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Commission internationale de juristes
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Commission internationale de juristes - Commentaires




3) Le fonctionnement en réseau


-Le fonctionnement en réseau de la Commission internationale de juristes fait apparaître trois principales sortes de partenaires : les organisations intergouvernementales ; les ONG affiliées ou « amies » ; et les sections nationales de la CIJ. Les premières sont évidemment indispensables au travail de plaidoyer de l’institution, qui se fait surtout en coulisses et qui est peu relayé dans les médias. La CIJ exerce notamment son lobbying auprès de la Commission onusienne des droits de l’homme à Genève et de la Cour européenne des droits de l’homme au Conseil de l’Europe à Strasbourg. Historiquement, elle a ainsi contribué à la rédaction des avant-projets du Pacte international relatif aux droits civils et politiques en 1966, de la Convention des droits de l’enfant en 1989, de la Convention sur les disparitions forcées en 2005, etc. Ces engagements ont parfois abouti assez vite, par exemple quand la CIJ a participé aux travaux préparatoires de la « Déclaration pour la protection des personnes disparues », rapidement adoptée par les Nations Unies à New York avec la résolution n°47-133 du 18 décembre 1992. Dans d’autres cas, cependant, le lobbying de la Commission internationale de juristes a été une œuvre de longue haleine, qui s’est étalée sur plus d’une décennie. C’est à partir de février 1978 que la CIJ a commencé à participer aux travaux des Nations Unies qui devaient finalement déboucher sur l’adoption, le 20 novembre 1989, de la Convention des Droits de l’Enfant. L’élaboration du projet n’a d’ailleurs pas été sans peines. L’article 38 de la Convention, un des plus litigieux, interdit en effet la participation directe à des conflits armés des enfants de moins de quinze ans, au lieu de la limite des dix-huit ans réclamée par d’autres ONG. Pour trouver un compromis, la CIJ avait alors proposé une solution contestée, qui consistait à autoriser le recrutement de combattants âgés de quinze à dix-huit ans à condition que les belligérants privilégient les plus âgés.

-Les relations de la Commission internationale de juristes avec les organisations intergouvernementales ou les autres ONG de défense des droits de l’homme se tissent aussi à travers les contacts personnels. Deux des présidents de l’institution, Kéba Mbaye et Andres Aguilar Mawdsley, ont ainsi fini leur carrière comme juges de la Cour internationale de justice à La Haye. A l’inverse, un de leurs successeurs à la tête de l’institution hollandaise, Pedro Nikken, venait quant à lui de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. On retrouve de pareils cas de figure dans le monde des ONG. L’avocat américain Reed Brody, par exemple, a d’abord travaillé à la Commission internationale de juristes de 1987 à 1992 avant de rejoindre Human Rights Watch en 1998 et de devenir son porte-parole à Bruxelles. Membre de la CIJ à partir de 1979, Irène Khan a quant à elle dirigé Amnesty International de 2001 à 2010.

-Dès ses débuts, enfin, la Commission internationale de juristes a essayé de monter un réseau avec des "sections nationales" qui, en principe, doivent être exclusivement constituées de juristes, d’une part, et des "organisations affiliées" qui peuvent comprendre des militants des droits de l’homme de tous bords, d’autre part. Aujourd’hui, une quarantaine de partenaires sont vraiment actifs, essentiellement en Grande-Bretagne, en Hollande, en Norvège, au Danemark, en Allemagne et au Kenya. Sur 74 sections nationales de la CIJ en 2010, 15 se trouvaient en Amérique, 23 en Europe, 10 en Afrique, 26 en Asie et Océanie. Après l’effondrement de l’Union soviétique, le réseau s’est notamment étendu en Europe de l’Est. Il compte désormais 82 sections et organisations affiliées en 2010, au lieu de 75 en 1994. Contrairement à d’autres ONG « multinationales » comme la YMCA, aucune règle n’interdit d’avoir plusieurs associations par pays. En 2010, le Népal en comptait ainsi trois: la Nepal Law Society, la section nationale de la CIJ et l’Advocacy Forum-Nepal, affilié en 2003. A l’occasion, des groupements régionaux ont également pu se constituer, à l’instar de la Commission internationale de juristes des Andes.

-Le réseau de la CIJ fonctionne sur un mode confédéral. Les sections nationales sont complètement indépendantes sur le plan financier, juridique et opérationnel. A la différence du secrétariat d’Amnesty International à Londres, elles ne sont pas représentées à Genève, dont les bureaux dépendent directement de la Commission. Elles ne sont pas non plus tenues de verser une quote-part pour financer la CIJ. En contrepartie, cette dernière n’a donc pas vraiment de droit de regard sur leurs activités, quoi qu’il en soit de ses velléités de coordination. En fait de réseau, il s’agit plutôt de relations bilatérales de gré à gré entre Genève et des organisations sœurs. En pratique, les interactions sont souvent très faibles, ainsi que le remarquait une évaluation de l’institution réalisée par Novib en 1992. Au quotidien, la CIJ fonctionne davantage avec les bureaux régionaux qu’elle a ouvert à Bangkok, Johannesburg et Guatemala City au cours des années 2000. Les membres de la Commission, quant à eux, sont élus au mérite, à titre personnel et non pour représenter des sections nationales.

-Un pareil système présente à la fois des avantages et des inconvénients. Contrairement à des organisations plus centralisées comme Amnesty International, Greenpeace ou Médecins sans frontières, il a d’abord le mérite de laisser une grande marge de manœuvre démocratique aux sections nationales. Autre avantage, l’autonomie de ces dernières protège la CIJ des conflits qui ont pu miner des réseaux plus structurés, protégeant le siège de Genève des divergences susceptibles d’opposer, par exemple, des juristes indiens et pakistanais, grecs et turcs, etc. Revers de la médaille, les organisations affiliées à la Commission manquent de cohérence et, partant, d’impact puisqu’elles ne sont pas toujours capables de parler d’une seule voix au niveau global. Faute de coordination, il leur est arrivé de dupliquer leurs missions d’enquête sans en aviser Genève. La section australienne, en particulier, a souvent décidé de son propre chef de mener des investigations en Océanie et à Timor Est, à tel point que la CIJ a parfois dû s’en dissocier publiquement. La dichotomie se retrouve évidemment au niveau des organisations affiliées, dont certaines adhèrent à la fois à la Commission et à la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’homme), à l’instar de la Ligue togolaise des droits de l’homme, de l’Egyptian Organisation for Human Rights, de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, d’al-Haq (Law in the Service of Man) en Palestine et de l’Asociación pro Derechos Humanos en Espagne. D’une manière générale, les relations des uns et des autres sont parfois floues. A la suite du quinzième congrès international de la CIJ en 2008, trois personnes différentes disaient ainsi représenter l’organisation affiliée en Mongolie, dont le nom a finalement disparu du site Internet de l’institution à Genève en 2010.

-L’inconvénient majeur de ce système confédéral est surtout que, structurellement, le siège de Genève n’est pas en mesure de s’assurer que les membres de son réseau adhèrent vraiment aux valeurs de la Commission. Historiquement, le scandale de 1967 est révélateur puisque les financements de la CIA passaient précisément par la section américaine de la CIJ, l’American Fund for Free Jurists, qui a alors dû céder la place à une association d’apparence plus « neutre », l’AAICJ (American Association for the ICJ). Depuis, d’autres organisations affiliées à la Commission ont posé problème. En Palestine, par exemple, la LAW (Palestinian Society for the Protection of Human Rights and the Environment) a détourné des fonds quand son fondateur, Khader Shkirat, a empoché 4 des 10 millions de dollars de subventions reçues entre 1990 et 2002. Inculpé en 2003, ce dernier a alors été remplacé par Jihad Sarhan mais la CIJ, constate Robert Charles Blitt, a beaucoup tardé à désaffilier l’ONG, opportunément renommée Palestinian Law Association for Human Rights. De même, elle ne s’est pas préoccupée de chasser de ses rangs son partenaire népalais, qui était aligné sur les positions des royalistes et qui a fini par disparaître de lui-même à la fin des années 2000.

-En révisant ses statuts et en adoptant un nouveau logo en 2001, la CIJ a certes essayé de clarifier ses relations avec les sections nationales qu’elle était chargée de reconnaître et d’affilier. Mais en pratique, elle ne joue un rôle moteur qu’au moment de ses congrès internationaux, organisés sur une base d’abord triennale, puis quadriennale. Il est vrai qu’en retour, les sections nationales n’ont pas vraiment de droit de regard sur le bureau de Genève. A la suite d’une évaluation de Novib qui recommandait d’améliorer la transparence de l’institution, c’est seulement en 1992 que le comité exécutif de la CIJ a décidé de leur communiquer le budget de la Commission.

-Résultat, le mode de fonctionnement du réseau présente bien autant d’avantages que d’inconvénients. A l’occasion, des sections nationales de la CIJ ont même pu entraver le travail de l’institution. Au Népal lors d’une mission d’enquête menée par l’Australien John Dowd en janvier 2003, par exemple, la Commission a dû contourner son partenaire local, très biaisé, et coopérer avec une autre organisation de défense des droits de l’homme pour dénoncer les exactions de l’armée et réclamer des poursuites contre les militaires impliqués dans des violations des droits de l’homme. De fait, les sections nationales de la CIJ ne sont pas neutres. Fréquemment dirigées par des juges, des ministres de la justice ou des présidents des cours suprêmes, elles entretiennent souvent des rapports étroits avec leur gouvernement, ce qui, d’ailleurs, ne les protège guère en cas de changement de régime. Membre du comité exécutif de la CIJ et fondateur d’ONG de juristes comme PERADIN (Persatuan Advokat Indonesia) en 1964 puis LBH (Lembaga Bantuan Hukum) en 1970, l’Indonésien John Thiam-Hien Yap a ainsi été emprisonné pendant onze mois au moment de l’arrivée au pouvoir de la dictature Suharto fin 1965. Dans le même ordre d’idées, le président de la section ghanéenne Freedom & Justice, Nana Joseph Boakye Danquah, a été arrêté et détenu en 1961 puis 1964 car il avait fondé un parti d’opposition au gouvernement de Nkwame Nkrumah, l’United Gold Coast Convention. Après sa mort en prison en 1965, la section ghanéenne de la CIJ n’a pu redémarrer ses activités qu’en 1967, un an après la chute du régime…