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Le problème de fond
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L'aide humanitaire et la guerre

Le problème de fond

 


L’aide humanitaire et la guerre 


Ces vingt dernières années, l'aide en urgence à destination des pays en guerre a connu une croissance très rapide. Dans le monde développé, elle est donc devenue un enjeu politique majeur, ainsi que le montre sa récupération par les Etats bailleurs à des fins diplomatiques et stratégiques. En Occident, notamment, la sensibilisation grandissante des gouvernements et des opinions publiques aux questions humanitaires a accentué et mis en évidence des phénomènes déjà observables du temps de la guerre froide, lorsque l'aide était conçue comme la poursuite par d'autres moyens de la défense des intérêts nationaux. Désormais, les armées des pays industrialisés disent développer des programmes humanitaires, des ONG sont consultées par le Conseil de sécurité des Nations unies et le secteur privé est convié à participer à des opérations de la paix : un mélange des genres qui n'est pas sans dangers lorsqu'il accompagne des guerres préventives ou d'agression. 

Dans les sociétés en développement, où va l'essentiel des secours, l'aide est également devenue un élément important des conflits armés. Structurellement, les dysfonctionnements du système sont assez bien identifiés, qu'il s'agisse de maintenir les bénéficiaires dans un "syndrome de dépendance", d'aggraver les inégalités sociales en ciblant les réfugiés au détriment des autochtones, ou de pénaliser les agricultures locales en distribuant des vivres gratuits. La façon dont les secours alimentent les circuits d'une économie de guerre civile retient particulièrement l'attention. 

La récupération de l'aide par les belligérants s'apprécie à trois niveaux. A un premier niveau, le plus visible, il y a la prédation directe : le braquage des 4x4, le pillage des entrepôts alimentaires, le vol des médicaments, la revente des tentes des réfugiés, l'escorte des convois de vivres, l'enlèvement des travailleurs humanitaires, libérés moyennant le paiement d'une rançon, etc. A un second niveau, plus subtil à identifier, il y a les effets d'entraînement de l'assistance internationale. Dans des économies aux ressources rares, les ONG louent des maisons, fournissent des emplois aux autochtones, paient des droits de douanes à des dictatures sanguinaires, "achètent" la complaisance des seigneurs de guerre à coups de bakchichs, alimentent une population engagée tout entière dans des guerres civiles. A un troisième niveau, enfin, l'injection de fonds et de logistique humanitaires dans un conflit permet de libérer des ressources pour la poursuite des combats en laissant le soin aux ONG d'assurer un minimum de services publics. 

Aussi ne sait-on pas combien de vies l'aide sauve dans la durée. Certes, il est impossible d'anticiper les effets pervers des secours internationaux quant à la prolongation des hostilités. Mais on ne peut pas non plus savoir, rétrospectivement, ce qu'il serait advenu sans intervention extérieure. On ne saurait, d'emblée, écarter l'hypothèse selon laquelle le conflit se serait asséché et éteint de lui-même si on ne l'avait ranimé en mettant de "l'huile humanitaire" sur le feu : un baume qui ne ferait qu'apaiser les souffrances du moment. L'argent est le nerf de la guerre et l'introduction des ressources de l'aide dans un conflit élargit le champ des affrontements et les enjeux de la prédation. C'est là le défi majeur auquel sont confrontés les travailleurs humanitaires. 

De la prévention des crises, avant leur embrasement, à la poursuite, ex-post, des criminels de guerre devant des tribunaux internationaux, les opérateurs ont alors imaginé des parades qui, au cours des hostilités, n'empêchent cependant pas les détournements de l'aide. Parmi les alternatives proposées, l'encadrement armé des distributions de nourriture n'est pas une solution viable car un tel dispositif enlève aux ONG tout semblant de neutralité, militarise leurs actions et désigne les humanitaires comme des cibles stratégiques, au risque d'aggraver la probabilité d'une attaque contre un convoi alimentaire ; en outre, la part du budget alloué à une telle protection revient à financer les combattants et pénalise les dépenses destinées à des achats de vivres ou de médicaments. 

Dans certains cas, l'option d'un retrait reste malheureusement la seule possible. L'éventualité d'un désengagement devrait ainsi être pensée dès la mise en œuvre d'un programme, pour peu que les ONG et les bailleurs acceptent de fixer des limites à leurs opérations. En pratique, c'est rarement le cas. Lorsqu'une ONG occidentale décide de lever le camp, essentiellement suite à l'assassinat d'un de ses membres, d'autres se présentent pour occuper le terrain. Trois principaux facteurs expliquent une pareille obstination. Le premier tient évidemment à l'appréciation des méfaits de l'aide. Il s'avère très difficile de mesurer scientifiquement les effets pervers et positifs d'un programme humanitaire. Et des logiques comptables conduisent trop souvent les bailleurs à juger du succès d'une opération en nombre de sacs de riz ou de tentes distribués, sans s'interroger sur l'usage ultérieur de ces ressources au profit des belligérants. 

Un autre facteur responsable de la réticence des opérateurs à "lâcher le morceau" vient de la bureaucratisation de l'aide, découpée en parts de marché. Tandis que les ONG en compétition se battent pour obtenir des subventions des bailleurs internationaux, la terminaison d'un programme peut désormais se décider indépendamment de la réalité des besoins observés sur le terrain, sans même parler d'un contrôle rétroactif quant à l'utilité et la qualité des prestations humanitaires. L'impossible coordination entre les ONG, enfin, écarte toute éventualité d'un retrait concerté et stratégique des situations les plus douteuses. L'attachement des opérateurs à leur indépendance, la diversité des cultures caritatives et les divergences d'appréciation quant aux détournements de l'aide empêchent de faire bloc contre les auteurs des exactions. Pourtant, un retrait collectif aurait autrement plus de poids dans le contexte d'opérations humanitaires dont le bon déroulement relève en permanence du rapport de forces. Mieux vaudrait qu'une interruption de l'aide soit cautionnée par les bailleurs, avalisée par les organisations internationales et relayée par des médias chargés de pointer du doigt les responsables des massacres et, partant, de l'évacuation des ONG.