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American Friends Service Committee - Commentaires




4) La communication


-Les Quakers publient et communiquent beaucoup sur leurs actions humanitaires. Aux Etats-Unis, l’AFSC participe ainsi en octobre 1933 au lancement du No Frontier News Service, une agence d’informations qui vise à développer l’amitié entre les peuples et qui est établie par Devere Allen sous la forme d’une coopérative. Dans les années 1950, le Comité de Philadelphie songe également à se doter d’une chaîne de télévision. A Londres, des périodiques hebdomadaire, The Friend, ou trimestriel, le Journal of the Friends Historical Society, existent par ailleurs depuis 1843 et 1903 respectivement. Guidés par une “ lumière intérieure ” et inspirés par une “ étincelle divine ”, le témoignage et le refus du mensonge sont en effet au centre de la pensée de George Fox. Partant, la communication, le lobbying et le plaidoyer constituent des éléments essentiels du mouvement quaker. L’AFSC et le CFSC disposent en conséquence de bureaux spécifiquement dédiés à ces tâches, l’un à Washington depuis 1947, l’autre à Ottawa depuis 2001. Viscéralement opposé à toute forme de censure gouvernmentale, le Comité de Philadelphie a notamment participé aux Etats-Unis à une campagne pour inciter les conseils municipaux à ne pas appliquer le Patriot Act de 2001, qui restreignait les libertés individuelles au nom de la guerre contre le terrorisme. Dans le même ordre d’idées, le mouvement quaker a cherché à mettre en valeur son assistance humanitaire afin de lever des fonds. Dès la guerre franco-prusse de 1870, les Amis britanniques ont financé leurs opérations de secours en partenariat avec le Daily News. Par la suite, l’AFSC s’est aussi préoccupé de mieux communiquer avec ses donateurs. En 1940, il n’a pas hésité à mettre en scène la détresse des enfants de réfugiés espagnols qu’il avait accueillis en France et relogés à La Rouvière, un foyer près de Marseille. Son objectif, explique Célia Keren, était en effet de recueillir des fonds aux Etats-Unis en reproduisant des cahiers de textes qui étaient soit des dictées écrites par les élèves, soit des récits recomposés par leur instituteur. Pour des questions de visibilité, encore, l’AFSC a refusé de participer au relogement de villageois déplacés par la construction d’un barrage dans la vallée de Damodar en Inde à partir de 1951. En l’occurrence, il a préféré intervenir à Barpali dans une région où il n’y avait pas d’autres ONG. D’après Thomas Fraser, il craignait d’être instrumentalisé par les autorités locales et a argué que l’Office de la vallée de Damodar prendrait de toute façon en charge le relogement des villageois. A l’occasion, un pareil souci de visibilité a par ailleurs pu conduire l’AFSC à privilégier les crises les plus médiatisées, à l’instar de la guerre des six-jours en Israël en 1967 ou du conflit biafrais en 1968, plutôt que l’insurrection kurde dans le Nord de l’Irak en 1974 ou les affrontements dans le Sud du Soudan avant le traité de paix de 1972. Depuis lors, l’organisation quaker a modernisé ses techniques de communication en sous-traitant ses collectes de fonds auprès de sociétés de marketing… pas toujours très scrupuleuses. En 2008, par exemple, un appel aux dons en faveur de Haïti était illustré par une photo d’un centre de santé au Mozambique !

-L’activisme de l’AFSC en matière de communication et de témoignage a eu pour conséquence que les nombreuses études à son sujet ont essentiellement été écrites par ses membres ou par des sympathisants. Les analyses indépendantes sont en revanche beaucoup plus rares. Jusqu’à récemment, les archives du FSC à Londres ou de l’AFSC à Philadelphie n’étaient d’ailleurs ouvertes au public qu’après un délai de cinquante ans, et elles nécessitaient une autorisation écrite avant toute publication. En outre, les rapports d’activités en ligne sur le site Internet du Comité sont restés très succincts. Contrairement à d’autres ONG comme Médecins sans frontières, ils donnent peu de détails sur les sources de financement et ne disent rien de la qualité des missions menées à l’étranger, si tant est qu’elles soient évaluées. Enfin, il est arrivé que le Comité de Philadelphie s’essaie à la censure. Dès 1918, par exemple, son conseil d’administration refusait de publier une lettre du journaliste Lewis Gannett qui dénonçait l’amateurisme et l’impréparation de ses expatriés en France. L’AFSC a récidivé par la suite. En avril 1972, il est ainsi parvenu à empêcher la parution d’un article du journaliste Stephen Chapman, qui racontait une grève du personnel contre la nomination d’un nouveau directeur au département de promotion de la paix.

-De fait, les relations avec les médias n’ont pas toujours été aussi sereines qu’on aurait pu l’imaginer. La naïveté des Quakers interpellant les Grands de ce monde a d’abord été moquée dans la presse britannique à propos de l’ambassade envoyée à Saint-Pétersbourg en février 1854 pour essayer, en vain, d’empêcher la guerre de Crimée. Dévoilée par la presse américaine en décembre 1938, la tentative de médiation du président de l’AFSC, Rufus Jones, en faveur des minorités et des Juifs allemands était ensuite ridiculisée par Der Angriff, le journal du ministre nazi de la propagande Joseph Goebbels ; à l’époque, l’envoyé de Philadelphie n’avait même pas été reçu par Adolf Hitler. Les nécessités de l’action diplomatique ou humanitaire ont ainsi pu amener le Comité à privilégier la discrétion, quitte à interdire à ses volontaires de s’exprimer librement devant les médias, comme en Espagne en 1939. Du temps de la guerre froide, le centre quaker à Genève a en l’occurrence décidé de ne pas publier d’actes ou de communiqués à l’issue des conférences qu’il organisait avec des représentants de l’Est et de l’Ouest, ceci afin de préserver la confidentialité indispensable à de telles rencontres. L’impopularité de certaines causes a également contraint l’AFSC à adopter un profil bas. Après 1918, notamment, l’assistance aux pays vaincus par les Alliés s’est avérée problématique car elle allait à l’encontre des ressentiments du public contre les Allemands ou les Autrichiens. Aumônier auprès des objecteurs de conscience emprisonnés en Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale, John Graham raconte que les Quakers ont en conséquence monté une ONG, l’Emergency Committee for the Assistance of Germans, Austrians, Hungarians and Turks in Distress, dont le nom était délibérément long et imprononçable pour qu’on soit obligé de l’abréger sans faire mention de sa fonction d’aide à des populations « ennemies ». Dans le même ordre d’idées, les pacifistes de l’AFSC ont parfois dû taire leurs convictions afin de ne pas heurter l’opinion publique américaine. En 1929, par exemple, ils n’ont pas soutenu la proposition d’un sénateur républicain, Lynn Frazier, qui aurait pourtant permis d’interdire à Washington de lever des impôts pour entrer en guerre.

-En pratique, les Quakers ont donc dû faire des compromis. En témoigne l’attitude des Britanniques pendant la guerre des Boers en Afrique du Sud. En visite officielle au Cap et à Port Elizabeth en 1901, le député quaker Joshua Rowntree a d’abord dénoncé les camps de concentration où les militaires anglais avaient regroupé les familles des rebelles afrikaners. Mais à Londres, la Société religieuse des Amis a bientôt renoncé à publier les rapports catastrophiques de ses volontaires autorisés à ravitailler les Boers, de crainte de contrarier les autorités coloniales et de mettre en péril la poursuite de ses opérations de secours. Il en a été de même à propos de l’Allemagne nazie. D’un côté, les Quakers ont publiquement protesté auprès de Berlin à propos du traitement réservé aux Juifs. En avril 1935, les Britanniques, notamment, ont lancé un appel à Adolf Hitler pour qu’il cesse de persécuter les opposants politiques et les minorités religieuses. A la différence des Baptistes, des Mormons, des Méthodistes et des Adventistes qui gardèrent un silence complice et qui, pour certains, exclurent de leurs rangs les fidèles d’origine juive, les Quakers allemands ont également pris position contre les lois de Nuremberg qui officialisèrent l’arsenal de la répression antisémite en 1935. D’un autre côté, les volontaires déployés sur place ont accepté de ne pas témoigner de leur expérience afin de ne pas compromettre leur assistance aux victimes. Dès 1933, un Quaker américain, Gilbert MacMaster, obtenait ainsi des nazis l’autorisation de visiter des camps de concentration et de s’entretenir avec quelques prisonniers en présence de leurs geôliers. Deux Amis britanniques, William Hugues et Corder Catchpool, devaient ensuite renouveler l’expérience à Lichtenburg et Sachsenburg en 1934, puis à Dachau et Esterwegen en 1935. Rétrospectivement, il s’avère que la discrétion et les concessions des Quakers au totalitarisme nazi n’ont cependant pas permis de sauver les victimes, en particulier les élèves juifs de l’école d’Eerde en Hollande en 1941. Dans un numéro de la revue The Friend en 1945, Bertha Bracey, une Quaker en poste à Vienne en 1922, se demandait finalement s’il n’aurait pas mieux valu dénoncer publiquement les camps de concentration, quitte à se faire expulser d’Allemagne.

-Par la suite, l’AFSC n’a pas non plus échappé à ces dilemmes lors des conflits nés de la décolonisation. Lors de la guerre de sécession du Biafra, par exemple, il a cherché à ménager la junte de Lagos afin d’être autorisé à poursuivre ses activités de médiation et de secours. Directeur du département des affaires internationales de l’AFSC entre 1963 et 1972, Mike Yarrow explique ainsi que, sur pression de l’ambassadeur du Nigeria aux Etats-Unis en octobre 1968, le Comité de Philadelphie s’est interdit d’employer le mot « Biafra » pour ne pas légitimer l’existence d’une République de facto indépendante. Dans le même ordre d’idées, il a renoncé à décrire les horreurs de la guerre pour lever des fonds car il craignait d’être accusé d’exagérer la situation et de relayer la propagande des rebelles à propos d’un prétendu génocide. Dans une publicité parue dans le New York Times du 27 avril 1969, les photos des hôpitaux de l’AFSC à Abiriba au Biafra et Quang Ngai au Vietnam du Sud montraient simplement les victimes de bombardements sans mentionner les responsabilités nigérianes et américaines dans les attaques contre la population civile. Pour autant, la discrétion de Philadelphie n’a pas empêché l’expulsion par Lagos d’un docteur quaker d’origine canadienne.

-De fait, le souci de protéger les victimes n’est certainement pas le seul facteur qui a pu conduire l’AFSC à se taire. Dès ses débuts en 1917-1918, le Comité de Philadelphie s’est en l’occurrence heurté à la censure des communistes en Russie ou de l’armée en France, qui lui a interdit de publier des pamphlets ou des témoignages sur la vie au front. Au vu de ses engagements politiques, l’AFSC a par ailleurs privilégié certaines causes au détriment d’autres : des indignations sélectives dont se sont faits l’écho des journaux comme le New Republic du 9 janvier 1979 et le Wall Street Journal du 15 août 1981. Le Comité de Philadelphie, par exemple, n’avait pas dénoncé le totalitarisme soviétique pour ne pas compromettre la poursuite de ses opérations humanitaires au moment de la famine russe de 1922. Par la suite, il ne s’est guère mobilisé contre le goulag et a pu minimiser la violence du communisme par opposition à la sauvagerie du capitalisme. En revanche, il a maintes fois protesté contre les exactions commises par les dictatures latino-américaines proches de Washington. Alliés aux Etats-Unis, Israël et l’Afrique du Sud de l’apartheid ont également attiré l’essentiel de ses attaques. Après la décolonisation du tiers-monde, en particulier, l’AFSC a nettement donné le sentiment d’adopter deux poids et deux mesures en épargnant les régimes progressistes au bénéfice du doute. Le journaliste David Kline a ainsi accusé le Comité d’ignorer délibérément les victimes de la famine en Erythrée ou les réfugiés afghans au Pakistan afin de ne pas déplaire aux dictatures marxistes au pouvoir à Addis-Abeba et à Kaboul. Dans un droit de réponse publié par The Atlanta Journal-Constitution le 10 décembre 1984, le directeur de la communication de Philadelphie, Paul Brink, a rétorqué que l’AFSC n’avait pas les moyens d’être présent sur tous les terrains de crise. Après avoir envoyé une mission exploratoire au Pakistan en 1980, l’organisation quaker avait estimé que les besoins essentiels des réfugiés afghans étaient déjà couverts par les humanitaires déjà présents sur place. Sa position n’était pas partisane. A meilleure preuve, le Comité de Philadelphie avait envoyé une délégation protester contre l’invasion de l’Afghanistan devant l’ambassade soviétique à Washington. Quant aux victimes de la famine dans la région sécessionniste de l’Erythrée, l’AFSC les avait en fait ravitaillés via le Conseil des Eglises du Soudan afin de contourner l’opposition de la junte éthiopienne à une aide humanitaire.

-De façon assez classique, Philadelphie a ainsi justifié ses partis pris en mettant en avant des questions de faisabilité, d’efficacité ou de protection des victimes. Mais les difficultés d’accès à des régimes totalitaires n’expliquent certainement pas les silences du Comité en faveur des pays du bloc communiste. Dans les années 1930, les solutions de facilité auraient sinon dû conduire l’AFSC à dénoncer les exactions des Britanniques en Inde plutôt que celles des Nazis en Allemagne. Dans les années 1960 et 1970, la naïveté des Quakers n’explique non plus pas le biais tiers-mondiste d’une organisation qui a protesté contre les bombardements américains au Vietnam mais pas nigérians au Biafra ou éthiopiens en Erythrée. Les positions pacifistes de l’AFSC fournissent une raison plus plausible. Parce qu’elle pouvait davantage faire pression sur Washington que sur Moscou, l’organisation quaker s’est beaucoup focalisée sur les pays qui bénéficiaient le plus d’une assistance militaire du Pentagone. Ainsi, elle a concentré ses attaques sur les Philippines, la Corée du Sud ou le Salvador plutôt que sur d’autres alliés américains comme la Thaïlande ou l’Indonésie, qui n’étaient guère plus démocratiques mais qui recevaient moins d’armes en provenance des Etats-Unis. Des motivations politiques ont également guidé les préoccupations de l’AFSC au cas par cas. Le Comité de Philadelphie, par exemple, a dénoncé les abus d’Israël et non de l’Arabie Saoudite alors que ces deux pays comptaient parmi les principaux importateurs d’armes américaines.

-Le biais politique a été particulièrement flagrant pendant la guerre du Vietnam. En mai 1972, par exemple, l’AFSC protestait contre la reprise des bombardements américains alors qu’il n’avait rien dit de l’offensive nord-vietnamienne qui, précisément, venait de rallumer le conflit. Lors des deux dernières années de la guerre, encore, le Comité de Philadelphie a demandé l’arrêt de l’aide militaire de Washington à Saigon mais pas de la coopération soviétique avec Hanoi. Après la victoire des communistes en 1975, il est resté étrangement silencieux sur les violations des droits de l’homme. Les plus radicaux de ses militants ont même récusé les témoignages des réfugiés vietnamiens, accusés de faire le jeu de l’impérialisme américain. Caricatural, un Quaker allait jusqu’à demander l’envoi dans un camp de rééducation d’un fameux pacifiste catholique, Jim Forest, qui s’était d’abord rendu célèbre en purgeant sa peine d’un an de prison pour avoir brûlé les archives d’un centre de recrutement de l’armée américaine, mais qui avait ensuite eu pour tort de signer en 1977 un appel demandant une enquête sur les violations des droits de l’homme au Vietnam. Bien entendu, la position de l’AFSC n’a pas été sans soulever de sérieuses critiques au sein des milieux quakers. De janvier à mars 1977, l’économiste Kenneth Boulding faisait ainsi le siège des bureaux de Philadelphie pour se plaindre du silence du Comité sur les violations des droits de l’homme au Vietnam.

-Autre conséquence de ses engagements idéologiques, l’AFSC a vite dû séparer ses activités humanitaires de ses campagnes de plaidoyer. En effet, la législation américaine n’accorde pas de facilités fiscales aux ONG qui font ouvertement de la politique. Concernant la guerre du Vietnam, l’AFSC a donc dû monter en 1966 une structure parallèle, l’AGAG (A Quaker Action Group), qui a d’abord été animée par Lawrence Scott avant de donner naissance au Movement for a New Society sous l’égide de George Lakey et Bill Moyer de 1971 à 1989. Dès 1943, le Comité de Philadelphie a également participé au lancement à Washington d’un lobby quaker, le FCNL (Friends Committee on National Legislation). Les deux organisations sont néamoins restées très proches. Au cours des années 1950 et au milieu des années 1980, par exemple, le FCNL a été dirigé par un secrétaire exécutif de l’AFSC, Lewis Hoskins, puis par un membre du conseil d’administration du Comité de Philadelphie, Edward Snyder. Seuls leur mandat et leur mode de fonctionnement différaient vraiment. A la différence de l’AFSC, explique Sam Levering, le FCNL est en effet l’expression de la Société religieuse des Amis. Il doit donc prendre ses décisions par consensus et ses assemblées générales annuelles s’étalent sur plusieurs jours, au lieu de deux heures à Philadelphie. Dans le même ordre d’idées, ses propositions de résolutions circulent plusieurs mois à l’avance afin que les participants ne soient pas placés devant le fait accompli.