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Comité International de la Croix Rouge
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Comité International de la Croix Rouge - Commentaires




10) La capitalisation d’expérience


-Fort de sa longue expérience des conflits armés, le CICR dispose d’une puissance d’analyse que n’a pas la très grande majorité des ONG. Il se démarque également des organisations onusiennes qui produisent des rapports parfois contestables sur le plan scientifique. En 1999, il a ainsi publié une étude bien documentée montrant qu’entre 30% et 65% des victimes de conflits armés étaient des civils. Dans le même temps, explique Kelly Greenhill, l’UNICEF avançait un chiffre de 90% sans expliquer sa méthodologie et sans citer ses sources. L’organisation onusienne prétendait notamment que les guerres avaient tué deux millions d’enfants au cours des années 1990, un chiffre repris sans discussions par la CAAT (Campaign Against the Arms Trade). En comparaison, le travail nuancé du CICR paraissait plus sérieux et moins idéologiquement orienté. Certains dirigeants de l’institution ont d’ailleurs suivi des carrières académiques de haut niveau et participé à la création des principaux centres de recherches existant actuellement en Suisse. Membre du CICR de 1917 à 1921, William Rappard a par exemple fondé l’Institut universitaire des hautes études internationales à Genève en 1927. Vice-président du Comité entre 1965 et 1971, Jacques Freymond, un professeur d’histoire, a quant à lui participé au lancement de centres spécialisés sur l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Au passage, il devait également diriger l’Institut universitaire de hautes études internationales. En 1965, encore, le CICR s’est lui-même doté de son propre centre de recherches. Etabli à Genève avec la FICR et la Croix-Rouge suisse, l’Institut Henry Dunant avait en l’occurrence pour objectif de dispenser des formations et de mener des études sur le droit humanitaire international. Dissout en 1998, il s’est ensuite affranchi de la tutelle du Comité pour s’impliquer dans des efforts autrement plus politiques de médiation et de prévention des conflits. Reconstitué l’année d’après sous la forme d’une fondation, il a alors pris le nom de "Centre Henry-Dunant pour le dialogue humanitaire" et s’est ouvert aux organisations internationales, aux gouvernements, au secteur privé et aux associations représentatives des victimes.
 
-Résultat d’une telle capacité d’analyse, le CICR jouit aujourd’hui d’une excellente crédibilité. Sous réserve d’inventaire, on n’a jamais trouvé d’erreurs factuelles dans ses rapports d’activités, à la différence par exemple d’Amnesty International à propos du Koweït en 1990. De plus, la capitalisation d’expérience a permis à l’institution de développer une doctrine autrement plus cohérente et détaillée que les principes généraux des ONG qui tendent à réagir au coup par coup, à l’instar de Médecins sans frontières. Suite à la grande évaluation de 1996 sur l’organisation des secours lors de la crise de l’Afrique des Grands Lacs, enfin, le CICR s’est davantage impliqué dans des réflexions collectives sur la qualité des actions menées. Depuis son lancement à Londres en 1997, il a ainsi participé à un forum d’ONG sur la responsabilisation des opérateurs humanitaires, l’ALNAP (Active Learning Network for Accountability and Performance in Humanitarian Action). A partir de 1999, il a par ailleurs introduit des obligations de résultats pour apprécier ses performances.
 
-De fait, le CICR s’est parfois soumis à l’exercice critique d’évaluations externes, essentiellement avec le rapport de Donald Tansley en 1975 et l’étude Avenir en 1982-1984 puis 1996-2002. Les résultats ont été inégaux. Ancien vice-président de l’agence de coopération canadienne CIDA (Canadian International Development Agency), Donald Tansley a été le premier convié à évaluer globalement le travail des sociétés nationales, de la Ligue des Croix Rouges et du Comité de Genève, en l’occurrence entre février 1973 et juin 1975. Ses conclusions ont mis en évidence l’isolement du mouvement, ses problèmes de coordination, sa complaisance à l’égard des autorités, le poids financier de ses charges administratives, la collusion des sociétés nationales avec leurs gouvernements respectifs, la lourdeur et l’inertie bureaucratiques de la LCR, l’autosatisfaction et l’élitisme du CICR, sa déférence excessive pour les pouvoirs en place, ainsi que, d’une manière générale, le manque d’analyse des programmes humanitaires. Pour sa part, la Ligue des Croix Rouges a ensuite commandité des évaluations ponctuelles de ses opérations de secours. En juin 1986, un spécialiste de l’Institut d’études du développement à l’Université du Sussex, Robert Chambers, a ainsi été chargé de dresser un bilan des actions menées en faveur des victimes de la sécheresse au Sahel. Ce dernier a pointé l’amateurisme, l’improvisation, l’empirisme, le manque de planification, l’absence de formation des expatriés et, plus généralement, la faible capitalisation d’expérience d’une institution sexagénaire, même s’il devait finalement délivrer son satisfecit à une organisation qui avait sauvé des vies et fait aussi bien que les autres secouristes présents sur le terrain. Par la suite, le CICR a de nouveau demandé une expertise globale de ses activités dans le cadre de l’étude Avenir, qui a été menée en 2002 par un consultant de Zurich, Jean-Pierre Wolf, et des universitaires de Berlin, Oxford et Genève, à savoir Wolf-Dieter Eberwein, Hugo Slim et Boris Maver. Ceux-ci devaient souligner la nécessité d’élargir les efforts de dialogue, de rendre plus visible la promotion du droit humanitaire, de diversifier les sources de financements, d’améliorer la politique de recrutement, de renforcer le suivi des évaluations et de se doter d’indicateurs pour mesurer l’efficacité des opérations et de l’accès aux victimes. Aujourd’hui, le CICR sollicite de plus en plus régulièrement des expertises ponctuelles de ses programmes, à raison d’une demi-douzaine par an. Ses bailleurs de fonds ne sont pas non plus en reste. Sous la direction d’un consultant de Londres, Peter Wiles, l’agence de coopération britannique DfID (Departement for International Development) a par exemple mené sa propre évaluation des activités du Comité sur la période 1999-2002.
 
-On peut néanmoins se demander si de tels exercices ne sont pas purement formels et contribuent effectivement à favoriser le débat d’idées et la capitalisation d’expérience. En effet, la culture d’évaluation du Comité est très récente et les expertises produites à son sujet sont rarement publiées. En son temps, Morris Davis l’avait déjà constaté à propos de la guerre du Biafra, lorsque le CICR avait refusé de lui communiquer le rapport d’audit de la firme londonienne Peat, Marwick, Mitchell & Co. Donald Tansley le confirmait à sa manière : orienté vers l’action, le Comité se méfiait « de toute approche intellectuelle » et répugnait à faire évaluer ses activités de façon approfondie. Pour des raisons d’accès, il arguait par exemple qu’il était le seul à pouvoir apprécier l’impact de ses visites aux prisonniers. Soucieux de préserver son indépendance, il refusait également d’être évalué sous prétexte de se protéger contre les ingérences gouvernementales. Il est vrai que les autres composantes du mouvement n’ont pas fait mieux. Après avoir abandonné et perdu ses archives en évacuant Paris en septembre 1939, la Ligue des Croix Rouges n’a guère développé de mémoire institutionnelle et n’avait tout simplement pas les moyens de ses ambitions, avec une trésorerie structurellement déficitaire. Il a fallu attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que la LCR commence à financer des évaluations de projets tout en s’efforçant d’améliorer sa logistique de transports et de mieux coordonner les appels lancés aux sociétés nationales de la Croix-Rouge. Pour autant, relèvent Daphne Reid et Patrick Gilbo, la Ligue a d’abord refusé de laisser des experts examiner son aide aux victimes de la sécheresse au Sahel. C’est la Croix-Rouge suisse qui, en avril 1985, a entrepris de se soumettre à un bilan critiquant les dysfonctionnements administratifs, l’absence de politique nutritionnelle et les lacunes de distributions de vivres qui n’atteignaient pas les enfants les plus affamés. L’année suivante, un audit de la firme Price Waterhouse devait également reprocher à la Ligue de ne pas avoir commandité d’étude de faisabilité avant de lancer ses opérations de secours.
 
-Quand bien même des évaluations sont effectuées, leurs conclusions les plus critiques sont rarement diffusées et ne permettent donc pas de capitaliser sur les échecs pour essayer d’améliorer les performances. Le rapport de Donald Tansley, dont le président du Comité, Eric Martin, avait dénoncé « l’inquisition sans pitié », est le seul à avoir été publié dans sa quasi-intégralité, en 1975. Sinon, le CICR n’a diffusé aucune des expertises réalisées au cours des années 2000 : ni les analyses ponctuelles de ses programmes, ni le bilan de la coopération britannique, ni l’étude Avenir, dont certaines conclusions ont brièvement été évoquées dans les rapports d’activités de l’institution. De ce point de vue, le Comité est assez en retard par rapport à la FICR, qui est une des seules organisations humanitaires à mettre en ligne sur Internet des évaluations de ses activités. D’une manière générale, des progrès restent à faire à l’échelle du mouvement de la Croix-Rouge. Encore récemment, relève Roger Riddell, la FICR a refusé de diffuser un rapport critique sur son aide aux victimes du tsunami asiatique de décembre 2004. Autrefois, le président de la Fédération, Mario Enrique Villarroel Lander, avait même accusé d’incompétence et poussé à la démission le secrétaire général de l’organisation, Hans Høegh, parce que celui-ci avait passé outre son veto et décidé en novembre 1987 de publier le rapport de Robert Chambers sur les opérations de secours en faveur des victimes de la sécheresse au Sahel.
 
-Au final, il convient de s’interroger sur la façon dont le CICR analyse ses erreurs. Il a fallu attendre un demi-siècle pour qu’à défaut de présenter des excuses, l’institution reconnaisse officiellement ses défaillances à l’égard des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, en l’occurrence par la voix de son président Cornelio Sommaruga à Cracovie lors de la commémoration du cinquantième anniversaire de la libération d’Auschwitz, le 26 janvier 1995. Encore le Comité ne devait-il pas admettre les autres dysfonctionnements liés aux séquelles du conflit, alors que le SIR (Service International de Recherches) a laissé en plan la majorité des demandes d’identification des survivants de la Shoah si l’on en croit l’enquête réalisée par Christine Rütten dans un documentaire intitulé « La Croix-Rouge sous le IIIème Reich » et diffusé par la chaîne de télévision franco-allemande Arte le 26 septembre 2007. D’une manière générale, les rares évaluations effectuées à l’échelle du mouvement dans son ensemble ne semble pas avoir permis d’améliorer les performances de l’institution. Dans une étude publiée en 1988, deux responsables des Croix Rouges hongroise et finlandaise, Rezso Sztuchlik et Anja Toivola, constatent ainsi que le rapport Donald Tansley de 1975 a peu été suivi d’effets. Si le CICR a pris le temps d’en discuter et disputer les recommandations, seules les 23 sociétés nationales analysées par les évaluateurs se sont préoccupées des conclusions du document. Pour la plupart, les autres n’ont ni lu le rapport ni répondu aux questionnaires envoyés à ce sujet. La LCR, quant à elle, a tout simplement écarté les propositions de Donald Tansley en refusant de mettre en place un groupe de travail chargé d’étudier ses recommandations lors de la vingt-troisième conférence internationale des Croix Rouges à Bucarest en 1977. Pour préparer la vingt-quatrième conférence du mouvement à Manille en 1981, la Ligue s’est contentée d’élaborer de façon assez abstraite un vague plan stratégique qui n’était accompagné d’aucun budget et n’avait donc aucune chance d’aboutir à des décisions concrètes. De l’aveu même d’Alain Mourey, un nutritionniste du CICR, le code de conduite adopté en 1993 et entériné à la vingt-sixième conférence internationale des Croix Rouges en 1995 a également été formulé de façon trop générale pour donner des indications claires sur les modes d’emploi à suivre. Mal connu des opérateurs, il n’a pas été appliqué par les gouvernements, qui n’y avaient d’ailleurs pas souscrit, et s’est heurté à l’esprit de compétition des ONG en concurrence sur le marché de l’aide humanitaire. Rédigée sous la conduite d’Oxfam en 1998, la version technique de ce code de conduite a simplement proposé des standards minimaux en matière de services alimentaires ou médicaux. Mais elle n’a certainement pas permis de résoudre les principaux dilemmes auxquels était confronté le CICR.
 
-Un des défis majeurs de l’aide est en effet d’essayer de secourir les victimes sans ravitailler leurs bourreaux. Opposant irréductible des blocus militaires et des embargos, le Comité connaît bien le problème car il a souvent alimenté des économies de guerre. Ainsi, son chef de mission en Afghanistan, Jacques de Maio, auditionné par le Parlement français le 19 mai 2010 et analysant trois décennies d’intervention humanitaire dans le pays, s’avère parfaitement conscient de ce que les blessés soignés par l’institution repartent vite au combat, « jusqu’à la mort ». Il est d’ailleurs significatif que les auteurs de thèses opposées, à savoir Nicholas Berry sur le pacifisme du CICR et John Hutchinson sur son militarisme, concluent tous deux que l’organisation a contribué à prolonger les conflits en ravitaillant les combattants et/ou en empêchant la réalisation de victoires décisives et rapides. A ses débuts, le Comité de Genève demandait même le rapatriement des prisonniers de guerre valides avant la fin des hostilités, quitte à renforcer les rangs des belligérants ! Depuis lors, le CICR a maintes fois eu l’occasion de voir son aide détournée à des fins militaires. Pendant la guerre au Liban, par exemple, un des véhicules qui lui avaient été volés a vraisemblablement servi à commettre un attentat dans le Sud en 1985. En Somalie en 1991, au Rwanda en 1994, au Libéria en 1996 ou au Soudan en 1998, encore, les intrants du CICR ont directement été utilisés par les combattants pour s’en prendre aux civils. Chef de la délégation du Comité à Kigali au moment du génocide, Philippe Gaillard en témoigne lorsqu’il explique que l’institution a fourni du carburant aux autorités pour évacuer les cadavres des victimes dans des bennes à ordures. Au Rwanda, toujours, le CICR a dû offrir de l’essence à un apparatchik en train de fuir et renoncer à dénoncer un crime contre l’humanité afin de pouvoir continuer ses activités au milieu des massacres. Dans les camps de réfugiés comme Ngara en Tanzanie, le Comité s’est ensuite retrouvé à ravitailler les miliciens qui avaient hâte de retourner au Rwanda terminer le génocide. Cité par Carol Bergman, Philippe Gaillard explique qu’il s’agissait d’aider leurs familles, arguant que les enfants ne devaient pas payer pour les crimes de leurs parents. Bien entendu, les autres composantes du mouvement ont également pu se retrouver à financer directement les belligérants. En Irak, un commissaire spécial de la Croix-Rouge italienne, Maurizio Scelli, a ainsi servi d’intermédiaire pour payer la rançon et obtenir la libération de deux expatriées de l’ONG « Un Pont Pour Bagdad », Simona Torretta et Simona Pari, enlevées en septembre 2004. En août 2005, il devait révéler que pour faciliter les négociations, son organisation avait accepté de soigner clandestinement quatre terroristes recherchés et blessés par les Américains, ceci avec l’aval du gouvernement Silvio Berlusconi.
 
-En théorie, le CICR est mieux armé que la plupart des ONG pour empêcher le détournement de ses secours et échapper aux rackets de dictatures ou de guérillas. Grâce aux accords de siège qu’il a signés avec de nombreux pays, ses délégations sont en effet exonérées d’impôts et exemptées de droits de douane sur les importations nécessaires à leurs activités : les seules taxes exigibles ne doivent pas excéder la rémunération d’un service public. En outre, le CICR a maintenant suffisamment d’expatriés à travers le monde pour s’assurer lui-même que ses vivres arrivent bien à destination. D’après François Bugnion, il contrôle notamment le ravitaillement des camps de prisonniers de guerre en établissant des accusés de réception, en rédigeant des rapports de distribution et en envoyant sur place des collaborateurs chargés de suivre de visu le déroulement des opérations de distribution. Les choses se compliquent cependant lorsqu’il s’agit de secourir la population civile dans des espaces ouverts et plus difficiles à surveiller. Ancien délégué du CICR, Hans-Peter Gasser reconnaît d’ailleurs assez franchement qu’en dépit de ses efforts pour rester crédible et assurer des distributions de façon impartiale, l’institution n’est pas en mesure de garantir que ses vivres ne seront pas capturés par les combattants. Dans tous les cas, les procédures proposées par François Bugnion permettent au mieux de constater les détournements de l’aide, et non de les empêcher. La présence d’un délégué, par exemple, vaut le temps d’une distribution et ne suffit pas pour vérifier ce qu’il advient ensuite des vivres. Parfois, le Comité n’a de toute façon pas de personnel sur place pour suivre le déroulement des opérations. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ses vivres à destination des camps de concentration nazis ont ainsi été détournés par les autorités détentrices. De même, très peu de colis sont parvenus aux prisonniers entre les mains de Tokyo : les rations du CICR, relève Olive Checkland, ont plutôt servi à alimenter pendant cinq mois une garnison japonaise coupée de ses ravitaillements à Aperon dans la jungle en 1944. Dans un stalag d’Allemagne en 1942, note encore Isabelle Vonèche Cardia, les nazis ont utilisé les ficelles provenant des paquets de la Croix-Rouge pour ligoter leurs prisonniers britanniques.
 
-En réalité, de nombreux exemples montrent que le Comité n’a pas été en mesure de contrôler l’usage militaire et politique de ses intrants. Du temps de la guerre froide, son assistance aux pays du bloc communiste est significative à cet égard. En témoignent les difficultés que le Comité rencontre à Berlin, seul espace d’Europe de l’Est où il parvient à continuer de travailler pendant un moment en vertu d’accords qui, signés en décembre 1945, perdurent de facto jusqu’en mai 1950. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le CICR est d’abord autorisé à secourir les quatre secteurs de la ville au prorata de leur population, à raison de 36% pour la zone soviétique, 30% pour l’américaine, 20% pour la britannique et 14% pour la française. Doté d’entrepôts de part et d’autre des lignes de front, il peut également envoyer des délégués rendre compte du bon déroulement des distributions de vivres, qui se font par l’intermédiaire d’un comité d’entraide populaire (Volkssolidarität) pluripartite quoique dûment surveillé par les communistes. Mais les antagonismes de la guerre froide et l’érection d’un rideau de fer restreignent ensuite la liberté d’action du CICR. De juin 1948 à mai 1949, le blocus de Berlin par l’Armée Rouge oblige le Comité à organiser des convois ferroviaires qui, depuis la Suisse, doivent passer par l’Autriche, la Tchécoslovaquie et l’Allemagne de l’Est pour arriver en ville. De plus, les Soviétiques veulent placer tous les secours sous la coupe du Ministère du commerce extérieur après l’établissement d’une République démocratique allemande en octobre 1949. Selon eux, l’aide étrangère doit répondre aux objectifs économiques de leur plan biennal et cibler la classe ouvrière. Les communistes s’opposent notamment aux dons nominatifs et aux envois dédiés qui ne tiennent pas compte de la répartition des besoins et tendent à privilégier les familles les mieux loties. Au final, le CICR n’est bientôt plus autorisé à superviser ses programmes et le nombre de voyages de ses délégués en zone soviétique tombe de 11 en 1947 à 2 en 1949 d’après le décompte de Catherine Rey-Schyrr. Lors de la crise hongroise de 1956, encore, l’institution genevoise a également le plus grand mal à conserver sa liberté de manœuvre. En principe, elle contrôle les distributions de vivres en visitant les centres nutritionnels et en faisant signer des quittances aux bénéficiaires. En revendant une partie des dons à des hôpitaux ou des coopératives agricoles, elle alimente également un compte bloqué de la Croix-Rouge hongroise, qui ne peut l’utiliser sans son aval. D’après Isabelle Vonèche Cardia, les détournements restent faibles et « seule une faible partie des secours » apparaît sur le marché noir. « Le CICR a pu contrôler sans entraves… que les programmes se déroulent de manière satisfaisante ». En revanche, il n’a pas pu empêcher que ses biens soient lourdement taxés par les Soviétiques et que le personnel humanitaire local soit emprisonné et brutalisé lorsqu’il essayait de venir en aide aux insurgés. Dans les lieux de détention, ajoutent Françoise Perret et François Bugnion, il n’a pas non plus été en mesure de pouvoir contrôler ses distributions.
 
-La période de décolonisation est tout aussi significative des difficultés à distribuer des vivres, en l’occurrence par l’intermédiaire de mouvements de libération toujours susceptibles de ravitailler leurs combattants en priorité. La guerre du Vietnam le montre bien. Dans les maquis communistes du Viet Minh au Nord dès 1946 puis du FLN (Front de libération nationale) au Sud à partir de 1964, le CICR n’a aucun droit de regard sur les programmes qu’il finance via la Croix-Rouge de Hanoi. Pour reprendre les termes de son rapport d’activités de l’année 1966, il ne reçoit ni « accusé de réception de ses secours […] ni renseignements sur leur utilisation ». Sur la période 1965-1972, son aliénation s’avère d’autant plus frappante que, contrairement aux idées reçues, le CICR envoie plus d’argent et de médicaments à la Croix-Rouge du Nord que du Sud selon Keith Suter. Au Laos voisin, le Comité n’agit pas autrement. A partir de juin 1961, il essaie ainsi de pénétrer les maquis des communistes du Pathet Lao. Mais à l’exception de quatre Américains à Xieng Khouang en novembre 1961, dont le journaliste Grant Wolfkill, il n’est pas autorisé à visiter les détenus aux mains des insurgés et peut seulement accéder aux prisonniers du gouvernement. Le CICR n’est pas non plus en mesure d’empêcher le Pathet Lao d’endoctriner ses captifs et de les obliger à travailler dans des camps. Les blocages des belligérants se conjuguent en l’occurrence à l’insécurité ambiante, avec la mort d’un responsable médical du CICR, le Docteur Jacob Sturzenegger, dans l’accident d’un avion à destination de Saigon près du village de Thanh-An dans la région de Pleiku le 12 mars 1975. Les autres continents ne font pas non plus exception. En Afrique à partir de 1973, notamment, le CICR se résout à remettre des médicaments et des ambulances à des guérillas sur les territoires desquelles il n’a pas accès, à savoir le PAIGC (Partido Africano para a Independência da Guiné e Cabo Verde), le MPLA (Movimento Popular de Libertação de Angola), le FNLA (Frente Nacional de Libertação de Angola), le FRELIMO (Frente de Libertação de Mozambique), la ZAPU (Zimbabwe African People's Union), la ZANU (Zimbabwe African National Union), la SWAPO (South-West Africa People's Organisation), le PAC (Pan-Africanist Congress) et l’ANC (African National Congress).
 
-A chaque fois, le CICR argue évidemment que ses compromissions servent l’intérêt des victimes. Pour avoir accès aux détenus et aux civils, il n’en est pas moins amené à faire des concessions hautement discutables. Afin de couper court aux rumeurs arabes sur la judaïté de ses délégués en Palestine au moment de la création de l’Etat d’Israël en 1948, par exemple, il confirme par écrit que ceux-ci n’ont pas d’ascendance israélite et envisage un moment d’inscrire la religion chrétienne sur les papiers d’identité de son personnel expatrié, qui réclame des certificats d’aryanité. Inversement, il demande aux détenus palestiniens de répéter leurs accusations de mauvais traitements devant des officiers israéliens avant de transmettre officiellement leurs plaintes, au risque de les exposer à des représailles de la part des geôliers, ainsi que le souligne en 1978 un rapport de la Guilde nationale des avocats, cité par David Weissbrodt et James McCarthy. Pour des raisons diplomatiques et politiques, il arrive aussi que le CICR enfreigne son propre protocole de visite des prisons. En Allemagne de l’Est au milieu des années 1960, relèvent David Weissbrodt et James McCarthy, le Comité accepte en l’occurrence d’ assister des détenus d’opinion sans pouvoir s’entretenir seul avec eux, avec l’espoir de créer un précédent pour étendre ses activités dans les pays du bloc communiste. A l’échelle mondiale en 1970, ce sont environ 10% des entrevues du CICR qui se déroulent en présence des geôliers.
 
-Pour avoir accès aux victimes, on comprend certes que le Comité doive trancher des dilemmes et assumer certains risques. L’institution a ainsi préféré créer des catégories d’apatrides plutôt que de rapatrier de force les prisonniers de guerre qui ne voulaient pas rentrer dans leur pays, tels les Russes après 1945, les Nord-Coréens après 1953 ou les Irakiens après 1991. Dans le même ordre d’idées, le CICR a assumé le fait que ses visites de prisons pouvaient légitimer et conforter des puissances détentrices comme la junte militaire grecque à la fin des années 1960. Le risque, en l’occurrence, s’est avéré particulièrement aigu dans le cas des régimes qui autorisaient seulement Genève à assister les détenus formellement traduits en justice, et non les suspects arrêtés et torturés dans des commissariats, des casernes ou des centres clandestins, précisément là où les abus étaient les plus fréquents. Au pire, relève David Forsythe, les inspections du CICR ont pu inciter les pouvoirs en place à escamoter et supprimer leurs prisonniers pour ne pas être accusés de mauvais traitements. Soucieuse d’échapper au précédent de la junte d’Augusto Pinochet au Chili, où le Comité avait accès aux détenus politiques, les militaires argentins auraient par exemple enlevé et éliminé leurs opposants afin de ne pas être tenus pour responsables de leurs conditions d’incarcération. Autre cas de figure, les négociateurs royalistes qui, à l’invitation du CICR, avaient fini par accepter de procéder à un échange de prisonniers avec les forces républicaines au Yemen du Nord en 1964 ont ensuite été assassinés par les « faucons » de leur propre camp.
 
-De tels « dégâts collatéraux » doivent sans doute être assumés si l’on ne veut pas arrêter toute forme d’assistance humanitaire. Mais la responsabilité du CICR est beaucoup plus gravement engagée lorsque l’institution contribue directement à renforcer la capacité de nuisance des belligérants. Quand bien même il répondait à des préoccupations humanitaires, le fait de fournir du carburant aux génocideurs rwandais apparaît ainsi très choquant : on imagine le scandale que cela aurait provoqué si l’institution avait dû alimenter les chambres à gaz des Nazis pour abréger les souffrances des Juifs ! On peut notamment se demander dans quelle mesure les compromissions de ce type permettent effectivement de sauver des vies. Dans son rapport d’activités de l’année 1994, le CICR devait lui-même reconnaître qu’au Rwanda, son « travail de protection [n’avait] eu qu’une efficacité très limitée ». Pour autant, l’institution n’a pas hésité à franchir le pas et à pallier l’incapacité de certains Etats à maintenir des prisons en état de fonctionner. Au milieu des années 1990, le CICR a en l’occurrence pris la décision discutable de « se substituer partiellement, voire complètement et de manière durable, aux autorités détentrices ». Soucieux d’assurer la survie des populations carcérales menacées d’extermination par la faim, la maladie ou l’épuisement physique, il a alors entrepris de rénover les structures existantes ou d’en établir de nouvelles au Rwanda, au Burundi, au Congo-Kinshasa, au Libéria, à Madagascar, au Yémen et à Haïti. A Nsinda au Rwanda, pour reprendre cet exemple, il a financé la construction de sept prisons « temporaires » pour accueillir décemment les suspects de génocide en attente d’un procès. Du fait des défaillances de l’administration pénitentiaire, il a par ailleurs assumé l’approvisionnement alimentaire des détenus jusqu’en janvier 2004, date à laquelle l’Etat a enfin commencé à prendre le relais auprès de 89 000 personnes accusées d’avoir participé aux massacres d’avril-juillet 1994. Fort de l’expérience acquise dans des prisons dont il avait dessiné les plans, le CICR a ensuite soutenu la réforme du système carcéral rwandais.
 
-De ce point de vue, le Comité n’a pas démontré qu’il était réellement soucieux de limiter les effets indésirables de ses secours lorsque ceux-ci exacerbaient la capacité de nuisance des belligérants. Sa « Doctrine 15 », évoquée dans la partie consacrée à la politique de communication de l’institution, se contente d’énoncer les conditions nécessaires à la dénonciation de violations massives et répétées du droit humanitaire. Elle envisage donc la possibilité d’être expulsé d’un pays mais ne contribue en rien à l’élaboration d’un processus de retrait stratégique au cas où l’aide du CICR ferait plus de mal que de bien. Concrètement, le Comité a rarement tiré les leçons qui s’imposaient à partir d’une analyse lucide des effets indésirables de ses secours. Dans la plupart des cas, il a préféré continué ses programmes au risque de se rendre complice des exactions, à la différence d’une ONG comme MSF (Médecins sans frontières), qui admet les limites de son action et a préféré se retirer en 1995 des camps de réfugiés rwandais pour ne pas contribuer à reconstituer les forces du parti des génocideurs. Au regard des pratiques habituelles du CICR, l’Ethiopie en 1988, le Tadjikistan en 1997 ou Madagascar en 2006 constituent des exceptions. Il est vrai que les autres composantes du mouvement n’ont pas agi autrement. A la fin de la guerre d’Espagne en 1939, remarque par exemple Charles Hurd, l’ARC (American Red Cross) a commencé à ravitailler les Franquistes pour satisfaire ses donateurs catoliques, hostiles à l’anticléricalisme des Républicains, et son aide alimentaire a permis aux nationalistes de rembourser avec de la farine les prêts consentis par leur allié allemand pour acheter des armes. C’est sur instruction du président Franklin Roosevelt que, pour ne pas alimenter l’économie du IIIème Reich, l’organisation s’est interdite de ravitailler la France, la Hollande et la Belgique occupées par les troupes d’Adolf Hitler à partir de 1940, quitte à mécontenter les Américains qui lui avaient précisément donné jusqu’à 70 millions de dollars en vue de secourir les victimes du nazisme. La BRCS (British Red Cross Society) n’a guère fait mieux. Avec l’Allemagne nazie, elle est parvenue à obtenir des reçus prouvant que son aide parvenait bien aux prisonniers de guerre britanniques : selon Philip George Cambray, seulement 16% de ses vivres ont dû être détournés ou perdus au cours de l’année 1942. Mais en Union soviétique, la BRCS n’a jamais été autorisée à superviser par elle-même les secours qu’elle envoyait aux populations civiles. Concernant le Japon, elle n’a pas non plus été en mesure d’obtenir des quittances pour vérifier l’usage de son aide aux prisonniers de guerre britanniques ; après la reddition de Tokyo, les Alliés ont retrouvé une partie de ses vivres pourrissant dans des entrepôts. Par la suite, le mouvement de la Croix-Rouge n’a pas non plus tiré les conséquences des effets pervers de son aide. Contrairement à MSF, qui s’est retiré de Corée du Nord en 1998 faute d’avoir librement accès aux victimes de la famine, la FICR a ainsi décidé de rester dans une des dernières dictatures staliniennes de la planète, quitte à participer à la sélection des populations dignes de vivre ou condamnées à mourir d’inanition. La Fédération a en l’occurrence argué que sa présence contribuerait à consolider la paix et à prévenir un effondrement du régime en incitant les autorités à négocier un arrêt de leur programme nucléaire militaire. De fait, la poursuite de l’aide humanitaire a surtout eu des conséquences politiques puisqu’elle a permis à Séoul d’éviter un afflux de réfugiés nord-coréens et à Tokyo de normaliser ses relations avec Pyongyang…
 
-En dépit d’une indéniable capacité d’analyse, l’entêtement du CICR a poursuivre ses programmes les plus problématiques s’avère d’autant plus surprenant que, sous réserve d’inventaire, les rares fois où l’institution a décidé de se retirer d’un pays, elle n’a pas compromis la reprise ultérieure de ses activités en faveur des victimes. Au Tadjikistan, par exemple, le Comité avait constaté que ses vivres étaient détournés et avait donc renoncé à partir de janvier 1997 au programme alimentaire qu’il avait démarré l’année précédente dans des lieux de détention auxquels il n’avait pas accès. En juin 2003, il a cependant réussi à conclure avec les autorités un accord lui permettant officiellement de visiter les prisons. Ailleurs, le délai de reprise des activités a été encore plus court. En mai puis novembre 2006, le CICR a ainsi suspendu puis complètement interrompu son programme de réhabilitation des prisons de Madagascar, qui n’avait pas permis d’améliorer les conditions de vie des détenus. Mais il a ensuite repris ses visites lorsque le gouvernement s’est résolu à adopter une nouvelle loi pénitentiaire en mai 2007. Le cas de la Birmanie est sans doute un des plus probants. En juillet 1995, le CICR a d’abord dû fermer son bureau de Rangoon et replier ses expatriés sur la Thaïlande car la junte lui interdisait tout accès aux détenus et aux zones d’insurrection karen. Quatre ans plus tard, il n’en a pas moins été autorisé à revenir dans le pays et à déployer des équipes en province à Hpa-an, Kyaing Tong et Mawlamyine. Par la suite, le Comité a plusieurs fois été amené à protester publiquement contre les entraves de la junte birmane lorsque les « faucons » du régime ont repris le pouvoir en octobre 2004 et arrêté le Premier Ministre Khin Nyunt, un ancien chef du renseignement militaire. Après un premier appel à la communauté internationale en novembre 2005, le CICR a en l’occurrence obtenu la réouverture de ses cinq bureaux régionaux de Hpa-an, Kyaing Tong, Mandalay, Mawlamyine et Taunggyi. A défaut de pouvoir reprendre ses visites de prisons, le Comité a, de guerre lasse, fini par dénoncer des violations graves et systématiques du droit humanitaire en juin 2007. Pour autant, son communiqué de presse n’a pas entraîné de rétorsions de la part du gouvernement. Le CICR n’a pas été chassé du pays, a poursuivi ses programmes orthopédiques en faveur des mutilés de guerre et a pu continuer d’organiser des visites de prisons pour les familles de détenus. Alors que le régime entreprenait de réprimer des manifestations de bonzes en août 2007, les pressions de la communauté internationale ont certainement facilité les choses. Le pouvoir birman a été invité à la modération par son puissant voisin et allié, Pékin, qui a sans doute remercié ainsi le CICR d’avoir peu auparavant obtenu la libération de ressortissants chinois kidnappés par des mouvements rebelles au Niger et dans l’Ogaden éthiopien. De plus, la junte a peut-être ménagé le Comité pour se garder la possibilité de faire des concessions à la communauté internationale en jouant sur un registre humanitaire et non politique : en négociant un accès aux prisons plutôt qu’un partage du pouvoir avec l’opposition.