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Médecins Sans Frontières - Commentaires




3) Le fonctionnement en réseau


- MSF comprend différentes organisations sœurs de par le monde. Au début des années 2000, le mouvement se composait de cinq sections « opérationnelles » (France, Belgique/Luxembourg, Espagne, Suisse et Pays-Bas), indépendantes financièrement, juridiquement et sur le plan logistique. S’y ajoutaient douze sections « partenaires » (Allemagne, Australie, Autriche, Canada, Danemark, Grande-Bretagne, Hong-Kong, Italie Japon, Norvège, Suède, USA, ainsi que la Grèce et l’Irlande à partir de 2005 et 2006 respectivement) chargées de sensibiliser le public, de recruter des volontaires, de collecter des fonds et, parfois, de mener des missions conjointes sur le terrain. En 2007, il était question de créer de nouvelles sections en Afrique du Sud, en Afrique de l’Est, en Amérique latine et au Brésil afin de favoriser l’entrée des pays du Sud dans le mouvement. La section sud-africaine, par exemple, a d’abord été reconnue comme une « délégation » en novembre 2009 et est officiellement devenue une « association » en décembre 2011. Fondée à Johannesburg par une militante marxiste et anti-apartheid d’origine tamoule, Sharon Ekambaram, elle s’est surtout engagée dans la lutte contre le sida et a réussi à lever des fonds privés. Mais elle n’a pas obtenu le statut de section opérationnelle à part entière faute d’être véritablement indépendante financièrement. Pour des raisons financières, la section canadienne a quant à elle dû renoncer en 2011 à son statut d’opérateur outre-mer, qui est revenu aux Hollandais. Si elle peut envoyer des volontaires outre-mer depuis 2004, la section américaine joue pour sa part un rôle qui consiste essentiellement à collecter des fonds et à les reverser à la branche française dans la limite de 40% du budget de cette dernière.

- A la mesure de leurs moyens, sections "opérationnelles" et "partenaires" reversent entre 0,22% et 0,4% de leurs ressources au bureau international de MSF à Bruxelles. Chaque section nationale dispose par ailleurs d’associations spécialisées et plus ou moins intégrées, telles Epicentre en France, qui a été lancée en 1986 afin de former les volontaires et de réaliser des expertises épidémiologiques, l’AEDES (Agence européenne pour le développement et la santé) en Belgique, qui a été fondée en 1984 pour mener des recherches sur les questions de santé publique, ou HNI (HealthNet International) en Hollande, qui a été créée en 1992 pour soutenir la reconstruction des services de santé dans les régions en crise et qui a fusionné en 2005 avec une autre ONG hollandaise, la TPO (Transcultural Psychosocial Organization). Celles-ci s’appuient parfois sur des relais locaux, créés pour les besoins de la cause. A Goma au Congo-Kinshasa, par exemple, MSF-Hollande a établi en 1993 une ONG, l’ASRAMES (Association régionale d’approvisionnement en médicaments essentiels), qui a suppléé aux lacunes de l’Etat pour ravitailler les pharmacies et les services de santé du Kivu et de Maniema. Rattachée au réseau de HealthNet International, cette structure s’est divisée début 2004 en deux entités, l’ASRAMES-CAME (Centrale d'Approvisionnement en Médicaments Essentiels) et le CIF-Santé (Conseil Information Formation), une agence de consultants reprise par Novib. On peut s’interroger sur la pérennité et la qualité des ONG de la sorte. Tandis que MSF se désengageait du conseil d’administration de l’ASRAMES courant 2003, le département d’évaluation de la coopération hollandaise IOB (Inspectie Ontwikkelingssamenwerking en Beleidsevaluatie) notait que l’association n’était pas assez transparente, manquait de viabilité sur le plan financier et ne ravitaillait que les malades solvables, au détriment des plus pauvres. Dans le même ordre d’idées, au Libéria en octobre 1991, MSF-Belgique a participé au lancement d’une ONG locale, MERCI (Medical Emergency and Relief Cooperative International), qui n’a pas toujours réussi à éviter les trafics de médicaments.

- Parce qu’ils se conçoivent comme des urgentistes, explique François Audet à partir du cas canadien, les médecins sans frontières n’ont de toute façon pas pour objectif de créer ou de renforcer les capacités des associations des pays où ils interviennent. Ils préfèrent limiter la planification de leurs engagements sur une base annuelle, quoique renouvelable, et éviter les réunions de coordination ou les contacts avec des représentants gouvernementaux car ils sont susceptibles de déboucher sur des demandes de partenariat institutionnel.

- MSF a aussi inspiré la création de nombreux émules parmi lesquels HSF (Hôpital sans frontières), fondée en 1976 par chirurgien, Guy Barthélemy, et un ancien responsable des relations publiques de Matra, Tony de Graaff, ou ASF (Aviation sans frontières), lancée en 1980 par trois pilotes, André Gréard, Gérard Similowski et Alain Yout. Le mouvement a parfois travaillé sur le terrain avec ces associations, à l'instar d'Aviation sans frontières en Ouganda en 1981. Il n'a en revanche aucun lien avec des organisations qui utilisent le même intitulé « sans-frontiériste », tels ASF (Avocats sans frontières) ou QSF (Quartiers sans frontières).

- L’indépendance des diverses sections de MSF réduit les possibilités d’économies d’échelle et conduit souvent à dupliquer les équipements dans un même pays où se côtoient plusieurs branches du mouvement. En pareil cas, il existe certes une sorte de division du travail. Chaque intervenant prend soin de ne pas empiéter sur les programmes de l’autre. De plus, la coexistence de plusieurs sections nationales dans un même pays permet de maintenir la présence de MSF au cas où l’une d’entre elles serait expulsée par les autorités. Dans un cas de figure un peu semblable, MSF-Hollande se place par exemple sous les auspices de l’UNICEF et utilise son acronyme AzG (Artsen Zonder Grenzen) pour négocier en 1992 son entrée en Birmanie et se démarquer des autres sections qui avaient pu mener des opérations clandestines dans les territoires tenus par la guérilla karen. Sur le terrain, on n’assiste pas moins à des divergences qui vont parfois jusqu’à l’incohérence. Suite au typhon Nargis qui ravage la Birmanie en mai 2008, remarque ainsi Thierry Falise, la section suisse de MSF prend soin d’envoyer des expatriés dans tous ses convois de vivres afin de s’assurer que l’aide parvient bien aux victimes ; la section hollandaise, en revanche, adopte l’attitude inverse et confie le suivi de ses programmes aux employés locaux. Egalement relaté par Fiona Terry, le cas de la Birmanie est en l’occurrence emblématique. MSF-Hollande est en effet la première à s’être officiellement implantée dans le pays en 1992, après avoir entrepris de négocier un accord avec la junte trois ans plus tôt. A l’époque, les autres sections du mouvement continuent quant à elles d’assister les réfugiés birmans dans des camps en Thaïlande et déplorent les concessions de leurs collègues hollandais, qui ne sont pas autorisés à assister la minorité des Rohingyas et qui doivent se contenter de travailler dans les banlieues pauvres de Rangoon, d’abord à Shwepyithar, puis à Hlaing Thayar. Les programmes de MSF-Hollande suscitent d’autant plus de controverses qu’ils risquent d’accompagner la politique répressive du régime en entérinant la réinstallation forcée, dans des bidonvilles, de populations suspectées d’avoir soutenu les soulèvements étudiants de 1988. Bien que la section hollandaise parvienne finalement à s’établir dans l’Etat de Rakhine en 1993 et à ouvrir une base dans l’enclave musulmane et rohingya de Maungdaw en 1998, on lui reproche également de se concentrer sur des programmes de lutte contre le paludisme ou le sida, et donc de contribuer à dépolitiser le conflit en traitant des victimes de maladies, et non de répressions. MSF-Suisse, qui s’installe à Rangoon en 1999, n’est d’ailleurs pas non plus autorisée à intervenir dans les zones de combats quand elle négocie avec le gouvernement d’un Premier ministre plus compréhensif, Khin Nyunt, la possibilité de monter en 2004 une clinique dans l’Etat de Kayah. Dernière arrivée dans le pays, en 2000, la section française se heurte pour sa part à des difficultés qui tiennent à la fois à son engagement passé aux côtés des Karens et au durcissement de la junte après le renvoi de Khin Nyunt fin 2004. En mars 2006, elle se retire alors assez discrètement et laisse MSF-Hollande poursuivre un énorme programme médical qui traite davantage de malades du sida que le gouvernement et toutes les autres organisations d’aide réunies. Les positions des deux sections à propos de leur capacité à accéder aux victimes n’en paraissent que plus éloignées. Parallèlement, la section française commence en décembre 2008 à se désengager de son assistance aux sans-papiers birmans à Phang Nga en Thaïlande. Mais son retrait procède du constat selon lequel le gouvernement de Bangkok a pris le relais en étendant aux étrangers la prise en charge d’une partie des soins médicaux. A cet égard, la décision de la section française se distingue fondamentalement de son départ précipité, en mai 2009, du camp de Huay Nam Khao, dans la province de Petchabun, pour protester contre les entraves des autorités thaïlandaises, qui réduisent l’aide afin de procéder à l’expulsion forcée de quelque 4 000 Hmong vers le Laos.

- Les Français continuent de constituer la plus importante section du mouvement. Au milieu des années 2000, ils représentent un peu plus d’un tiers des quelques 3 000 expatriés envoyés sur des terrains de crise, avant les Belges, les Hollandais, les Espagnols, les Britanniques, les Canadiens, les Américains et les Australiens. En dépit de la puissance du volontariat aux Etats-Unis, les Américains restent sous-employés, peut-être parce que leur nationalité est devenue compromettante au vu de l’activisme militaire de l’administration George Bush. Des différences culturelles marquent par ailleurs le fonctionnement des différentes sections du mouvement. Les Français, relate le journaliste Dan Bortolotti, sont perçus comme passionnés, voire arrogants, tandis que les Hollandais sont plus techniciens, les Belges se situant entre les deux. A l’occasion de son quarantième anniversaire, le mouvement a en conséquence décidé d’aplanir ses différents en organisant chaque année une assemblée générale internationale. La première, qui se tient à Paris du 16 au 18 décembre 2011, prévoit ainsi de se doter d’un conseil d’administration et d’une association internationales qui doivent permettre de standardiser les procédures d’adhésion des nouvelles sections nationales, avec des demandes en provenance du Brésil, d’Argentine, du Kenya et d’Afrique du Sud.

-Les relations entre les Français et les autres sections du mouvement ont parfois été très tendues, notamment avec les Belges, les Hollandais, les Suisses et les Grecs. Initialement, la législation européenne interdisait l’établissement de filiales à l’étranger. Les premières organisations sœurs ont donc été créées de façon autonome et ne répondaient pas au modèle des sections de province en France. En 1985, le procès opposant les Belges aux Français a alors marqué une première rupture. Il a fallu attendre 1988 pour que les différentes sections du mouvement arborent de nouveau le même logo. MSF-Belgique n’en a pas moins continué de développer une approche de santé publique qui l’a opposé à la vision urgentiste des médecins sans frontières basés à Paris. Les deux sections ont par exemple exprimé leur désaccord concernant les modalités de leur intervention auprès des prisonniers tuberculeux de Mariinsk dans la région de Kemerovo en Sibérie à partir de 1996. MSF-Belgique souhaitait confier le suivi des détenus libérés aux Français, qui voulaient reprendre le programme dans l’enceinte de la colonie pénale et qui ont critiqué un médecin américain de la section belge, Michael Kimerling, parce qu’il était financé par des fonds de la coopération américaine. Face à l’hostilité des autorités russes, MSF-Belgique a finalement du se résoudre à mettre un terme avec fracas à son intervention auprès des prisonniers tuberculeux fin 2003.
 
-L’expulsion de la section grecque, créée en octobre 1990, a également fait couler beaucoup d’encre. En juin 1994, raconte Renée Fox, le conseil international de MSF a d’abord refusé de lui accorder un statut de plein droit et l’a placée sous la responsabilité des Espagnols en lui interdisant d’ouvrir ses propres missions à l’étranger. Lassés d’attendre une reconnaissance qui ne venait pas, les Grecs ont donc créé une organisation séparée, Medeco (Medical Development and Cooperation Operations). Placé devant le fait accompli, le conseil international du mouvement a refusé de voir une entité indépendante utiliser les ressources et le label de MSF. Mais il a accepté en mars 1998 de rendre la section grecque opérationnelle, en concertation avec les Suisses et sous la coupe d’un directeur commun, Thierry Durand. La crise a éclaté lors de la guerre du Kosovo quand, en mai 1999, les Grecs ont accepté la protection du gouvernement d’Athènes pour envoyer un convoi du côté serbe, d’où MSF-Belgique venait justement de se retirer. Alors que Thierry Durand démissionnait en protestant contre le nationalisme de ses homologues grecs, ceux-ci ont été accusés d’agir sans concertation avec les autres sections, d’avoir violé les règles d’engagement du mouvement et d’être ouvertement favorables aux Serbes orthodoxes contre les Albanais en lutte pour l’indépendance du Kosovo. Parce que les troupes de Slobodan Miloševi? avaient utilisé l’emblème de la Croix-Rouge pour transporter du matériel militaire, des représentants de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) avaient en fait demandé au convoi médical venu d’Athènes d’arborer la croix bleue du drapeau grec afin d’éviter d’être bombardé. Expulsée du mouvement MSF en juin 1999, la section grecque n’en a pas moins décidé de continuer et même de développer ses activités. Son président, Odysseus Boudouris, a argué qu’elle était légalement enregistrée à Athènes sous le nom de MSF et qu’elle avait été injustement condamnée par les « grosses » sections parce que la Grèce était un petit pays. Après plusieurs négociations, la section grecque devait finalement être réintégrée dans le mouvement en janvier 2007, sous la tutelle des Espagnols.

-Les relations avec les autres organisations humanitaires, enfin, sont souvent compliquées. Fier de son indépendance, le mouvement MSF veut garder sa flexibilité et refuse notamment de se plier aux pesanteurs administratives de la mouvance onusienne. Dans un article publié dans le Lancet, la présidente et la directrice médicale de la section belge, Marleen Boelaert et Myriam Henkens, témoignaient ainsi de leur souhait d’éviter une bureaucratisation de l’aide humanitaire sous la coupe de l’ONU.