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Action Contre la Faim
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Action Contre la Faim - Commentaires




8) La capacité d’analyse


-L’expérience aidant, ACF a pris conscience des enjeux politiques de ses programmes, ainsi qu’en témoignent les analyses de sa revue Géopolitique de la faim ou de son observatoire, Hunger Watch. Depuis 1999, l’organisation a également développé des Systèmes d’information géographique (SIG) destinés à mieux apprécier la situation sur le terrain. La façon dont l’association estime les besoins humanitaires et calcule le nombre de ses bénéficiaires, passé de 3 à 5 millions selon ses propres chiffres entre 2001 et 2003, suscite cependant des interrogations. A Mogadiscio, par exemple, ACF a comptabilisé les personnes déplacées par le conflit et installées dans les décombres de la capitale somalienne sur des sites identifiés comme autant de “ camps ”. Année après année, l’association a laissé apparaître une augmentation presque ininterrompue du nombre de ces camps et de leurs occupants. Un tel bilan, pourtant, s’avère trompeur. En effet, les rares expatriés ne restaient guère à Mogadiscio plus de six mois à cause de l’insécurité et de l’inconfort. A elle seule, ACF n’a pas eu la possibilité de répertorier tous les camps : faute de pouvoir circuler librement sans des escortes armées, son personnel n’a pas pu obtenir une photographie de l’ensemble de la ville en un temps donné. Les conditions de travail n’ont pas permis d’établir un véritable recensement et d’éviter les doubles dénombrements sachant le fort taux de rotation de la population dans les camps. Ont notamment été additionnés les sites qui fermaient avec ceux qui s’ouvraient. Certains camps, en outre, ont été comptabilisés plusieurs fois. Le somali, une langue couchitique avec de nombreux emprunts à l’arabe, a été transcrit en alphabet romain en 1972. Ainsi, le mot Ali s’écrit Cali ; et Hashi, Xashi. En conséquence, il est arrivé que le même camp se retrouve à deux reprises dans une liste alphabétique, suivant que l’auteur de l’inventaire avait choisi une orthographe somali ou anglaise. La plupart des noms de camps, qui plus est, ont été inventés sur place par des populations extrêmement mouvantes. Soit l’intitulé du camp a changé suivant l’interlocuteur du moment, soit il a été donné en somali, en arabe, en anglais ou en italien, quitte à ce que la zone industrielle de Mogadiscio soit deux fois inventoriée sous le nom de factory et de warshadaha.

-A la suite du tsunami asiatique de 2004, la Cour des comptes française a également relevé des problèmes similaires au Sri Lanka ou en Indonésie, où ACF a estimé le nombre de ses bénéficiaires en les comptabilisant plusieurs fois en fonction des activités menées.

-D’une manière générale, le travail d’ACF n’a pas ou peu fait l’objet d’évaluations publiées et non sollicitées, ce qui ne favorise pas la capitalisation d’expérience. A notre connaissance, les audits commandités par les bailleurs de fonds institutionnels ne sont pas disponibles pour le public, pas plus évidemment que les enquêtes internes de l’organisation. Les rares rapports publiés n’ont concerné que des points très ponctuels, souvent après un scandale. A propos des abus sexuels commis par des employés d’ACF au Laos, par exemple, celui de l’association Batik a en l’occurrence été très critiqué. Selon l’Akha Heritage Foundation, les enquêteurs ne connaissaient rien au Laos, ne parlaient pas les langues locales et ont passé trop peu de temps dans les villages pour vraiment approfondir la question. Le rapport, écrit par Isabelle Devaux, a surtout servi à disculper l’ONG en arguant que les coupables n’avaient pas été clairement identifiés, que les viols n’avaient pu être prouvés et que les abus n’avaient pas été aussi systématiques qu’on l’avait d’abord cru. D’après Eisel Mazard, ACF a en fait préféré laver son linge sale en famille, licencier les employés fautifs et verser des compensations aux victimes pour éviter que l’affaire éclate au grand jour en impliquant la police.

-Comme dans beaucoup d’autres ONG, la capitalisation d’expérience des volontaires demeure un problème. La durée moyenne du personnel expatrié dans une mission est tombée de plus de onze mois en 1998 à moins de huit en 2003, de sept en 2004 et de six en 2005. De ce point de vue, ACF gagnerait certainement à accepter que les évaluations de son travail soient rendues publiques afin de pouvoir transmettre les leçons tirées des échecs rencontrés sur le terrain. De fait, l’aide humanitaire n’est pas sans effets pervers, qu’il importe de connaître afin d’en réduire les dégâts collatéraux sur la population. ACF, par exemple, a fini par créer une culture de dépendance en finançant pendant plusieurs années des programmes nutritionnels pour les enfants en bas âge dans les camps de déplacés de la périphérie de Khartoum. Sur place, relève Saif Ali Musa, des mères ont pu délibérément affamer leur progéniture ou tomber enceintes pour bénéficier de rations alimentaires.