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Comité International de la Croix Rouge
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Comité International de la Croix Rouge - Commentaires




1) Le mandat


-Né de la rencontre d’un visionnaire de génie, Henry Dunant, et d’un organisateur habile, Gustave Moynier, le CICR a initialement pour objectif d’appuyer la formation de sociétés de secours et de faire signer aux Etats une Convention destinée à encadrer et humaniser les pratigues guerrières. Centré sur les militaires blessés au combat, son mandat s’élargit progressivement aux prisonniers de guerre puis aux détenus politiques et, d’une manière générale, aux populations civiles victimes de conflits armés. Une telle évolution ne s’est pas faite sans à-coups. Soucieux de s’en tenir à sa première fonction, le Comité a d’abord voulu se focaliser sur les seuls blessés de guerre. Lors du conflit franco-prussien de 1870, il a ainsi préféré monter à Bâle une agence distincte afin de s’occuper spécifiquement des militaires capturés au combat, quitte à s’inventer un nouvel emblème pour les besoins de la cause, avec une éphémère Croix Verte. La Déclaration de Bruxelles de 1874 et la Conférence de La Haye de 1899 prévoyaient même de créer de nouvelles sociétés nationales pour venir en aide aux prisonniers de guerre. Concrètement, c’est le conflit de 1914-1918 qui devait amener le CICR à assumer pleinement l’extension de son mandat de facto, bien avant d’avaliser ces acquis de jure au moment de l’adoption des Conventions de Genève de 1949. Dès octobre 1914, son Agence Centrale des Prisonniers de Guerre se dotait parallèlement d’une « section civile » qui allait compter jusqu’à 1 200 employés en novembre 1918, essentiellement des bénévoles comme l’écrivain français Romain Rolland. De fait, détenus civils et combattants étaient mélangés dans les camps aux mains des Allemands ou des Français : concernant les hommes adultes, le CICR allait en conséquence arguer que les internés « administratifs » étaient des citoyens mobilisables et donc potentiellement des militaires susceptibles de bénéficier d’un statut de prisonniers de guerre. A défaut d’obtenir satisfaction, le Comité a ensuite profité des retombées de la paix pour s’investir dans d’autres domaines humanitaires. Dès 1918, il commençait à assister des détenus politiques en Russie. L’année suivante, il acceptait également de s’occuper d’enfants en rapatriant des orphelins russes vers Stanislav. Mais il a tardé à formaliser de telles avancées. Autant l’expérience de Bâle n’avait pas connu de suites après 1871, par exemple, autant l’ACR (Agence Centrale de Recherches) de 1914 est pendant longtemps restée autonome avant d’être intégrée à la Direction des opérations du CICR en 1982.
 
-Extrêmement prudent et légaliste, le Comité de Genève a certes eu beaucoup de difficultés à sortir des cadres trop étroits de son mandat. Contrairement à d’autres organisations de secours, il joue en effet un rôle juridique et risquerait de perdre le bénéfice du droit humanitaire s’il outrepassait les souverainetés nationales et se passait du consentement des belligérants pour travailler sans l’autorisation des gouvernements concernés. Franchir clandestinement les frontières reviendrait notamment à ignorer les règles des Conventions de Genève que le Comité a lui-même contribué à établir et dont il demande le respect par les Etats. En guise d’ingérence humanitaire, le CICR doit donc se contenter d’un droit d’initiative qui a été inséré le 28 août 1930 dans ses statuts du 10 mars 1921 tels que modifiés le 12 octobre 1928, le 21 juin 1973, le 1er mai 1974, le 14 septembre 1977, le 29 avril 1982 et le 20 janvier 1988. Officiellement, il peut ainsi contourner les Croix Rouges locales qui, trop impliquées dans un conflit, refuseraient de solliciter les secours du Comité ou des sociétés sœurs. Il ne s’interdit pas non plus d’intervenir auprès des mouvements insurrectionnels ou des entités politiques qui ne sont pas reconnus par la communauté internationale ou qui n’ont pas adhéré aux Conventions de Genève. Qu’il s’agisse de luttes de libération nationale ou de guerres civiles, les occasions n’ont pas manqué. Considérant que l’adhésion aux Conventions de Genève engageait les Etats sur l’ensemble de leur territoire, y compris en zone rebelle, il est arrivé au CICR de se passer de l’accord des gouvernements pour monter des opérations de secours, comme au Kurdistan irakien, en Erythrée et dans le Sud de l’Angola au cours des années 1970. Parfois, ses initiatives n’ont tout simplement pas eu le temps d’aboutir et sont tombées dans les oubliettes de l’histoire. Lors de la sécession d’une éphémère République des Moluques sur l’île d’Amboine en avril 1950, par exemple, le CICR était prêt à forcer le blocus des troupes de Djakarta pour acheminer des vivres en zone rebelle. Après avoir voulu s’assurer que son avion ne serait pas attaqué par l’armée, il a finalement renoncé à ce projet parce que son équipage a été détourné à Koepang, dans la partie indonésienne de Timor, et est arrivé trop tard sur place, une fois les insurgés défaits.
 
-Au-delà des aspects rigides de la doctrine de Genève, les « initiatives » humanitaires du CICR dépendent beaucoup des qualités personnelles des délégués déployés sur le terrain. En Hongrie pendant la Seconde Guerre mondiale, Jean de Bavier et Friedrich Born ont sauvé l’honneur de l’institution en essayant de protéger des Juifs malgré les restrictions du mandat de l’organisation. Dans son autobiographie, Nelson Mandela raconte en revanche qu’il n’a guère été impressionné par la sollicitude de l’envoyé de Genève dans le pénitencier de Robben Island, un Rhodésien blanc et conservateur. De même, explique David Forsythe, un délégué du CICR au Soudan a refusé d’embarquer à bord de son avion une petite fille qui nécessitait une intervention médicale d’urgence, sous prétexte qu’elle n’était pas une blessée de guerre et ne rentrait pas dans le cadre des missions de l’organisation.
 
-Comprendre le mandat du Comité dans toute sa complexité oblige en fait à revenir plus en détail sur les différentes composantes du domaine d’action de Genève. Spécialiste de l’urgence et des conflits armés, le CICR se préoccupe essentiellement de développer le droit international humanitaire, de faire respecter les emblèmes de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, de protéger les formations sanitaires, d’assister les prisonniers civils et militaires, de procéder aux échanges de captifs, de transmettre des nouvelles familiales, de fournir des secours matériels à la population et, plus rarement, de proposer ses bons offices, par exemple pour négocier une trêve ou la libération d’otages. Chacun de ces registres mérite des explications.
 
-Peu connu du grand public, le CICR vise d’abord, historiquement, à assurer une protection juridique aux victimes des conflits grâce aux Conventions de Genève, dont il est le gardien et qui ont une vocation universelle. En Europe, relève Martha Finnemore, l’institution a profondément modifié les lois de la guerre interétatique au bénéfice des populations civiles. Tant et si bien qu’aujourd’hui, James Pattison suggère que le CICR élabore une nouvelle convention internationale qui encadre les opérations de la paix et les interventions menées au nom de la responsabilité de protéger des populations en danger de mort. A en croire cet auteur, un tel dispositif permettrait de mieux définir les ressorts humanitaires des « guerres justes », par exemple en incitant les casques bleus à cibler les forces génocidaires ou les milices de volontaires, plutôt que les conscrits ou les enfants-soldats enrôlés de force dans des groupes combattants. En attendant, le CICR continue d’avoir pour fonction de disséminer les Conventions de Genève, à défaut de pouvoir garantir leur application sur le terrain. Concrètement, la tâche n’est pas aisée car les textes sont assez généraux et il n’existe pas vraiment de standards précis à l’échelle mondiale. En étudiant une centaine de rapports de visites du CICR dans des camps de prisonniers de guerre alliés aux mains des Allemands entre 1940 et 1945, Vasilis Vourkoutiotis a par exemple remarqué que les délégués du Comité avaient abaissé leurs niveaux d’exigences à mesure que les restrictions d’une économie de pénurie allaient conduire à une dégradation des conditions de détention. A présent, on assiste toujours à des différences de traitement des victimes en fonction des niveaux de vie dans les pays industrialisés ou en développement.
 
-Egalement peu visibles dans les médias, les visites aux prisonniers civils ou militaires constituent un deuxième axe important des registres d’action du Comité. Les progrès sont particulièrement impressionnants en la matière. Au cours de sa longue histoire, le CICR n’a en effet pas toujours eu la possibilité d’exercer son mandat, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans un premier temps, il a surtout dû se contenter d’assister des détenus militaires et non civils. Encore n’avait-il accès qu’à des camps sur la terre ferme. Il lui a par exemple fallu attendre la guerre des Malouines, en mai-juillet 1982, avant d’être autorisé pour la première fois à visiter en mer des prisonniers de guerre, en l’occurrence des Argentins qui avaient été capturés par les Britanniques et qu’il devait ensuite contribuer à rapatrier lors d’une opération concernant quelque 11 000 soldats et marins. Somme toute, l’extension du mandat du CICR à des internés civils est assez récente, essentiellement à partir du début des années 1970. Depuis lors, le Comité a pu avoir accès à 70 000 prisonniers de guerre et détenus politiques en 1975, 18 000 en 1976, 17 800 en 1977, 41 000 en 1978, 7 100 en 1979, 42 800 en 1980, 44 000 en 1981, 86 400 en 1982, 35 500 en 1983, 58 000 en 1984, 30 000 en 1985, 84 800 en 1990, 154 000 en 1991, 95 000 en 1992, 143 600 en 1993, 99 000 en 1994, 146 600 en 1995, 172 500 en 1996, 200 000 en 1997, 212 100 en 1998, 225 300 en 1999, 216 600 en 2000, 346 800 en 2001, 448 100 en 2002, 469 600 en 2003, 571 500 en 2004, 528 600 en 2005 et 478 300 en 2006. De pair avec le gonflement du nombre de personnes assistées, le CICR a étendu la couverture géographique de ses interventions en inspectant 250 lieux de détention dans 60 pays en 1970, 154 dans 28 en 1975, 244 dans 22 en 1976 et 1977, 400 dans 80 en 1980, 523 dans 30 en 1982, 614 dans 31 en 1983, 700 dans 34 en 1984, 719 dans 37 en 1986, 522 dans 27 en 1987, 830 dans 36 en 1988, 839 dans 45 en 1989, 1 327 dans 42 en 1990, 2 000 dans 49 en 1991, 2 355 dans 54 en 1992, 2 367 dans 55 en 1993 et en 1994, 2 282 dans 58 en 1995, 2 100 dans 52 en 1996, 1 680 dans 56 en 1997, 1 546 dans 59 en 1998, 1 726 dans 60 en 1999, 1 651 dans 65 en 2000, 1 988 dans 72 en 2001, 2 007 dans 75 en 2002, 1 923 dans 80 en 2003, 2 435 dans 80 en 2004, 2 594 dans 76 en 2005 et 2 577 dans 71 en 2006.
 
-Concernant les prisonniers d’opinion, il existe une certaine complémentarité entre Amnesty International et le CICR. Le premier dénonce les causes des souffrances endurées, le second ne s’intéresse qu’aux symptômes. L’un suit les procès, questionne les motifs de l’incarcération et demande parfois la libération des suspects ; l’autre travaille dans les prisons et se préoccupe seulement des conditions de détention. A quelques exceptions près, les entrevues du CICR ont généralement lieu sans témoins afin de protéger les détenus d’éventuelles rétorsions de leurs geôliers. Selon l’étude de Jacques Moreillon, qui couvre la période 1958-1970, elles répondent à des initiatives de Genève, à des sollicitations de gouvernements, à des requêtes d’organisations internationales ou, dans 40% des cas, à des demandes d’opposants. Contrairement à Amnesty International, qui a pu un moment introduire des distinctions en ce sens, l’assistance du CICR englobe les détenus d’opinion qui ont eu recours à la violence : les terroristes irlandais de l’IRA (Irish Republican Army) ou basques de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna) autrefois ; les islamistes d’al-Qaida aujourd’hui.
 
-Beaucoup plus connue dans l’opinion publique, la fourniture de vivres et de secours médicaux aux populations victimes de la guerre ne constitue finalement qu’un volet parmi d’autres des activités du Comité. A la différence du domaine de la protection juridique, le CICR ne revendique d’ailleurs aucun monopole en la matière. Historiquement, l’implication directe de Genève dans des programmes d’aide matérielle est, somme toute, assez récente. C’est la guerre du Biafra (1967-1970) qui incite le Comité à se doter d’un véritable département médical après avoir mis en évidence les insuffisances de l’organisation en l’obligeant à faire appel à des collaborateurs extérieurs comme Bernard Kouchner. En 1975, l’institution recrute alors un médecin-chef, le Docteur Rémi Russbach, qui développe une puissante Division médicale relativement indépendante de la Direction des opérations, avec 1 112 professionnels sur le terrain au moment de la crise du Cambodge en 1980, contre 511 en 1979 et 338 en 1981. Entré au CICR au début de la guerre du Biafra, un ancien vendeur de voitures au Nigeria, Jean-Pierre Hocke, est chargé pour sa part de moderniser le département des opérations, qu’il dirige à partir de 1973. Depuis lors, les logisticiens envoyés sur le terrain sont devenus partie prenante de la vie de l’institution, au même titre que les délégués, les médecins ou les juristes, et leur nombre a triplé rien qu’en 1999. Au fil du temps, le Comité a grandement amélioré sa réactivité en préparant des kits de secours prêts à l’emploi, en préconditionnant des médicaments dans des entrepôts près de Genève et en prépositionnant des vivres dans des villes telles que Nairobi. Créée en décembre 1998, une Division de la logistique a par exemple la tâche de regrouper toutes les activités d’approvisionnement, d’achat, de stockage et de transport.
 
-Souvent spectaculaires, les opérations d’aide alimentaire ou d’assistance médicale ne doivent pas masquer l’importance de missions moins médiatisées mais bien aussi essentielles, à commencer par le travail de fourmi de l’ACR (Agence Centrale de Recherches), qui gère un fichier d’environ 70 millions de noms afin de réunifier les familles dispersées par les hostilités, de localiser les personnes disparues au cours des conflits et d’identifier les détenus civils ou militaires. L’importance de ces programmes a d’ailleurs été réaffirmée au cours de la trentième conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, qui s’est déroulée à Genève du 26 au 30 novembre 2007.
 
-Parmi les fonctions « oubliées » du CICR, on peut également mentionner des activités qui se rapprochent parfois de la médiation diplomatique, qu’il s’agisse de négocier une trêve ou de libérer des otages. Le Comité s’est d’abord inquiété des pratiques de représailles pendant la Première Guerre mondiale puis lors des conflits qui ont accompagné l’écroulement de l’Empire ottoman. En janvier puis juillet 1921, un de ses délégués, Raymond Schlemmer, devait par exemple négocier la libération d’otages bulgares et turcs retenus par les Grecs. Au début des années 1970, la multiplication des attaques de pirates de l’air a ensuite conduit le Comité à s’impliquer dans des affaires qui, traditionnellement, n’étaient pas de son ressort. A la frontière entre la République populaire du Congo et l’enclave angolaise de Cabinda, le CICR a ainsi supervisé le 26 octobre 1971 un échange de prisonniers qui a permis de libérer des militaires et des civils portugais capturés à l’occasion du détournement de leurs avions sur Brazzaville en juin 1969 et Pointe Noire en juin 1971. Vu depuis Genève, un tel investissement n’était a priori pas évident. Les dirigeants de l’organisation ont notamment reproché au délégué général du CICR au Proche Orient, André Rochat, d’avoir pris l’initiative d’intercéder en faveur de pirates de l’air qui venaient de s’emparer d’un avion d’Olympic Airways sur l’aéroport d’Athènes le 22 juillet 1970. Surpris par les événements alors qu’il était en transit dans le pays, ledit délégué avait obtenu la relaxe de tous les passagers en échange d’une promesse de libération de sept militants palestiniens détenus dans des geôles grecques. De retour à Genève, il allait ensuite être contraint de démissionner, critiqué pour avoir outrepassé ses fonctions, cédé au chantage des terroristes et bafoué les verdicts de la justice locale.
 
-De la Colombie à la Jordanie en passant par le Pérou, l’implication du CICR dans des prises d’otages semble aujourd’hui acquise. A l’occasion, le Comité de Genève a aussi pu superviser des échanges de prisonniers entre mouvements rebelles, et pas seulement entre des armées gouvernementales ou des Etats et des guérillas. A Kaga-Bandoro dans le Nord de la Centrafrique en juin 2011, il facilitait ainsi le transfert et la libération de 18 membres de l’Armée populaire pour la restauration de la république et la démocratie (APRD), détenues par le Front populaire pour le redressement (FPR). Soucieux de préserver sa neutralité, le Comité de Genève veille cependant à ne pas se laisser entraîner sur le terrain de négociations trop politiques. S’il a pu offrir ses bons offices pour permettre aux belligérants du Chiapas de se rencontrer en 1994, il évite de jouer au médiateur et de proposer des solutions pour résoudre un conflit. Il a donc préféré rompre officiellement les ponts avec l’Institut Henry-Dunant, un centre de formation créé en 1965 avec la Fédération (FICR) et la Croix-Rouge suisse avant de s’auto-dissoudre et de se reconstituer sous la forme d’une fondation en 1998. Désormais placé sous la houlette du gouvernement helvétique et rebaptisé « Centre Henry-Dunant pour le dialogue humanitaire », cet organisme vise en effet à prévenir les conflits et il a proposé sa médiation au Timor oriental, aux Philippines ou en Centrafrique. De janvier à mai 2003 en Indonésie, il a par exemple veillé à l’application d’un cessez-le-feu brutalement interrompu par la proclamation de la loi martiale à Aceh, province septentrionale de Sumatra où combattaient des groupes séparatistes. A partir de janvier 2004, la Fondation Henry Dunant a également tenté une médiation au Darfour par l’intermédiaire d’un ancien gouverneur de la région, Ahmed Diraige, qui n’a pas réussi à convaincre les dirigeants de Khartoum d’aller à Genève négocier avec les rebelles.
 
-Depuis quelques années, le CICR s’est néanmoins éloigné des domaines d’activités « classiques » de son mandat. Sous prétexte d’aide à la reconstruction, il s’est par exemple retrouvé à continuer de soutenir l’agriculture et l’élevage au Chiapas dix ans après le soulèvement de 1994. La pérennisation de situations de crise dans la durée l’a par ailleurs amené à s’occuper des populations autochtones et pas seulement réfugiées. Au Kenya en 2006, le CICR a ainsi mis en place des unités de désalinisation de l’eau à Lamu sur la côte, non loin de la frontière de la Somalie en guerre. Il a également entrepris d’aider les populations évincées de leurs terres ou expulsées des bidonvilles au Zimbabwe depuis le début des années 2000. Soucieux de prévenir la reprise des conflits locaux, enfin, il s’est impliqué dans des affaires de criminalité armée à Haïti ou de litiges pastoraux dans le nord du Kenya à partir de 2004. De fait, le CICR n’hésite plus à traiter avec les gangs de la rue ou les trafiquants de drogue, comme en Afghanistan ou en Colombie. Résultat, le Comité a élargi son champ d’action et investi des domaines qui ne relevaient plus à proprement parler de l’urgence ou de la guerre. Insidieusement, il s’est rapproché des thématiques de développement « durable » que préconisaient des gens comme Jean-François Mattei, président de la Croix-Rouge française, et Ian McAllister, conseiller de la FICR. En dépit des conclusions du fameux rapport de Donald Tansley, selon lesquelles le mouvement de la Croix-Rouge était bien plus efficace dans l’urgence que dans le développement, le Comité de Genève a ainsi pris le risque de se disperser et d’exacerber les conflits de compétence avec la Fédération.
 
-Au-delà des domaines d’activités « classiques », un des thèmes les plus surprenants où l’on retrouve le CICR concerne l’écologie et la protection de l’environnement. Du fait de leur mission de santé publique, il ne semble pas anormal que les sociétés nationales de la Croix-Rouge ou du Croissant Rouge supervisent des programmes d’évacuation des ordures, de nettoyage des bidonvilles, de lutte contre la pollution, de reboisement et de gestion des ressources naturelles. Il est en revanche plus étonnant de voir le CICR s’occuper de la collecte des déchets, même si cela peut parfois se justifier lorsqu’il s’agit d’éviter les épidémies ou de ravitailler en eau la population de villes en guerre. Le Comité de Genève a ainsi financé le déblaiement des ordures et l’installation de latrines à Monrovia en 1991, à Mogadiscio en 1992, à Kaboul en 1994 et à Jaffna en 1996. Dans le même ordre d’idées, il a commencé à remettre en état les égouts de Sarajevo en 1994, Bagdad en 1995 et Grozny en 1996. Mais son action ne s’est pas arrêtée aux villes en guerre. Le CICR a également entrepris de collecter des déchets dans le bidonville haïtien de Cité Soleil à Port au Prince à partir de janvier 2005, ou encore à Lhokseumawe et Banda Aceh à la suite d’inondations en Indonésie en novembre 2000.
 
-Sur le plan juridique, le Comité se préoccupe surtout de l’environnement à cause de sa possible utilisation par les belligérants en période de conflit armé. Invité en tant qu’observateur au Sommet de la Terre à Rio en 1992, il a ainsi condamné la pollution pétrolière causée par les troupes de Saddam Hussein lors de la première crise du Golfe en 1991. Sa sensibilité écologique s’avère assez ancienne de ce point de vue. Après avoir pris l’initiative de rédiger un protocole sur les armes chimiques en 1925, le CICR a participé au suivi de la Convention de 1976 qui interdisait d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires. Il s’est notamment inquiété de l’emploi par l’armée américaine de défoliants pendant la guerre du Vietnam à la fin des années 1960. Connus sous le nom d’agents orange, pourpre ou rose, ces herbicides visaient à détruire le couvert végétal où se cachaient les insurgés communistes et ils ont touché près d’un million de personnes selon la Croix-Rouge vietnamienne réunifiée, qui a finalement renoncé à réclamer des indemnisations lorsque Hanoi et Washington ont renoué des relations diplomatiques en 1995. Les protocoles additionnels de 1977 ont également été l’occasion de rajouter des dispositions qui n’existaient pas dans les précédentes Conventions de Genève et qui visaient à protéger l’environnement. De telles modifications n’ont certes pas été le fait du CICR, dont le premier projet ne contenait aucune règle spécifique à cet égard. L’initiative, rappelle Alexandre Kiss, en est revenue à des Etats sensibles à la question, parmi lesquels l’Australie, la Finlande et la République démocratique allemande. Elle s’est d’ailleurs heurtée à l’opposition de la Grande-Bretagne, qui voulait se concentrer sur la protection des droits de l’homme et non la conduite des opérations militaires. Résultat, seul le premier protocole additionnel de 1977 a prohibé les armes et les méthodes susceptibles de provoquer « des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel ». Les progrès du droit sont restés limités en la matière. En effet, les atteintes « délibérées » à l’environnement en temps de guerre ne sont pas considérées comme des violations « graves » des Conventions de Genève, mais comme de « simples » infractions. En outre, les articles 35 et 55 du premier protocole additionnel de 1977 ne traitent que des périodes de conflit armé et des territoires ennemis. Ils ne visent pas les dommages infligés à son propre territoire pour retarder l’avance de la partie adverse en brûlant des forêts ou en inondant des régions entières. Ils ne concernent pas non plus l’utilisation de l’environnement comme un moyen de pression en temps de paix, par exemple en détournant des ressources en eau au détriment d’un Etat voisin. Enfin, ils ne précisent pas le seuil de gravité des dommages commis en termes de surface ou de durée, en dépit de conséquences écologiques qui peuvent se prolonger pendant des dizaines d’années.
 
-Quoiqu’il en soit de ces limites, le CICR a connu une remarquable extension de son mandat, qui couvre désormais des registres d’actions aussi variés que les visites aux prisonniers politiques, l’assistance médicale aux blessés de guerre, le ravitaillement des civils, la reconstruction d’économies rurales… ou la protection de l’environnement. Fondamentalement, une telle évolution est en l’occurren ce allée de pair avec une revendication d’universalité qui s’apprécie tout à la fois sur le plan juridique et géographique.
 
-Sur le plan spatial, d’abord, le mouvement de la Croix-Rouge s’est considérablement étendu. Resté centré sur l’Europe et les Etats-Unis jusqu’à la Seconde guerre mondiale, il a gagné les pays du Sud lorsque ceux-ci sont devenus indépendants et se sont à leur tour dotés de sociétés nationales avec des objectifs moins ciblés sur l’urgence et plus orientés vers le développement, notamment en termes de santé primaire, de scolarisation ou d’accès à l’eau potable. Le nombre de sociétés nationales reconnues par le CICR est ainsi passé de 16 en 1867 à 38 en 1918, 64 en 1945, 66 en 1946, 74 en 1955, 80 en 1957, 84 en 1959, 85 en 1960, 87 en 1961, 90 en 1962, 102 en 1963, 104 en 1964, 106 en 1965, 108 en 1966, 109 en 1967, 111 en 1968, 112 en 1969, 114 en 1970, 115 en 1971, 116 en 1972, 121 en 1973, 122 en 1974, 125 en 1977, 126 en 1979, 128 en 1981, 131 en 1983, 135 en 1984, 137 en 1985, 144 en 1986, 145 en 1987, 147 en 1988, 149 en 1989, 153 en 1992, 161 en 1993, 163 en 1994, 169 en 1995, 170 en 1996, 171 en 1999, 177 en 2000, 178 en 2001, 182 en 2004, 183 en 2005 et 186 en 2006. Aujourd’hui, le sultanat d’Oman, qui a longtemps interdit sur son territoire toute activité caritative privée, est un des derniers pays au monde à ne pas encore avoir de Croix-Rouge ou de Croissant Rouge.
 
-Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les terrains d’intervention du CICR se sont également multipliés, à l’image d’une organisation dont la proportion de personnel expatrié est passée de 7% en 1945 à 26% en 1975, 50% en 1985 et 61% en 1995 et 2005. Stationnaires jusqu’au début des années 1960, les activités du Comité se sont étendues en direction du tiers-monde à mesure que les pays en développement accédaient à l’indépendance puis que le bloc communiste s’ouvrait aux Occidentaux. Tandis que le pourcentage de secours consacré à l’Europe chutait de 88% à 0% entre 1950 et 1980, ceux de l’Afrique et de l’Amérique latine augmentaient de 0% à, respectivement, 33% et 15% du total. Après la crise du Biafra, qui a marqué une étape importante en 1968, le CICR a notamment développé des programmes d’assistance matérielle et non plus seulement de protection juridique. Sa capacité de déploiement s’est accrue en conséquence et il est désormais devenu courant que l’organisation monte plusieurs opérations de front. Aujourd’hui, le CICR peut théoriquement couvrir l’ensemble de la planète et intervenir dans les régions les plus reculées. L’Afrique continue de recevoir l’essentiel de ses secours, à hauteur de 30% en 1983, 50% en 1984, 78% en 1985, 75% en 1986, 62% en 1987, 55% en 1988, 35% en 1989, 34% en 1990, 43% en 1991, 67% en 1992, 57% en 1993, 58% en 1994, 35% en 1995, 39% en 1996, 22% en 1997, 43% en 1998, 29% en 1999, 42% en 2000, 40% en 2001, 38% en 2002, 37% en 2003, 43% en 2004, 42% en 2005 et 39% en 2006, suivie, selon les années, par le Moyen Orient (21% en 1983, 13% en 1984, 7% de 1985 à 1987, 20% en 1988, 16% en 1989, 14% en 1990, 46% en 1991, 7% en 1992, 1% en 1993, 6% en 1994, 4% en 1995, 6% en 1996, 7% en 1997, 5% en 1998, 2% en 1999, 2% en 2000, 7% en 2001, 13% en 2002, 24% en 2003, 16% en 2004, 12% en 2005 et 20% en 2006), l’Amérique latine et les Caraïbes (14% en 1983, 16% en 1984, 9% en 1985, 13% en 1986, 21% en 1987, 12% en 1988, 7% en 1989, 5% en 1990, 1% de 1991 à 1997, 15% en 1998, 4% en 1999 et 2000, 6% en 2001, 7% en 2002 et 6% en 2003), l’Asie et le Pacifique (13% en 1983, 11% en 1984, 6% en 1985, 5% en 1986, 10% en 1987, 13% en 1988, 11% en 1989, 18% en 1990, 4% en 1991, 3% en 1992, 2% en 1993, 6% en 1994, 7% en 1995, 14% en 1996, 22% en 1997, 3% en 1998, 11% en 1999, 12% en 2000, 17% en 2001, 26% en 2002, 17% en 2003, 16% en 2004, 26% en 2005 et 24% en 2006) et l’Europe avec l’Asie centrale de 1992 à 1998 puis l’Amérique du Nord à partir de 1999 et l’Amérique latine à partir de 2004 (22% en 1983, 11% en 1984, 0% de 1985 à 1988, 31% en 1989, 9% en 1990, 6% en 1991, 22% en 1992, 39% en 1993, 30% en 1994, 54% en 1995, 40% en 1996, 28% en 1997, 34% en 1998, 53% en 1999, 40% en 2000, 17% en 2001, 16% en 2002, 13% en 2003, 20% en 2004, 15% en 2005, 13% en 2006).
 
-Outre sa capacité opérationnelle, le CICR revendique également une vocation d’universalité pour les Conventions de Genève. Il cherche à promouvoir une acceptation consensuelle des normes humanitaires, à défaut de parvenir à élaborer une plate-forme commune sur la façon de les appliquer. D’après William Dunlop, la crise du Biafra en 1969, l’assassinat de deux délégués en Rhodésie en 1978 et le souci de faire ratifier les protocoles additionnels de 1977 ont notamment conduit le Comité à essayer de disséminer le droit de Genève auprès de groupes rebelles et non-étatiques. Par voie de radio ou de pamphlets publicitaires, l’institution allait ainsi tenter une première expérience du genre au Salvador à partir de 1980. A en croire Jean-Marie Henckaerts et Louise Doswald-Beck, la grande majorité des dispositions des Conventions de Genève serait désormais intégrée dans le droit coutumier des Etats, voire des mouvements de lutte armée. Selon ces deux juristes du Comité, il existe un socle commun de règles humanitaires qui s’appliquent aux guerres civiles et pas seulement internationales, à savoir la distinction entre civils et combattants, la prohibition du principe de représailles, la protection des personnes sans défense ou hors de combat, l’interdiction de commettre des meurtres ou des viols, le respect de l’intégrité des familles, la reconnaissance des besoins spécifiques des femmes, des enfants, des personnes âgées, des infirmes et des invalides, etc., etc.
 
-Le problème est que Jean-Marie Henckaerts et Louise Doswald-Beck travaillent essentiellement sur la position officielle des Etats, plus que des mouvements de lutte armée. En outre, ils ne cherchent pas à savoir si les pratiques juridiques des gouvernements ne se limitent pas à de simples déclarations et ont quelques chances d’être mises en œuvre concrètement quand elles sont répétées et susceptibles de créer une jurisprudence. Leurs cas d’études n’incluent pas non plus des pays où, précisément, de très graves violations des Conventions de Genève ont été commises, tels le Cambodge, la Somalie, le Congo-Kinshasa, le Soudan, la Corée du Nord, le Vietnam ou le Burundi. Leurs conclusions, enfin, ne correspondent pas aux usages observés sur le terrain et contredisent tant les pratiques que les enquêtes du Comité de Genève. Selon des sondages réalisés par l’agence Greenberg Research et le CICR sur un échantillon de 1 005 personnes à la fin des années 1990, par exemple, à peine 20% des Somaliens interrogés trouvaient impératif d’épargner la vie des civils et seulement 8% s’opposaient à ce que les combattants tuent des vieillards ou des enfants. En invoquant les aspects humanitaires du droit coutumier pour inciter les Etats à appliquer les Conventions de Genève, le Comité a lui-même dû reconnaître que l’universalité de ses positions n’allait pas de soi. En Afrique, notamment, il a été contraint d’adapter et de traduire son message en essayant de lui trouver un prolongement sous la forme de proverbes ou de références dans la tradition. Menée au début des années 1990, l’expérience, souligne Simone Delorenzi, s’est vite soldée par un échec et a mis en évidence les limites de conventions internationales qui n’avaient pas forcément d’équivalents dans les cultures locales. D’une manière générale, il n’est même pas évident que le droit de Genève soit bien diffusé dans les pays développés, sans parler de son application. D’après une enquête commanditée par le ministère de la Défense américain et citée par Kimberly Johnson et Kelly Kennedy, seulement 47% des soldats et 38% des marines engagés en Irak en 2006 considéraient que les non-combattants devaient être traités avec dignité et respect.
 
-De fait, le projet universel du CICR s’est toujours heurté à des résistances nationales et contextuelles. Les oppositions, en l’occurrence, ne sont pas venues que du Sud, mais aussi du Nord. Ainsi, la France en 1867, la Russie tsariste en 1887, les Etats-Unis en 1919 puis la Suède et l’Union soviétique en 1945 ont tous exercé des pressions pour inciter le CICR à s’ouvrir et à nommer des représentants des sociétés nationales de la Croix-Rouge. Dès l’origine, Paris a notamment cherché à concurrencer Genève. A l’occasion de l’exposition universelle de 1867, le gouvernement français a tenté de mettre la main sur les activités du Comité en prétendant établir un musée de la Croix-Rouge dans la capitale puis en essayant de prendre la direction du Bulletin international des sociétés de secours pour les militaires blessés, lancé en 1869. La France, qui avait violé les règlements de la Convention de Genève lors de la guerre contre la Prusse en 1870, a ensuite dénigré l’autorité du CICR et joué un rôle moteur dans la création de la Ligue des Croix Rouges à Paris en 1919. Résultat, le Comité a été amené à défendre sa position géographique en soulignant les atouts de la neutralité suisse, qui devait mieux garantir son impartialité. Face aux ambitions de Paris, il a vanté les avantages du caractère international de Genève, qui résultait tout à la fois d’un rôle de carrefour commerçant et de refuge pour les protestants persécutés dans l’Europe catholique, d’une part, et de la nécessité de conclure des alliances lointaines pour échapper à la mainmise régionale du royaume de Savoie, d’autre part. En retour, rappelle François Bugnion, la présence du CICR allait d’ailleurs participer du rayonnement et du dynamisme de la ville en contribuant à y attirer le siège du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés en 1951, de l’Organisation mondiale de la Santé en 1948 ou de la Société des Nations en 1919 avec l’appui des Anglo-saxons par opposition aux Français, qui penchaient en faveur de Bruxelles…
 
-Les querelles autour du symbole de la Croix-Rouge témoignent bien des limites du projet universel du CICR. Basé dans une ville réputée être un centre important de prédication et de diffusion de la foi évangélique, le Comité a eu du mal à s’affranchir de son environnement religieux. Profondément imprégné de la culture protestante de Genève, son président Gustave Moynier devait certes prendre soin de présenter un profil laïc, par exemple en déclinant une invitation à une conférence d’œuvres caritatives religieuses en Autriche en 1898. En 1877, encore, le CICR interdisait formellement à l’Ordre de Malte, basé à Rome, d’utiliser l’emblème du mouvement pour opérer et solliciter des dons. Mais les Croix Rouges de l’époque n’avaient pas ces préventions : les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem faisaient intégralement partie des organisations italienne, hollandaise et britannique, avec des représentants à la direction. En France, la « Société de secours aux blessés militaires » était pour sa part composée d’aristocrates ultramontains qui fermaient la porte aux milieux protestants et républicains. Après la Bavière et de l’Autriche catholiques, qui avaient hésité à rallier un projet très soutenu par la Prusse protestante, les Etats pontificaux, eux, avaient finalement adhéré en 1868 à la Convention de Genève en espérant que l’idéal de Henry Dunant « servirait au progrès de l’œuvre religieuse dans les armées ». Dans le même ordre d’idées, le clergé catholique a accompagné les premières Croix Rouges d’Amérique Latine. L’archevêque de Bogota a ainsi participé à la création et présidé la Cruz Roja Colombiana à la suite de l’initiative d’un homme d’affaires, Santiago Samper, qui avait tenté de monter une société de secours à l’occasion d’une guerre civile en 1899, mais qui avait seulement pu travailler du côté des rebelles (reconstituée en juillet 1915 par un associé, Joaquín Samper, un lieutenant-colonel, Luis Acevedo, et un médecin, Hipólito Machado, l’organisation allait ensuite être reconnue par le gouvernement en février 1916, puis l’état-major et le CICR en mars 1922, avant de se déployer aux côtés de l’armée lors d’une guerre contre le Pérou en septembre 1932)… De leur côté, les protestants n’ont pas été en reste. Lors de l’invasion italienne de l’Ethiopie en 1936, relève Rainer Baudendistel, les ambulances de la Croix-Rouge comprenaient un bon nombre de missionnaires, qui étaient souvent les seuls à accepter de partir en brousse avec des conditions de vie rudimentaires. Les luthériens suédois, en particulier, ont profité de l’occasion pour essayer d’évangéliser plutôt que soigner la population.
 
-Les fondateurs et présidents du CICR étaient quant à eux des croyants actifs. Même si son évangélisme ne correspondait pas à la prudence calviniste de la bonne société de Genève, Henry Dunant a pu prendre des accents quasi messianiques en vue de développer sa vision humanitaire du monde, s’inspirant du Livre de Daniel pour écrire un essai sur « l’Empire de Charlemagne rétabli ». Bien que plus réaliste, Gustave Moynier a pour sa part publié à Lausanne en 1859 une « biographie biblique de l’apôtre Paul ». Son successeur Max Huber n’allait pas faillir à la tradition moralisatrice de l’organisation. Dans son essai sur le Bon Samaritain et l’Evangile en 1943, il montrait comment un chrétien pouvait se réaliser et donner du sens à sa foi en se mettant au service de la Croix-Rouge. A la tête du CICR de 1987 à 1999, Cornelio Sommaruga, lui, était un catholique pratiquant, tessinois et né à Rome. Une fois son mandat terminé au Comité, il a présidé à partir de 2002 une association très conservatrice, le Réarmement Moral, aujourd’hui connue sous le nom d’Initiatives et Changement. Entré au CICR en 1984 et directeur général de l’institution de 1998 à 2002, Paul Grossrieder, enfin, avait d’abord travaillé pour le Vatican de 1975 à 1983, en tant qu’éditorialiste du journal du Saint-Siège, l’Osservatore Romano.
 
-La question de l’emblème de la Croix-Rouge est particulièrement significative des limites du CICR en matière d’universalité. Outre les controverses sur un symbole connoté et ancré dans la tradition chrétienne, Genève n’a pas réussi à imposer un insigne unique et n’a eu de cesse de défendre une exclusivité vite contestée par des mouvements religieux ou politiques. Historiquement, la « concurrence » est venue des mondes ouvriers et musulmans tout à la fois, généralement sans aucun souci de neutralité. Montée en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, une « Croix-Rouge anarchiste » a par exemple fonctionné de 1907 à 1918 pour aider en Russie les prisonniers politiques qui appartenaient à des courants libertaires. Les communistes, pour leur part, ont voulu fonder des « Croix-Rouge du peuple » en vue d’assister les victimes de gauche uniquement. En France, le Secours rouge, puis populaire, a eu de pareilles prétentions. Les musulmans, quant à eux, se sont très rapidement opposés à l’emblème de la Croix en créant leur propre symbole du Croissant. Des initiatives dispersées ont vu le jour en dehors des sociétés nationales rattachées à un Etat. Outre une éphémère Croix Verte en Tunisie dans les années 1890, des Ismaéliens de Londres devaient former un « Croissant Rouge britannique » qui a existé de 1911 à 1948. Initialement établie pour venir en aide aux Libyens envahis par l’Italie, cette organisation a bénéficié du soutien de l’Aga Khan, n’entretenait aucun lien avec le CICR et a fourni une assistance à la fois matérielle et religieuse en envoyant des vivres et des vêtements chauds à des musulmans : soldats indiens déployés sur le front européen en 1914, victimes de la guerre civile en Anatolie en 1921 et populations turques en 1940. Depuis lors, d’autres sociétés du Croissant ont tenté de damer le pion au CICR. Sous l’égide de l’Organisation de la Conférence islamique à partir de 1977, les Arabes, notamment, ont entrepris en 1982 de monter une institution rivale, le CICI (Comité islamique du Croissant international), qui a élu son siège à Benghazi en Libye mais qui n’est jamais devenu opérationnel et qui avait d’abord pour objectif de promouvoir la « justice ». L’engagement politique dudit Comité, qui n’a pas hésité à prendre parti pour des belligérants musulmans en conflit avec des chrétiens ou des juifs, est révélateur de positions qui ont tranché avec les principes de neutralité, d’impartialité et d’universalité de la Croix-Rouge. Alors que les mouvements ouvriers et syndicaux ont perdu de leur vigueur, le fondamentalisme islamique est resté le principal foyer de contestation des idéaux humanitaires d’inspiration occidentale. Dans les pays arabes, essentiellement, des activistes ont continué de monter leurs propres organisations, à l’instar de Frères musulmans comme Ahmed Qutaish al-Azaideh puis le député Hamzah Mansour, qui ont présidé aux destinées d’un Croissant Vert spécifiquement créé en Jordanie en 1990 pour accueillir les victimes de l’invasion du Koweït par l’Irak. Dans les théocraties telles que l’Arabie Saoudite, en particulier, les autorités ont posé des problèmes qui ont sérieusement compromis les prétentions de Genève à l’universalité. A Riyadh pendant la première crise du Golfe en 1991, le délégué du CICR a ainsi dû retirer de ses insignes et en-têtes l’emblème de la Croix-Rouge, considéré comme un symbole chrétien en terre d’islam. Le défi est de taille car, selon Andreas Wigger, la moitié des opérations du CICR dans le monde ciblait des victimes de religion musulmane au début des années 2000.