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Commission internationale de juristes
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Commission internationale de juristes - Commentaires




4) La communication externe et l’impartialité


-De par son mandat, la CIJ est souvent amenée à communiquer, aujourd’hui sur son site Internet, autrefois sous la forme d’un Bulletin à partir de 1954, d’un Journal à partir de 1957 puis d’une Revue de 1969 à 1998, à raison de deux numéros par an. Suite à la crise financière qu’avaient provoquée les révélations du New York Times en février 1967, le bulletin et le journal de l’organisation ont en l’occurrence dû fusionner en mars 1969 et céder la place à une revue qui devait momentanément cesser de paraître un an plus tard. A la différence d’Amnesty International, la CIJ n’a en fait jamais eu les moyens de publier un état annuel de la situation des droits de l’homme dans le monde. Démarrée en 1992 et intitulée Attacks on Justice, sa tentative de bilan des agressions commises contre des juges ou des avocats n’a pas duré. Pour le reste, la CIJ a dû se contenter d’articles et, surtout, de rapports d’enquêtes qui, dans les années 1970 et 1980, restaient deux à trois plus nombreux qu’à Amnesty International, à la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’homme), à l’AIJD (Association Internationale des Juristes Démocrates) ou à HRW (Human Rights Watch). Leur impact est difficile à déterminer. D’après une évaluation réalisée en interne en 2002 et citée par Todd Landman et Meghna Abraham, les études de la CIJ étaient en réalité financées à perte ; les achats ou les cotisations des adhérents couvraient à peine 2% des frais de mise en pages, d’impression et de diffusion.

-Comme beaucoup d’ONG de défense des droits de l’homme, la CIJ a souvent été accusée de partialité, d’abord en faveur des régimes de droite dans les années 1950 et 1960, puis de gauche à partir des années 1970. A l’origine, elle a en effet été conçue pour défendre les intérêts américains contre son alter ego du côté soviétique, à savoir l’AIJD (Association Internationale des Juristes Démocrates), plus connue sous son acronyme en anglais, l’IADL (International Association of Democratic Lawyers). Fondée à Paris en décembre 1946 lors d’une réunion présidée par Henri Teitgen, garde des sceaux du gouvernement français à l’époque, cette dernière était en l’occurrence alignée sur les positions de Moscou. Officiellement constituée pour promouvoir la paix, les droits de l’homme et un nouvel ordre international, elle utilisait les mêmes méthodes de travail que la CIJ en organisant des conférences, en étudiant les codes pénaux, en coopérant avec des organisations « sœurs », en dénonçant la torture, en assistant les détenus politiques et en envoyant des observateurs à leurs procès. Mais elle se considérait elle-même « comme partie intégrante des forces anti-impérialistes et démocratiques et des mouvements de libération nationale ». Clairement engagée contre le colonialisme, elle a notamment défendu la « libération économique » des peuples et a par exemple soutenu la nationalisation du pétrole iranien en 1950 ou du canal de Suez en 1956. Très hostile aux Etats-Unis, elle a dénoncé l’utilisation, jamais prouvée, d’armes bactériologiques par l’armée américaine en Corée du Nord en 1950, puis a condamné l’embargo contre Cuba après l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro en 1959. Les tensions de la guerre froide ont achevé de la précipiter dans les bras de l’Union soviétique. Dès 1949, elle a ainsi dû céder aux pressions de Moscou et exclure sa section yougoslave suite à la brouille entre Josef Staline et Josip Broz Tito. L’emprise des Soviétiques s’est encore accrue après la démission du président français de l’AIJD, René Cassin, puis le départ de la branche américaine, la National Lawyers Guild, en 1951. Expulsée de Paris par le gouvernement français en 1950, l’organisation a d’abord dû déménager son siège social à Bruxelles. Accusée de propagande politique, elle a ensuite été chassée de l’ECOSOC, qui a révoqué son statut consultatif en 1951. Le paradoxe est qu’en fin de compte, l’AIJD présentait les mêmes travers que la CIJ à l’égard des services américains. En effet, son secrétariat international était essentiellement financé par la section soviétique, sachant que l’adhésion des juristes à l’organisation était de toute façon obligatoire dans les pays socialistes !

-Pendant la première partie de son existence, la CIJ a indéniablement été partiale. Financée par la CIA et influencée par les exilés d’Europe de l’Est qui faisaient tourner son secrétariat, elle n’était pas objective. En guise d’enquêtes, ses rapports sur l’invasion soviétique de la Hongrie en 1956 et chinoise du Tibet en 1959 relevaient davantage de jugements rendus sur la base du seul témoignage de réfugiés politiques, sans solliciter la réponse des gouvernements concernés. Dans le même ordre d’idées, la CIJ ne dénonçait que les régimes communistes et restait réticente à l’idée de travailler aussi sur la dictature franquiste en Espagne, la répression coloniale des Britanniques à Chypre ou le système d’apartheid en Afrique du Sud. Ainsi, elle n’a pas du tout réagi à l’invasion franco-britannique du canal de Suez en 1956, aux événements d’Algérie à partir de 1954 ou à l’annexion de Goa par l’Inde en 1962.

-Après le scandale de 1967, la CIJ a cependant évolué et a même pu finir par tomber dans l’excès inverse lorsqu’elle a été reprise en mains par Sean MacBride puis Niall McDermot. A l’époque, la Commission a alors multiplié les critiques contre des régimes alliés aux Etats-Unis. Dès avril 1967, elle a par exemple dénoncé le coup d’Etat des colonels en Grèce et déposé contre eux une plainte à la Commission européenne des droits de l’homme, qui allait démarrer sa propre enquête en janvier 1968. Par la suite, la CIJ n’a pas non plus ménagé les alliés de Washington à travers le monde. Ainsi, elle a condamné les occupations de territoires par l’Indonésie au Timor oriental en 1975, Israël en Palestine en 1967 et au Sud-Liban en 1983, l’Argentine aux Malouines en 1982, l’Afrique du Sud en Namibie jusqu’en 1989, etc. A l’instar d’Amnesty International, on lui a notamment reproché de se focaliser sur les Etats plutôt que sur les mouvements rebelles ou terroristes. Résultat, elle a surtout enquêté sur les violations des droits de l’homme commises par des dictatures de droite et non des guérillas de gauche.

-Rétrospectivement, on serait finalement bien en peine de savoir si la CIJ a été plus ou moins partiale avant ou après le scandale de 1967. De ce point de vue, il convient de revenir sur l’historiographie officielle selon laquelle l’organisation est devenue plus objective à partir du moment où elle s’est affranchie de ses mentors américains sous l’égide de Sean MacBride puis Niall McDermot. D’abord, la CIJ n’a pas attendu la crise de février 1967 pour critiquer des alliés des Etats-Unis. En juillet 1961 à propos des événements de Bizerte, par exemple, elle n’a pas hésité à dénoncer la violence de la répression coloniale en Tunisie en dépit des protestations puis du départ de sa section française, qui lui reprochait de ne pas avoir accordé de droit de réponse au gouvernement de Michel Debré avant de publier son rapport. En octobre 1962, encore, la CIJ a envoyé en Israël un observateur grec assister au procès d’Adolf Eichmann. Si l’organisation n’a pas demandé la clémence du gouvernement, elle a regretté plusieurs vices de forme, notamment le rétablissement de la peine de mort pour les seuls criminels nazis, le caractère rétroactif de certaines dispositions du code pénal, les restrictions des droits de la défense pour interroger les témoins et l’enlèvement en Argentine d’Adolf Eichmann, en violation du droit international. A l’époque, les réserves de la CIJ ont en l’occurrence déplu à des Juifs américains qui avaient déjà démissionné de l’ACLU (American Civil Liberties Union) lorsque celle-ci avait pris la défense d’anciens nazis. A mesure que la Commission s’engageait contre l’occupation des territoires palestiniens après la guerre des six jours en juin 1967, l’organisation a alors attiré la sympathie du monde arabe et, à l’inverse, l’inimitié des lobbies pro-israéliens, qui lui ont reproché de ne compter quasiment aucun membre juif dans ses rangs. L’avantage est qu’un pareil positionnement a permis à la CIJ de mener des enquêtes dans des pays foncièrement hostiles aux ONG de défense des droits de l’homme. En 1992, un responsable jordanien de son comité exécutif, Asma Khader, a ainsi été le premier étranger autorisé par la Syrie à assister à un procès à huis clos dans un tribunal militaire…

-Quoiqu’il en soit des financements de la CIA jusqu’en 1967, les engagements politiques des adhérents de la CIJ ont également influencé les prises de position de l’organisation. Evoqué ci-dessus dans la partie relative au fonctionnement en réseau de l’institution, le problème est en réalité structurel au vu des relations étroites que de nombreuses sections nationales de la Commission entretiennent avec leur gouvernement ou avec l’opposition. Membre de la Commission des Nations Unies pour les droits de l’homme et premier Africain à entrer au comité exécutif de la CIJ, le Kenyan Amos Wako, par exemple, a refusé de demander une révision de la Constitution de son pays en faveur du multipartisme car il a rejoint le régime de parti unique du président Daniel Arap Moi, dont il est devenu l’attorney général en 1991. En même temps, il est vrai que l’internationalisation de l’institution et son ouverture en direction des pays du Sud ont conduit ses juristes à s’affranchir des alignements Est-Ouest et des contraintes idéologiques de la guerre froide. C’est d’ailleurs la thèse que défend Léon Ingber lorsqu’il soutient que l’alter ego de la CIJ, l’AIJD, n’était pas complètement inféodée à Moscou et « a su maintenir une véritable indépendance à l’égard de l’Union soviétique ». Avec 16 sections nationales en 1946, 34 en 1956, 55 en 1970, 70 en 1980 et 90 en 1984, l’Association Internationale des Juristes Démocrates a en effet assoupli ses positions doctrinaires à mesure qu’elle s’étendait dans le monde. Comme la CIJ, elle a ensuite dû revoir son mode de fonctionnement au sortir de la guerre froide, la différence étant qu’elle perdait ses sections d’Europe de l’Est au moment où, précisément, sa rivale en créait. Après l’effondrement de l’Union soviétique et la tenue de son treizième congrès à Barcelone en 1990, elle a en l’occurrence remplacé son président Joël Nordmann par un juriste algérien, Amar Bentoumi, et obligé les organisations affiliées à assurer leur propre financement. Désormais privée du soutien de Moscou et confrontée à de graves difficultés budgétaires, l’AIJD, aujourd’hui moribonde, a peut-être été sauvée de la disparition complète grâce à ses sections dans les pays du Sud. Paradoxalement, le scandale de 1967, lui, a contraint la CIJ à opérer sa mue bien auparavant, lui permettant de mieux se préparer pour répondre aux défis d’un monde multipolaire au sortir de la guerre froide.