>
Comité International de la Croix Rouge
>
Commentaires

Comité International de la Croix Rouge - Commentaires




8) Les relations avec les forces militaires


-Parfois dirigées par des officiers supérieurs ou des ministres de la Défense, les sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge le montrent à leur manière : parce qu’il intervient dans des situations de crises, le mouvement entretient des relations étroites avec les forces de sécurité. Le CICR, notamment, a pour tâche de diffuser le droit humanitaire. Il est donc amené à l’enseigner en dispensant régulièrement des formations aux militaires et aux policiers. Ses relations avec les forces armées s’apprécient à différents niveaux : sur le terrain, pour protéger ses opérations, et sur le plan du droit, pour limiter l’impact humanitaire des guerres.
 
-Historiquement, la position de l’institution a beaucoup évolué. A ses débuts, le Comité n’est pas hostile à une coopération poussée avec les militaires car il n’est pas opérationnel et travaille par le biais de sociétés nationales qui, elles, sont quasiment intégrées aux forces armées. On l’a vu dans la chronologie consacrée au CICR : avant la Première Guerre mondiale, les Croix Rouges sont très largement contrôlées par des officiers supérieurs. Dès l’origine, beaucoup sont en l’occurrence créées et dirigées par des responsables des services de sécurité. La Croix-Rouge roumaine, par exemple, est établie en 1876 par un inspecteur général des armées, le major Carol Davila (1828-1884), qui est d’origine française, et présidée par le préfet de police de Bucarest, le prince Démétrius Ghika (1816-1897). Dans certaines sociétés nationales, la tutelle des militaires s’avère bientôt si pesante que des tensions apparaissent avec les médecins. Présidée de 1874 à 1879 par un ancien ministre de la guerre en 1868-1870, le général Bruno-Jean-Baptiste-Joseph Renard, la CRB (Croix-Rouge belge) le montre à sa manière. Son président à partir de 1914, le Docteur Antoine Depage, ne cache pas son hostilité à la mainmise des militaires. Fondateur de la première école d’infirmières belges en 1907, il s’était déjà passé d’eux pour aller porter secours aux soldats blessés pendant les conflits balkaniques de 1912. Durant la première Guerre mondiale, encore, il porte un uniforme débraillé, se soucie peu de la hiérarchie et se heurte aux restrictions de l’armée, qui veut rationner l’essence de ses ambulances avec une procédure administrative inapplicable.
 
-Contrairement aux idées reçues, les sociétés nationales d’Europe du Nord n’échappent d’ailleurs pas à la tendance malgré leur réputation de neutralité. Le premier président de la Croix-Rouge danoise de 1876 à 1887, Christian Albert Frederich Thomsen (1827-1896), a été ministre de la guerre en 1873-1874. Dirigée à partir de 1873 par un général, Axel Gabriel Leijonhufvud, la Croix-Rouge suédoise est tout aussi liée aux milieux militaires. Avant d’en prendre la présidence en novembre 1945, le fameux comte Folke Bernadotte (1895-1948) suit par exemple une carrière d’officier dans l’armée suédoise. Né d’un père qui avait dû renoncer à la Couronne pour se marier à une roturière, il tente même de monter un corps de volontaires pour venir au secours de la Finlande envahie par les Soviétiques en novembre 1939. Surpris par les événements alors qu’il se trouve aux Etats-Unis, il entreprend de lever des fonds pour acheter des avions et fournir des pilotes à l’armée de l’air finlandaise. En l’absence d’un soutien officiel de Washington, il obtient du gouvernement Winston Churchill la mise à disposition d’appareils britanniques et établit une base aérienne au Canada. Son projet échoue finalement car la Finlande a dû entre-temps signer la paix avec l’Union soviétique en mars 1940. Mais l’initiative est révélatrice. En Finlande, le président de la Croix-Rouge nationale depuis sa création en 1921, le maréchal Carl Gustaf Mannerheim (1867-1951), devient un héros de la résistance contre l’agression soviétique. Sans visiblement susciter la moindre réserve de la part de la Ligue ou du Comité, il cumule ses mandats humanitaires, politiques et militaires, d’abord comme commandant-en-chef de l’armée en 1940 (une fonction qu’il occupait déjà en tant que régent avant d’en démissionner en 1919), puis comme chef de l’Etat de 1944 à 1946.
 
-A l’époque, le CICR n’est assurément pas en mesure de condamner la militarisation de sociétés nationales dont il dépend pour être opérationnel sur le terrain. En dépit des dispositions du droit de Genève, il ne parvient ainsi pas à empêcher les Croix Rouges américaine et australienne d’assister leurs soldats valides, et pas seulement les blessés de guerre. Constituée comme une branche de la BRCS (British Red Cross Society), l’Australian Red Cross, en particulier, est spécifiquement créée pour venir en appui aux troupes britanniques : elle est en l’occurrence lancée à Melbourne par la femme du gouverneur général, Helen Munro-Ferguson, le 13 août 1914, neuf jours exactement après l’entrée en guerre de l’Angleterre contre l’Allemagne. Après la Seconde Guerre mondiale, le CICR, lui, ne peut toujours pas se passer des sociétés nationales et de leur logistique militaire pour aller sur les terrains de crise les plus difficilement accessibles. Il utilise par exemple des avions de l’armée britannique pour envoyer des secours à Jogjakarta lors de la guerre d’indépendance de l’Indonésie en septembre 1947. A l’époque, explique Leo Van Bergen, la Croix-Rouge hollandaise est-elle même intégrée dans une stratégie de contre-insurrection afin de gagner les cœurs et les esprits de la population. Déjà engagée dans une opération de « pacification » à Lombok au moment de la colonisation en 1894-1895, elle avait d’abord eu pour fonction d’accompagner la reconquête du territoire contre les Japonais fin 1945. Militarisée dans le cadre de la défense civile en 1941, puis dissoute par l’occupant après la défaite des Hollandais en 1942, sa section indonésienne s’était alors reconstituée sous l’égide des services de santé du gouvernement et de l’armée, dont elle allait compenser le manque de personnel. Après avoir participé au rapatriement des prisonniers de guerre européens jusqu’en août 1946, elle a ensuite été amenée à assister les civils favorables aux autorités, essentiellement des métis, contre les rebelles qui avaient unilatéralement proclamé l’indépendance en août 1945. Sur instruction des services de santé de l’armée, qui était jalouse de ses prérogatives, la section indonésienne de la Croix-Rouge hollandaise est ainsi démilitarisée afin de pouvoir recruter du personnel indigène, notamment chinois, et d’approcher plus facilement la population. Ses médecins ne continuent pas moins de porter un uniforme militaire et leurs assistants sont souvent employés à creuser des tranchées, quand ils ne se retrouvent pas à tuer de leurs propres mains six villagois confondus avec des guérilleros. Entièrement financée par les Pays-Bas, la section indonésienne de la Croix-Rouge hollandaise est en conséquence attaquée à maintes reprises par les indépendantistes, qui l’accusent de corruption, de trafics d’armes et d’allégeance totale à l’état-major. Jusqu’au départ du colonisateur en 1949, elle perd un total de 18 hommes et femmes, dont 7 sont tués en pleine action. Dans un tel contexte, elle n’est absolument pas neutre. Elle ne facilite pas vraiment la tâche du CICR, qui est récusé lorsqu’il rend un rapport critique sur les abus commis contre les insurgés détenus dans le camp de Siantar à Sumatra en 1949, et elle ne cherche guère à coopérer avec les médecins de la Croix-Rouge des indépendantistes, la PMI (Palang Merah Indonesia), dont cinq employés sont arrêtés en 1948 pour espionnage, contrebande, propagande anti-hollandaise et abus de l’emblème. Outre des tensions avec le personnel des services de santé du gouvernement, qui est moins bien payé, elle va finalement se retirer en même temps que les troupes du colonisateur, entre autres parce que ses infirmières initialement déployées pour soigner des soldats hollandais ne veulent pas rester traiter les indigènes. Le transfert de ses avoirs et de ses activités à la PMI est achevé et officialisé en janvier 1950.
 
-Pour être opérationnel sur les terrains de crise, le CICR dépend ainsi pendant longtemps d’organisations dont la capacité d’action repose sur la logistique des militaires. Tant l’ARC (American Red Cross) que la Ligue des Croix Rouges, par exemple, utilisent des avions de l’armée américaine pour convoyer des vivres, la première en faveur de rescapés d’un tremblement de terre au Chili en janvier 1939, la seconde en faveur de victimes d’inondations en Inde et au Pakistan en septembre 1955. La guerre de Corée est significative de ce point de vue. En effet, les délégués du CICR dépendent entièrement de la logistique des casques bleus pour pouvoir se déplacer dans le Sud, à défaut d’être autorisés par les communistes à aller au Nord. Les Etats-Unis leur imposent même de porter la tenue de l’armée américaine, contraignant Genève à fournir ses propres uniformes pour essayer de distinguer vaguement son personnel des forces combattantes. Quant aux équipes de la Ligue des Croix Rouges, qui sont basées à Tokyo, elles doivent renoncer à leur emblème et se placer sous la bannière des Nations Unies pour se rendre dans le Sud de la Corée. Etroitement contrôlés par les militaires américains, qui constituent l’essentiel des troupes déployées au nom de l’ONU, les secours envoyés sur place sont tous mis en commun, revendus aux civils, distribués par le gouvernement de Séoul ou, à hauteur de 10% du total, confiés à la Croix-Rouge sud-coréenne. Jusqu’en mai 1951, la Ligue n’est pas autorisée à gérer ses opérations. Les sociétés nationales, pour leur part, se préoccupent essentiellement de ravitailler leurs propres contingents militaires, à l’instar de l’ARC (American Red Cross), qui est complètement intégrée aux troupes de son pays et qui déplore la mort de deux volontaires pendant les combats. Les Croix Rouges scandinaves sont les seules à concentrer leurs efforts sur les populations civiles. Mais elles n’échappent pas non plus aux restrictions des armées occidentales, qui veulent obliger l’équipage d’un navire hôpital danois, le Jutlandia, à éteindre ses feux lorsque des casques bleus partent au combat. Il faut négocier des compromis. Pour ne pas perdre la protection de l’emblème de la Croix-Rouge, qui doit rester visible, l’équipage du Jutlandia accepte finalement de se mettre au large sans éteindre ses feux et de garder le secret défense quand les militaires le préviennent à l’avance de leurs offensives à venir.
 
-Depuis lors, le CICR a considérablement augmenté sa capacité opérationnelle et peut davantage s’affranchir des logistiques militaires. A l’occasion, il n’en est pas moins amené à collaborer ponctuellement avec la troupe. Lors de combats à N’djamena en mars 1980, par exemple, il évacue les blessés les plus graves vers l’hôpital d’une unité spécialisée de l’armée française, l’EMMIR (Equipe médicale mobile d’intervention rapide), à Kousseri au Cameroun. Les sociétés nationales avec qui travaille le CICR continuent de toutes façons d’opérer en liaison étroite avec leurs militaires. Pour intervenir auprès des réfugiés rwandais et des déplacés congolais à Goma en 1996, relève Steve Pratt, la Croix-Rouge danoise intègre ainsi des éléments des forces spéciales de son pays. Dans le cadre de l’opération dite « Parasol », la Croix-Rouge canadienne collabore de son côté avec le ministère de la Défense pour accueillir plus de 5 000 réfugiés kosovars sur le territoire national au printemps 1999. A la même époque, la Croix Rouge britannique est chargée par Londres d’assurer l’interface avec les ONG susceptibles de participer à des actions civilo-militaires lors du déploiement de troupes en opération de la paix.
 
-Les relations du CICR avec les corps armés ne se limitent cependant pas à l’utilisation des logistiques disponibles sur le terrain pour transporter des vivres ou soigner des blessés. Elles concernent également la sécurisation des programmes et du personnel humanitaires. En effet, l’institution est soumise à de fortes pression sur ce plan. D’après Barthold Bierens de Haan, un psychologue responsable du soutien aux personnels envoyés en mission, le CICR aurait connu au cours des années 1990 un taux de décès supérieur à celui d’autres professions à risques comme les pompiers ou les policiers, à raison de 1% ou 2% par an. Le phénomène a en réalité pris de l’ampleur parce que l’institution déploie de plus en plus d’expatriés en zone de guerre, et non parce que les belligérants seraient moins respectueux du droit humanitaire. Mais les violences d’ordre criminel ou politique affectent indéniablement une bonne partie des personnels envoyés en mission. Elles n’épargnent d’ailleurs pas les sociétés nationales. Bien autant que les guerres, le banditisme fait des ravages. Des cas précis sont relatés dans la chronologie consacrée au CICR. Pour mémoire, citons aussi des meurtres qui n’ont pas été élucidés : Catherine Duclaux, une déléguée française de la FICR, tuée à coups de couteaux par des bandits à Yaoundé la nuit du 27 mai 2001 ; John Maurice Scott, le directeur général de la Croix-Rouge de Fiji, retrouvé mort avec son compagnon homosexuel dans sa maison à Suva le 1er juillet suivant, etc…
 
-Dans un tel contexte, plusieurs options s’offrent au CICR afin de poursuivre ses opérations dans des environnements très violents : armer les expatriés ; passer des contrats avec des compagnies de sécurité privée ; céder au racket de protection des guérillas ; être escorté par des militaires. La première alternative n’est pas complètement inenvisageable dans un pays, la Suisse, dont les citoyens sont mobilisés en permanence et habitués à garder des armes de guerre chez eux. La direction du CICR a par exemple compté des gens comme Gustave Ador, qui présidait la Société des amis du tir de la commune de Cologny, et Pierre Boissier, qui est mort prématurément au cours d’un entraînement militaire. De plus, la Convention de Genève de 1929 autorisait parfaitement le personnel humanitaire à porter des armes pour assurer sa propre défense. Lors de l’invasion italienne de l’Ethiopie en 1936, les expatriés des Croix Rouges britannique et suédoise étaient ainsi munis de pistolets. Et au Congo fin 1960, c’est à la demande du CICR que le colonel Joseph-Désiré Mobutu fournit une escorte militaire à un délégué, Geoffrey Senn, en vue de convoyer des vivres de Luluabourg à Bakwanga. Mais une telle éventualité contrevient évidemment au souci de neutralité de l’institution. Lors de la vingt-sixième conférence internationale des Croix Rouges en décembre 1995, le mouvement a donc voté une résolution qui interdisait à ses secouristes d’être armés ou protégés par des escortes militaires. Dans le cadre d’une réunion extraordinaire de tous ses délégués, rapatriés pour l’occasion à Genève en janvier 1997, le CICR a préféré remodeler sa politique de sécurité en adoptant un profil bas qui a consisté à réduire la visibilité de ses équipes, à recruter davantage d’autochtones, à louer des véhicules d’occasion et à renoncer de porter l’emblème, notamment dans les pays musulmans où la croix rouge suscitait l’hostilité de la population. L’institution a par ailleurs décidé de recruter un conseiller à plein temps, en l’occurrence un ancien militaire britannique, David Lloyd Roberts, qui allait rester en poste de 1993 à 2003 et proposer des recommandations publiées sous forme de guide en 1999 puis 2005.
 
-Dans certains cas, le Comité s’est néanmoins résolu à faire appel à des gardes armés et des compagnies de sécurité privée, telle Securitas pour évacuer les Européens du Katanga en 1968. Echaudé par les revers subis en Somalie en 1991 ou en Tchétchénie en 1996, l’institution a multiplié les expériences du genre. En Sierra Leone au début des années 1990, relate par exemple Al Venter, le délégué du CICR, Primo Corvaro, a d’abord refusé de convoyer des vivres dans les hélicoptères d’Executive Outcomes, une firme controversée parce qu’elle employait des mercenaires sud-africains. Mais il s’est occupé des blessés envoyés par la compagnie depuis l’intérieur du pays vers la capitale, et il a ensuite accepter d’utiliser les hélicoptères mis à disposition gratuitement par les concurrents américains d’ICI (International Charter Incorporated). Depuis lors, le CICR a passé des contrats avec DSL (Defence Systems Limited), une firme du groupe Armor, et Lifeguard, la succursale sierra-léonaise de Sandline, proche des Sud-africains d’Executive Outcomes. En octobre 2007, l’institution a finalement publié un code de conduite qui a encadré et entériné le recours à des sociétés de sécurité privée. Les sociétés nationales ont également suivi la tendance. Parfois avec les moyens du bord : en 1994 dans le camp d’Utange près de Mombasa, relève Jennifer Hyndman, la Croix-Rouge kenyane a ainsi fait appel à des gardes Masai pour protéger son personnel, bien plus que les réfugiés somaliens. De son côté, le Croissant Rouge koweïtien a travaillé en Irak avec le Crescent Security Group, une petite compagnie dont cinq agents allaient être enlevés et vraisemblablement tous tués en captivité alors qu’ils escortaient un convoi humanitaire près de la ville de Bassora en novembre 2006 : l’Autrichien Bert Nussbaumer et les Américains Paul Christopher Johnson-Reuben, Joshua Mark Munns, John Young et Jon Cote… La Croix-Rouge américaine, pour sa part, a organisé aux Etats-Unis en novembre 2005 un gala de charité avec la société Blackwater, une compagnie de sinistre réputation, impliquée dans plusieurs massacres en Irak à Al Najaf en avril 2004 et Bagdad en février 2005. Bien entendu, une telle évolution n’est pas allée sans provoquer des réticences car le CICR risque de se retrouver en contradiction avec l’article 47 du premier protocole additionnel de la Convention de Genève, qui prohibe et condamne l’emploi de mercenaires.
 
-Dune manière générale, l’institution s’inquiète du recours à la force au nom d’idéaux humanitaires. Sans même parler des escortes d’armées nationales qui peuvent compromettre son impartialité, le CICR décline à maintes reprises les offres de protection des casques bleus et refuse de passer sous la tutelle de militaires en étant intégré à une opération de la paix. Bien qu’elles interviennent avec l’approbation de la communauté internationale, les troupes de l’ONU émanent en effet d’une organisation politique et ne peuvent pas être neutres. Le CICR et la FICR veulent donc s’en tenir à distance et obtiennent que le guide de sécurité des Nations Unies pour les ONG humanitaires ne fasse plus du tout référence au mouvement de la Croix-Rouge lorsqu’il est révisé en novembre 2006. Dans la plupart des cas, le mandat des casques bleus ne correspond de toute façon pas aux besoins des organisations de secours. Les militaires déployés dans le cadre d’une opération de la paix, remarque Meinrad Studer, n’ont généralement pas pour mission de sécuriser le personnel humanitaire mais de rétablir l’ordre et d’assurer un accès aux victimes. Lors d’une réunion avec le sous-secrétaire d’Etat américain Tim Wirth le 17 mai 1994, relève Abby Stoddard, le directeur des opérations du Comité, Jean de Courten, demande par exemple l’envoi de casques bleus en Bosnie pour protéger les civils et non pour garantir la distribution de secours. A l’époque, les équipes du CICR à Sarajevo refusent d’ailleurs d’être escortées par des casques bleus : elles acceptent seulement que les convois de prisonniers soient encadrés par la FORPRONU (Force de Protection des Nations unies).
 
-En étant défendu par des troupes de l’ONU, le Comité craint surtout d’être assimilé à une force combattante par les belligérants locaux. Selon lui, un tel amalgame nuirait à la fois à sa neutralité et à sa sécurité. L’institution n’a pourtant pas toujours eu ces préventions à l’égard des organisations intergouvernementales. Son président Gustave Ador a ainsi occupé des fonctions officielles à la Société des Nations pour combattre la famine en Russie en 1921 et rapatrier les réfugiés victimes de la Première Guerre mondiale. Les sociétés nationales, pour leur part, ont parfois joué un rôle important dans le montage d’opérations de la paix. Un président de la Croix-Rouge finlandaise, le général Armas-Eino Martola, allait même prendre le commandement des forces de l’ONU à Chypre de 1966 à 1969. Enfin, le CICR a pu approuver l’emploi de la force pour protéger les victimes. En 1991, il faisait par exemple appel à une unité spécialisée de l’armée thaïlandaise, la DPPU (Displaced Persons Protection Unit), pour rétablir l’ordre dans les camps de réfugiés khmers à la frontière.
 
-Le paradoxe met en évidence l’ambiguïté d’une institution qui n’est ni pacifiste ni ouvertement favorable au recours à la force sous prétexte de vouloir sauver des vies. Suivant la façon dont on veut les interpréter, les Conventions de Genève peuvent ainsi être comprises comme une façon de légitimer des actes de guerre, et pas seulement comme un garde-fou pour limiter l’impact humanitaire des combats. Henry Shue critique par exemple le laxisme du premier protocole additionnel de 1977, dont l’article 52-2 autorise les attaques contre des objectifs définis de façon trop vague, du moment que leur destruction, capture ou neutralisation « offre un avantage militaire précis ». Selon cet auteur, les Conventions de Genève contribuent de la sorte à brouiller leur message fondamental, qui est de bien distinguer les populations combattantes ou non. La contradiction n’en paraît que plus évidente quand on sait que l’article 52-2 du premier protocole additionnel de 1977 permet d’attaquer les « biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l'action militaire », ce qui pourrait donc inclure la logistique humanitaire ravitaillant les belligérants. Henry Shue propose en l’occurrence de restreindre les objectifs autorisés et d’interdire de façon empirique la destruction des infrastructures dont l’activité s’avère indispensable à la survie de la population. Un pareil dispositif devrait être ajusté au cas par cas : à la différence des Serbes en 1999 ou des Irakiens en 2003, les habitants de pays sous-développés tels que l’Afghanistan en 2001 dépendent peu des services publics et sont donc beaucoup moins vulnérables aux bombardements des centrales électriques susceptibles d’alimenter à la fois des arsenaux militaires et des hôpitaux.
 
-Théoriquement, le CICR ne condamne pas la guerre. Il cherche seulement à l’humaniser. Dès 1901, l’attribution d’un prix Nobel de la Paix à Henry Dunant a ainsi été critiquée car elle honorait un homme pour son action humanitaire et non pour son opposition à la guerre, à la différence de son colauréat Frédéric Passy, dont la nomination semblait si naturelle que celui-ci n’avait pas eu besoin de faire campagne pour présenter sa candidature. Selon la baronne Bertha Sophie Felicitas Freifrau von Suttner (1843-1914), pacifiste reconnue, elle-même nobélisée en 1905, le fondateur de la Croix-Rouge n’avait fait que perfectionner la guerre et le Comité norvégien avait trahi les dernières volontés d’Alfred Nobel en le récompensant. Par la suite, le CICR n’a pas dérogé à la règle. Les rares fois où il s’est prononcé, le Comité de Genève a pris soin de ne pas dénoncer les causes mais seulement les conséquences humanitaires d’une action militaire. Du temps de la guerre froide, en particulier, il n’est jamais allé aussi loin que la Ligue des Croix Rouges, qui a affiché quelques velléités à vouloir empêcher les conflits armés en promouvant la paix par l’éducation, « le désarmement des esprits », la solidarité, l’entente mutuelle, la lutte contre le racisme, l’amplification du droit international humanitaire et l’assistance aux populations les plus pauvres. A l’époque, Genève se méfiait des initiatives qui faisaient le jeu de l’Union soviétique dans sa course aux armement avec les Etats-Unis. Le Comité a donc participé de loin au programme d’action rédigé lors de la Conférence mondiale de la Croix-Rouge sur la paix, réunie à Belgrade du 11 au 13 juillet 1973. A l’occasion, il a aussi pu édulcorer les positions prises par le mouvement, à défaut de s’en dissocier. La première crise du Golfe l’a montré à sa manière. Dans un communiqué de presse du 23 octobre 1990, la Commission permanente de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge a d’abord exhorté « les parties en cause à tout mettre en œuvre pour trouver une solution pacifique ». Dans une note verbale du 14 décembre 1990, le CICR a également exprimé « l’espoir que la pr&e acute;sente crise se [résoudrait] par des moyens pacifiques ». Soucieux de préserver sa neutralité, il a cependant refusé de condamner ouvertement les menaces d’une intervention militaire américaine contre le régime de Saddam Hussein. Selon Genève, un appel à la paix sans restrictions aurait simplement entériné l’invasion du Koweït, réduit au rang de dix-neuvième province irakienne, et irrité les Etats-Unis, qui s’apprêtaient à attaquer Bagdad. Au final, le CICR a adopté une position beaucoup plus nuancée que bien des sociétés nationales, qui ne se sont pas gênées pour critiquer la politique américaine. La deuxième crise du Golfe n’a d’ailleurs pas été très différente de ce point de vue. Là encore, Genève a semblé plus mesuré que les sociétés nationales qui ont préventivement condamné l’intervention militaire des Etats-Unis en Irak, à l’instar de la Croix-Rouge française qui, dans le Quotidien du médecin du 7 mars 2003, appelait à « la poursuite obstinée des efforts en vue d’aboutir à une solution pacifique évitant aux populations de nouvelles et cruelles épreuves ».
 
-Pour autant, le CICR ne s’interdit pas de participer à des programmes d’éducation à la paix. Depuis quelques temps, il prétend également prévenir les conflits, par exemple en pays pastoral dans la province du Turkana au Kenya à partir de 2004. Selon Nicholas Berry, le Comité cherche en fait à déconsidérer la guerre et à rendre impossible toute opération militaire à moins de violer le droit humanitaire. Sous prétexte de prévenir les conflits et de faciliter la recherche de solutions négociées, il avance masqué et mène une diplomatie qui ne dit pas son nom et contrevient aux canons d’une action prétendument apolitique et impartiale. Le CICR joue en l’occurrence sur plusieurs registres tout à la fois : il encourage les médiations, veille aux violations du droit humanitaire, se dit favorable à la poursuite en justice des criminels de guerre, incite les gouvernements ou les Nations Unies à s’interposer entre les belligérants et isole les groupes armés en ravitaillant et renforçant les civils. D’après Nicholas Berry, toujours, les efforts du Comité pour instaurer des passerelles de dialogue démobilisent les combattants car ils humanisent l’ennemi, rapprochent les parties en lice et les dissuadent de commettre des massacres. En demandant par ailleurs l’application de règles d’engagement de plus en plus strictes, le CICR empêche finalement la conduite d’opérations militaires.
 
-De fait, il est au moins deux domaines dans lesquels les efforts du Comité peuvent effectivement avoir une portée pacifique parce qu’ils sont susceptibles d’entraver le déroulement des combats : la neutralisation de zones d’où sont exclues les forces armées, d’une part, et l’interdiction de certaines armes, d’autre part. A Saint-Domingue en 1965, par exemple, la négociation d’une trêve humanitaire pour convoyer les secours du CICR a fini par entraîner la fin des combats. A la différence des Nations Unies au Kurdistan irakien en 1991 ou en Bosnie en 1993, le Comité n’a certes jamais réussi à établir de zones protégées à l’échelle d’une région. Mais il est parvenu à neutraliser des quartiers entiers à Madrid en 1936 et Shanghai en 1937, des hôtels à Jérusalem en 1948, Dacca en 1971, Nicosie en 1974 et Phnom Penh en 1975, des hôpitaux à Dacca au Bengladesh en 1971, Ndjamena au Tchad en 1980, Saïda au Liban en 1985, Jaffna au Sri Lanka en 1990 et Osijek en Croatie en 1992, une plage à Tyr au Liban en 1982, un vallon à El Serr-Beni au Yemen en 1964, des cathédrales à Port Stanley aux Malouines en 1982 ou à San Cristóbal de Las Casas au Mexique en 1994, un monastère à Dubrovnik en 1991, un couvent à Jérusalem en 1948, un aéroport à Managua en 1979, un lycée à Tripoli au Liban en 1983, des écoles à Monrovia en 1990 ou un collège à Dacca en 1971. Ces opérations se sont parfois faites sans l’accord écrit des autorités, comme à Nicosie en 1974, ou avec l’assentiment d’une seule des parties en lice, tel le Pakistan et pas l’Inde à Dacca en 1971. Dans tous les cas, elles n’ont pu se réaliser sans l’approbation d’au moins un des belligérants et les projets de neutralisation du CICR ont avorté lorsque les communistes se sont emparés du pouvoir à Saigon et Phnom Penh en 1975.
 
-L’interdiction de certaines armes est un autre point crucial sur lequel le Comité est susceptible de se positionner de manière à empêcher le déroulement d’opérations militaires. Selon Catherine Rey-Schyrr, le CICR ne cherche pas à établir un « catalogue des moyens de guerre autorisés ou interdits ». Il veut seulement assurer la sauvegarde des principes humanitaires pour épargner les civils. L’attitude du Comité a en fait évolué au fil du temps. Alors que l’opinion publique était assez favorable à un désarmement des grandes puissances au sortir de la Première Guerre mondiale, le CICR s’est d’abord attaqué aux gaz asphyxiants. A Genève en 1925, le Comité poussait ainsi les Etats à adopter un protocole sur l’usage des armes bactériologiques ou chimiques. Dans le cadre d’une conférence de la Société des Nations pour la réduction et la limitation des armements en 1932, il allait même jusqu’à proposer d’interdire purement et simplement les bombardements aériens et l’emploi d’armes chimiques ou bactériologiques. Après la Seconde Guerre mondiale, le CICR se prononçait ensuite contre la bombe atomique parce que ses effets dévastateurs sur la population civile étaient intrinsèquement incompatibles avec le droit humanitaire. Lancé en avril 1950, son appel en faveur d’une prohibition des armes nucléaires a vite été soutenu par la Pologne puis largement diffusé à la dix-neuvième conférence internationale des Croix Rouges, réunie à New Delhi en 1957. Par delà les divisions du rideau de fer, il allait également être repris par des sociétés nationales en Europe occidentale, qui s’inquiétaient aussi des menaces de guerre mondiale. Dans un article du Figaro publié au moment de la crise des missiles à Cuba en 1962, le président de la Croix-Rouge française, André François-Poncet, préconisait par exemple l’adoption d’une cinquième Convention de Genève interdisant l’usage de l’arme nucléaire. Pour autant, le CICR n’a pas été impliqué dans les négociations stratégiques à ce sujet entre les grandes puissances. De 1978 à 1980, il a simplement participé à une conférence des Nations Unies sur l’emploi des armes « classiques » qui étaient susceptibles de produire des effets traumatiques excessifs ou de frapper la population sans discrimination. Les discussions ont notamment porté sur les engins détonnant à l’air libre et les mines antipersonnel qui risquaient de toucher des civils, sans oublier les armes de petit calibre qui infligeaient des blessures inutiles sous prétexte de mettre un ennemi hors de combat. Les débats ont débouché sur l’adoption à New York, le 10 octobre 1980, et l’entrée en vigueur, le 2 décembre 1983, d’une Convention sur l’interdiction ou la limitation de certaines armes classiques. Mais c’est seulement en février 1994 que le CICR s’est pour la première fois engagé officiellement en faveur de l’interdiction complète d’une arme, à savoir les mines antipersonnel. Depuis lors, l’institution s’est impliquée dans des programmes de déminage en Angola ou en Afghanistan et a essayé de relancer la convention d’avril 1972 sur les armes biologiques ou bactériologiques. En septembre 2002, le CICR lançait ainsi un appel sur les dangers des armes biotechnologiques.