 à 2003 puis de 2003 à 2005, tous deux des travaillistes : Jan Egeland, un secrétaire d’Etat qui, après avoir démarré sa carrière au ministère des Affaires Etrangères de 1990 à 1997, est promu responsable de la coordination des affaires humanitaires aux Nations Unies de 2003 à 2006 ; et Jonas Gahr Støre, un conseiller du gouvernement Jens Stoltenberg en 2000-2001 avant de devenir ministre des Affaires Etrangères de 2005 à 2009.