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American Friends Service Committee - Commentaires




10) La capacité d’analyse


-Nourri des réflexions du mouvement quaker sur la paix et la guerre, l’AFSC a publié de nombreux ouvrages sur l’aide au développement, la diplomatie, les conflits et l’industrie de l’armement. De ce point de vue, le Comité a adopté une posture relativement “ intellectuelle ” par rapport à d’autres ONG humanitaires aux Etats-Unis. Pour autant, ses études n’ont pas toujours été très rigoureuses sur le plan scientifique. A l’occasion, il y a eu des erreurs factuelles, par exemple à la suite d’une étourderie dans le rapport d’une mission d’enquête qui, publié en février 1964, a suscité le courroux de la Pologne parce que sa carte reprenait les revendications territoriales de l’Allemagne avant guerre. En ignorant les thèses adverses, certaines analyses ont également manqué de nuances. Dans un rapport publié pour le Comité de Philadelphie en septembre 2001, Ana Maria Gomez Lopez condamnait ainsi les produits toxiques que l’armée américaine répandait en Colombie afin d’éradiquer les champs de coca, avec des pesticides qui endommageaient les cultures vivrières avoisinantes et que le WWF (World Wildlife Fund) comparait à l’Agent Orange pendant la guerre du Vietnam. Mais elle ne mentionnait pas la nocivité de la culture de coca pour l’environnement, avec le défrichage de forêt primaire et le déversement de tonnes de composants chimiques dans les rivières pour transformer la feuille en chlorhydrate de cocaïne. De par ses engagements pacifistes et progressistes, l’AFSC a surtout pu produire des analyses biaisées par des présupposés théoriques sur l’exploitation du tiers-monde. Quaker et professeur d’économie à l’Université du Colorado, John Powelson raconte notamment que, pour des raisons idéologiques, le Comité de Philadelphie n’a jamais voulu corriger les erreurs qu’il avait signalées. En effet, l’augmentation du prix des matières premières exportées d’Amérique latine au cours des années 1940 puis 1970 contrevenait aux positions de l’organisation sur la dégradation des termes de l’échange. De plus, l’ouvrage écrit par John Powelson et Richard Stock dérangeait les révolutionnaires de l’AFSC car il montrait que les régimes progressistes n’étaient pas à l’écoute des pauvres et que leurs décisions autoritaires revenaient à dégrader encore davantage la situation économique. De fait, les analyses orales ou écrites du Comité de Philadelphie ont parfois témoigné d’un aveuglement assez extraordinaire. Le cas le plus caricatural en la matière est sans doute celui du Cambodge. En 1975, l’AFSC y a d’abord loué les mérites des Khmers Rouges. L’organisation quaker ne voyait pas de raisons de redouter un bain de sang et a nié la réalité des massacres en prétendant qu’il s’agissait d’une propagande impérialiste en vue de discréditer une révolution socialiste. Malgré les témoignages des ONG de défense des droits de l’homme à partir de 1978, le Comité de Philadelphie a ensuite préféré garder un silence complice à ce sujet. Il a fallu attendre l’invasion des troupes de Hanoi pour qu’il admette l’ampleur du génocide en 1979. Pour justifier son entêtement, le directeur du bureau de l’AFSC à Washington, James Matlack, a alors souligné que les Etats-Unis, à leur tour, allaient eux-mêmes minimiser les massacres afin de soutenir les Khmers Rouges contre l’occupant vietnamien !

-Heureusement, le Comité de Philadelphie s’est aussi interrogé de manière plus critique et parfois très franche sur la qualité et la finalité de ses programmes humanitaires. Rédigé en 1943 sous la houlette d’un ancien directeur de l’AFSC en France, déporté en Allemagne et regroupé avec d’autres ressortissants américains à Baden-Baden, le rapport de Burritt Hiatt reconnaissait par exemple que, faute de personnel, les foyers d’enfants montés par les Quakers ne répondaient pas aux standards éducatifs, sanitaires et alimentaires de l’époque. Outre des problèmes de comptabilité, les expatriés de Philadelphie parlaient rarement français et ne savaient donc pas négocier pour obtenir des denrées moins chères au marché noir. Ils n’avaient pas non plus réussi à monter en commun une centrale d’achats pour faire des économies d’échelle et rationaliser leur approvisionnement. Concernant la guerre d’Espagne, Norah Curtis et Cyril Gilbey relevaient pour leur part que l’AFSC avait été incapable de se concerter avec les autres ONG humanitaires pour éviter de ravitailler les mêmes cantines. En outre, certaines denrées envoyées en Catalogne étaient périmées ou inadaptées aux besoins locaux, à tel point qu’en enfant en était mort après avoir bu du lait empoisonné ! A plusieurs reprises, enfin, des cargaisons avaient été bloquées en douane et des vivres avaient « disparu », si bien que les centres de distribution quakers s’étaient retrouvés en rupture de stock au début de l’année 1938.

-A titre personnel, des Quakers se sont également posés des questions sur les conséquences de leur aide. En effet, ils ont noté qu’un bon nombre d’enfants allemands nourris par l’AFSC en 1920 étaient ensuite devenus des nazis. De même, les agents de la terreur stalinienne des années 1930 avaient parfois bénéficié des distributions alimentaires des Quakers en Russie en 1921. Parmi les réfugiés tchèques dont Francesca Wilson avait organisé l’évasion depuis la Hongrie en 1940, beaucoup voulaient par ailleurs en découdre avec l’envahisseur allemand et certains ont effectivement rejoint l’armée du général Maxime Weygand en Syrie. Secourus par la Société religieuse des Amis britanniques en 1901, les Afrikaners allaient quant à eux fonder le système de ségrégation raciale en Afrique du Sud à partir de 1948. La récupération politique de l’aide des Quakers a alors pris un tour très symbolique. Parce qu’ils avaient assisté les familles des rebelles regroupés par les Britanniques dans des camps de concentration pendant la guerre des Boers, les Amis ont ainsi été élevés au statut de héros du nationalisme afrikaner, à tel point qu’une des leurs, Emily Hobhouse (1860-1926), a donné son nom à un sous-marin du régime de l’apartheid en 1970 ! En 1901, relève Rebecca Gill, les Quakers ne s’étaient d’ailleurs guère soucié du sort des Noirs enfermés et affamés aux côtés des Afrikaners. Bien au contraire, Emily Hobhouse s’était inquiété de ce que les Britanniques avaient bouleversé l’ordre racial en humiliant des femmes blanches et en armant des milices africaines contre les Boers.

-D’une manière générale, les intrants des secours humanitaires constituent une importante ressource financière, logistique, politique, diplomatique et militaire, surtout dans les économies de pénurie. Dans leur ouvrage, Norah Curtis et Cyril Gilbey notent par exemple qu’au début des années 1920, une petite partie des vivres distribués par les Quakers aux Autrichiens est revendue au marché noir. Pendant la famine en Russie, l’aide de l’AFSC contribue ensuite à consolider l’emprise des bolcheviques et à sauver la Révolution de la débâcle économique. Afin de poursuivre ses activités après 1923, l’organisation doit en l’occurrence nier l’ampleur des détournements, déroger aux principes du droit international humanitaire et travailler avec des paysans recrutés de force par les autorités locales, sous peine de mort. Malgré sa bonne volonté, le Comité devient en fait complice d’un processus de dékoulakisation qui consiste à sélectionner les populations « dignes » de vivre ou « condamnées » à mourir de faim. Les Quakers font ainsi figure « d’idiots utiles », pour reprendre une expression attribuée à Vladimir Illitch Oulianov « Lénine ». Leur naïveté est telle que les services soviétiques les considèrent comme « psychologiquement incapables d’espionner » dans un rapport de 1922 cité par Ruth Fry. Le cas de la Russie n’est d’ailleurs pas unique en son genre. Dans d’autres pays aussi, des expatriés quakers prennent délibérément l’initiative d’enrichir ou de corrompre les belligérants avec l’espoir de pouvoir secourir les victimes. John Saunders, un volontaire du FRS cité par Roger Wilson, rapporte par exemple qu’il entreprend de collecter des fonds en vue de payer une rançon demandée par des policiers véreux pour libérer deux ressortissants italiens dans l’attente de leur rapatriement depuis les îles grecques du Dodécanèse en 1945. Du côté républicain pendant la guerre d’Espagne en 1937-1939, les responsables des opérations du FSC et de l’AFSC à Barcelone et Murcie, respectivement Alfred Jacob et Clyde Roberts, décident pour leur part de violer les règles de leur religion et de mentir aux douaniers français pour importer en contrebande des devises et du tabac destiné à rémunérer les chauffeurs des camions de l’organisation.

-La récupération militaire et politique des interventions de l’AFSC s’apprécie également sur le plan symbolique, et pas seulement économique. Du fait de son sectarisme et de son idéalisme, le discours de l’organisation est en effet contre-productif quand il légitime des dictatures. Les demandes de désarmement unilatéral, en l’occurrence, sont aussi irréalistes pour les Etats-Unis du temps de la guerre froide que pour les démocraties européennes face à la montée du fascisme avant 1939. Dans un cas comme dans l’autre, l’AFSC ne peut espérer contrebalancer les équilibres stratégiques en exerçant des pressions équivalentes sur l’Union soviétique, l’Allemagne nazie ou l’Italie mussolinienne. Ses campagnes reviennent donc à servir les intérêts des puissances totalitaires. Pendant la guerre froide, en particulier, la focalisation des critiques de l’AFSC sur les alliés des Etats-Unis et non les régimes progressistes favorise indéniablement l’avancée des dictatures communistes. Avec l’intervention militaire des Américains au Vietnam, argue Guenter Lewy, l’organisation quaker va même jusqu’à trahir ses idéaux en soutenant la lutte armée des mouvements de libération d’inspiration marxiste. Non sans paradoxes. Au Vietnam, les actions humanitaires de l’AFSC dans le Sud contribuent involontairement à soutenir l’effort de guerre américain, mais les discours de Philadelphie en faveur des communistes facilitent moralement la victoire militaire du Nord en 1975.

-Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer que l’AFSC continue d’ignorer les méfaits de l’aide. Depuis l’ouverture des archives soviétiques et la publication par les historiens d’ouvrages comme Le Livre noir du communisme, d’abord, on sait très bien que la famine de 1922 a été sciemment utilisée par les bolcheviques pour écraser l’opposition et renforcer leur régime. De plus, de nombreux travaux académiques ont mis en évidence les dégâts collatéraux des secours humanitaires. Dans un rapport envoyé aux membres du Congrès américain et initialement publié avec le concours de l’UUSC (Unitarian Universalist Service Committee) à Albuquerque en 1989, Tom Barry et Rachel Garst ont par exemple montré comment l’aide alimentaire de Washington avait littéralement nourri des régimes dictatoriaux. A priori, l’AFSC devrait donc être sensible à ce que son action ne contribue pas à entretenir, voire prolonger les conflits armés. La philosophie pacifiste du mouvement interdit en effet de participer à tout effort de guerre, y compris sur le plan économique. Mais il y a loin de la théorie à la pratique. Concrètement, l’AFSC n’a pas voulu tirer les conclusions qui s’imposaient à partir de ses propres analyses sur les implications politiques et stratégiques de l’aide. En Corée du Nord à partir de 1997, notamment, il a fourni des intrants agricoles aux coopératives de la dictature de Pyongyang au moment où, précisément, des ONG comme Médecins sans frontières, Médecins du Monde et Action contre la Faim décidaient de se retirer pour ne pas participer au triage des populations autorisées à bénéficier d’une assistance humanitaire… ou à périr d’inanition. Au-delà de la dérive tiers-mondiste des années 1970, l’aveuglement caritatif a assurément été le principal écueil sur lequel a buté la bonne volonté des Quakers. A notre connaissance, l’AFSC n’a jamais envisagé d’interrompre un programme en considérant qu’il risquait de renforcer les structures d’exploitation locales et que son aide faisait plus de mal que de bien. C’est par manque de fonds qu’il s’est retiré de pays comme la Zambie en 1983 ou Haiti en 2008. D’une certaine manière, les premiers Quakers étaient peut-être plus lucides quant aux limites de leur action humanitaire. Dans la région de Carinthie en Autriche en 1945, les FAU ont ainsi menacé de se retirer des camps de réfugiés slovènes que l’armée britannique avait entrepris de vider en rapatriant de force leurs occupants vers la Yougoslavie, où certains d’entre eux avaient été massacrés par les partisans de Josip Broz Tito sitôt la frontière franchie. A propos de la famine irlandaise de 1849, un Quaker écrivait par ailleurs que “ seuls les pouvoirs publics étaient à la hauteur de la tâche pour sauver des vies ; sachant la faiblesse des ressources des œuvres privées, notre incompétence risquait au contraire de mettre en danger ceux que nous voulions aider ” !

-L’aveuglement caritatif et idéologique de l’AFSC renvoie finalement à la question de l’évaluation des programmes de l’organisation. A l’occasion, des volontaires ont pu prendre l’initiative d’étudier l’impact de leur travail sur le terrain. En 1971, LaVonne Platt est ainsi revenu à Barpali, en Inde, pour analyser les programmes menés dans la région par l’AFSC de 1952 à 1962. Publiée en 1973, son investigation s’est avérée assez originale car, habituellement, peu d’ONG se préoccupent d’évaluer rétrospectivement leurs opérations. A l’en croire, les efforts de l’AFSC ont en l’occurrence laissé des traces globalement positives, notamment en matière d’éducation et d’alphabétisation. LaVonne Platt a cependant pointé des défaillances en ce qui concernait la maintenance des latrines, des pompes à eau, des puits et des canaux d’irrigation. Il a également constaté l’abandon des programmes de reforestation, d’aviculture et de planification familiale. LaVonne Platt, enfin, a admis assez franchement les échecs de l’AFSC pour créer des vergers, promouvoir l’aviculture, organiser des fêtes de villages et établir des coopératives d’artisanat dont certaines, déficitaires, n’étaient plus du tout opérationnelles. Le programme de planification familiale, quant à lui, n’avait jamais fonctionné correctement car les paysans étaient plutôt soucieux de lutter contre une stérilité endémique.

-Pour autant, l’AFSC n’a pas de département d’évaluation à proprement parler. Disponibles dans les archives de Philadelphie, les analyses réalisées en internes portent surtout sur les aspects matériels et logistiques de l’aide alimentaire du Comité ; elles ne permettent guère d’apprécier le contexte politique et les enjeux stratégiques qui peuvent expliquer d’éventuels détournements de l’assistance humanitaire. Au mieux, l’organisation commandite des évaluations ad hoc qui ne sont guère diffusées et qui sont parfois menées par des autochtones comme Gideon Mutiso, un Kenyan, à propos des programmes de l’AFSC dans le Sud de la Somalie en 1998. A l’occasion, il arrive aussi que les bailleurs de fonds du Comité demandent des comptes. En 1984, par exemple, les Eglises protestantes de Hollande et d’Allemagne ont financé une évaluation des programmes conduits au Zimbabwe. Dirigée par Jan Paul Emmert, un expert qui avait déjà travaillé pour l’AFSC, l’étude a en l’occurrence révélé que Philadelphie voulait garder la maîtrise des projets en interdisant à son personnel expatrié de communiquer directement avec les bailleurs de fonds en Europe. D’après Howard Teaf, l’AFSC rechigne en effet à rendre des comptes à ses donateurs afin de ne pas augmenter ses frais administratifs et de ne pas affecter ses rares expatriés à des tâches qui les détourneraient de leur mission sociale. Les rares évaluations indépendantes et non sollicitées ne sont guère positives, quant à elles. Habitué à financer lui-même ses enquêtes de terrain en Amérique centrale, l’universitaire William Paddock a ainsi constaté l’échec des projets agricoles montés dans l’Etat de Tlaxcala au Mexique, où, depuis 1968, le Comité de Philadelphie accordait des prêts aux paysans de San Felipe Cuauhtenco pour leur permettre d’acheter des engrais. Pire encore, il a démontré que l’AFSC mentait en prétendant avoir augmenté la production de maïs de la région de 800 à 4 000 kilos par hectare, soit un niveau équivalent aux meilleurs rendements des fermes industrielles de l’Iowa !

-D’une manière générale, le fonctionnement et l’éparpillement de l’organisation ne favorisent pas la vérification des programmes de terrain car le Comité évite d’envoyer des expatriés dans le tiers-monde et multiplie les financements de petits projets. Encadrées par un mémorandum de décembre 1986, les règles d’attribution de financements à des ONG du Sud restent extrêmement floues… du moment que les activités du partenaire rentrent dans le cadre des attributions de l’AFSC. Le constat vaut également pour d’autres organismes d’aide quaker comme le QSA, qui ne pratique pas l’auto-évaluation et qui envoie un volontaire faire la tournée de ses projets en Afrique tous les deux ans seulement, au prétexte que ceux-ci sont récents et très dispersés. Dans un tel contexte, les erreurs du passé sont vite oubliées et la capitalisation d’expérience demeure un problème. On s’amuse par exemple de voir aujourd’hui l’AFSC dénoncer l’usage de pesticides en Colombie alors que, pour lutter contre la prolifération des moustiques en Italie en 1945, il a lui-même participé avec les FAU à des campagnes d’épandage de DDT (Dichlorodiphenyltrichloroethane), un insecticide retiré de la vente en 1972 et interdit dans l’agriculture du fait de ses effets polluants sur les aliments.