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Comité International de la Croix Rouge
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Comité International de la Croix Rouge - Commentaires




4) Le fonctionnement en réseau : les relations avec les sociétés nationales


-Au final, il convient d’envisager les Croix Rouges comme des obstacles pour le CICR, et pas seulement comme des relais indispensables à la diffusion du droit humanitaire et au montage d’opérations de secours. Sachant que le discours officiel du mouvement insiste sur l’apport positif des sociétés nationales, il importe à cet égard d’analyser plus en détail les inconvénients d’un fonctionnement en réseau qui révèle de nombreux dysfonctionnements. Les problèmes que peuvent poser les Croix Rouges ou les Croissants Rouges tiennent fondamentalement à leur mode de gouvernance, à leur nationalisme, à leur inefficacité et à leurs violations des grands principes du droit humanitaire. Chacun mérite d’être étudié plus avant.
 
-Parmi les problèmes de gouvernance, d’abord, on relève l’absence de vie associative, l’existence de divisions internes ou l’insuffisant renouvellement des cadres, parfois le tout ensemble ! De son côté, le CICR n’échappe sans doute pas aux querelles de personnes et aux départs fracassants de personnalités telles que Henry Dunant ou Guy Deluz, par opposition, respectivement, à Gustave Moynier et Cornelio Sommaruga. L’inertie de l’institution en agace plus d’un : entré au Comité en 1959 et devenu son président par intérim en 1969, Jacques Freymond démissionne fin 1972 parce que l’organisation refuse obstinément de se réformer. Pour autant, le CICR ne connaît assurément pas les tensions internes de la FICR et de certaines sociétés nationales où les discordes vont jusqu’à la scission ou l’arrêt de travail. Lorsqu’en 1946 elle ferme brutalement la commission mixte de secours créée avec le Comité de Genève en 1940, la LCR provoque ainsi une révolte du personnel qui se met en grève pour réclamer des indemnités de départ. Sous l’égide de l’Américain Henry Dunning, qui deviendra son secrétaire général en 1958, le procédé paraît d’autant plus choquant que les besoins de l’après-guerre restent importants et que la Ligue a une trésorerie excédentaire pour la première fois depuis sa création ! On pourrait multiplier les exemples à propos des sociétés nationales. En dépit ou à cause de sa vie démocratique, contentons-nous de signaler les récentes démissions en cascade de la Croix-Rouge américaine, une institution caractérisée par de nombreux scandales depuis l’époque de sa fondatrice Clara Barton. En octobre 2001, pour commencer, la présidente de l’organisation, Bernadine Healy, est poussée à la démission car son conseil d’administration lui reproche son arrogance, ses velléités de centralisation, son intransigeance à propos de l’entrée à la FICR du Bouclier Rouge israélien et sa mauvaise gestion des dons après les attaques contre les tours du World Trade Centre à New York. Son successeur, la vice-amiral Marsha Evans, doit à son tour partir en décembre 2005, suite à de virulentes critiques sur les fraudes observées au moment de la distribution de secours aux victimes de l’Ouragan Katrina à La Nouvelle Orléans. Ancien responsable des services fiscaux, le directeur de la Croix-Rouge américaine à partir d’avril 2007, Mark Everson, ne fait guère mieux. Accusé d’avoir commis l’adultère avec une subordonnée mariée, il est poussé à démissionner au bout de six mois et est remplacé en novembre par Mary Elcano, une juriste venue de la poste.
 
-Comme en écho, on observe dans d’autres sociétés nationales une stabilité qui témoigne au contraire de l’absence de toute vie associative, conjuguée à une fossilisation des institutions dirigeantes. Certaines Croix Rouges évoquent de simples coquilles vides. La société nationale du Burundi, par exemple, ne compte que 108 membres cotisants en 2003 et a le même président depuis 1967, le Docteur François-Xavier Buyoya. Au Sénégal, encore, la Croix-Rouge fait preuve d’une remarquable « continuité » sous la présidence du Docteur Rito Alcantara dans les années 1960 et 1970, puis de Mohamed Abdoulaye Diop dans les années 1980. Un seul homme, le producteur de cinéma Run Run Shaw, préside quant à lui la Croix-Rouge de Hongkong pendant plus de trente ans : il faut attendre la restitution de l’enclave britannique à la Chine populaire pour que lui succèdent des femmes, d’abord Betty Tung en 1998, puis Selina Tsang en 2005. Aucun continent n’échappe au problème. En Amérique latine, la présidente de la Croix-Rouge nicaraguayenne depuis janvier 1994, Esperanza Bermúdez de Morales, s’accroche au pouvoir. Elle se passe de l’approbation d’une assemblée générale pour chasser un rival, le vice-président Juan José Vanegas, et tente d’imposer son fils, Ricardo Bermúdez, à la tête de la section régionale de Bluefields, dont les volontaires veulent du coup faire sécession et occupent les locaux de l’institution avant d’en être délogés par la force au cours d’une opération policière qui fait un blessé en octobre 2005. A l’expiration de son mandat en décembre suivant, Esperanza Bermúdez de Morales retarde alors la tenue d’élections internes, suscitant une hostilité grandissante de la base. Malgré une circulaire de la FICR qui condamne ses agissements en mars 2007, elle essaie de modifier les statuts de l’organisation afin de se faire élire une quatrième fois avec la complicité de son fils, opportunément promu conseiller juridique. En février 2008, elle est finalement destituée par le Conseil national de la Croix-Rouge nicaraguayenne et remplacée par un président provisoire, Leonor Elizabeth Gallardo Rivera, nommé par le gouvernement. La longévité de dirigeants plus ou moins inamovibles caractérise également des sociétés nationales en Europe. Après Adolf Pilz en 1945, Karl Seitz de 1946 à 1950 et Burghard Breitner de 1950 à 1956, la Croix-Rouge autrichienne (Österreichisches Rotes Kreuz) est ainsi présidée par des docteurs dont les mandats courent sur plusieurs décennies, en l’occurrence avec Hans von Lauda de 1956 à 1974, Heinrich Treichl de 1974 à 1999 et Fredy Mayer depuis 1999.
 
-Historiquement, la base sociale d’un bon nombre de sociétés nationales en Europe s’est avérée d’autant plus étroite qu’elle était élitiste, aristocratique, dynastique et concentrée en milieu urbain. Dans les premières années de son existence, par exemple, la Croix-Rouge française a successivement été présidée par un duc, Raymond de Montesquiou, puis des comtes, Charles de Goyon et Emmanuel de Flavigny, qui étaient respectivement le beau-fils et le beau-frère de leurs prédécesseurs. Créée en 1877, la Croix-Rouge grecque était pour sa part parrainée par la reine Olga Konstantinovna de Russie (1851-1926) et présidée jusqu’à sa mort par le gouverneur de la banque nationale, Marc Renieris (1815-1897). Aujourd’hui, des têtes couronnées témoignent de l’héritage de cette « aristocratie philanthropique », à l’instar de la princesse Sybille de Saxe-Coburg-Gotha (1908-1972) ou du prince Félix de Bourbon-Parma (1893-1970) pour les Croix Rouges de Suède et du Luxembourg dans les années 1960. Les sociétés nationales des monarchies constitutionnelles, en particulier, ont continué de puiser leurs président(e)s d’honneur dans la noblesse, comme en Grande-Bretagne avec la comtesse Angela Olivia de Limerick de 1974 jusqu’à sa mort en 1981. Là aussi, les dirigeants ont battu des records de longévité, tel le baron Jonkheer Guup Kraijenhoff à la tête de la Croix-Rouge hollandaise de 1966 jusqu’à son remplacement par Jan van der Weel en 1986. Après le prince Frédéric de Mérode de 1954 jusqu’à sa mort en 1958, la Croix-Rouge de Belgique a ainsi été présidée à partir de 1958 par le prince de Liège, devenu le roi Albert II en 1993, puis par sa fille la princesse Astrid à partir de 1994. Cas extrême, la Croix-Rouge du Liechtenstein n’a connu que deux présidentes depuis la Seconde Guerre mondiale, en l’occurrence les femmes des souverains, à savoir Georgina von Wilczek (1921-1989) à partir de 1945 puis Marie-Aglaë von Wchinitz und Tettau (1940-) à partir de 1985.
 
-Le caractère « monarchique » des sociétés nationales ne se limite évidemment pas au monde européen. Du Moyen Orient à l’Asie en passant par l’Afrique, on le retrouve à divers degrés dans toutes les royautés du monde jusqu’à la Croix-Rouge de Tonga, qui est présidée par la reine Halaevalu Mata’Aho depuis 1981. Il a certes disparu dans les pays qui ont aboli la monarchie : la Libye, dont le Croissant Rouge a été fondé en 1957 ; l’Egypte, dont le Croissant Rouge était présidé par un pacha proche du monarque, Soliman Azmi, jusqu’au renversement de la royauté en 1952 ; l’Iran, dont la Société du Lion et du Soleil Rouge était patronnée par la princesse Chams Pahlavi jusqu’à la chute du régime du Shah en 1979 ; l’Ethiopie, dont la Croix-Rouge était présidée par le prince héritier Merid Azmatch Asfa Wossen avant la déposition du Négus en 1974 ; l’Afghanistan, enfin, dont le Croissant Rouge était présidé par Akhter Mohammed et patronné par le prince Ahmed Shah Khan lors de sa reconnaissance par le CICR en 1954, trente et un ans après sa création en 1923. En revanche, l’aristocratie a continué de jouer un rôle dans les sociétés qui ont conservé des royautés ou des chefferies traditionnelles. A ses débuts, la Croix-Rouge japonaise a ainsi suivi le modèle européen en accordant une large place à la noblesse d’empire, avec à sa présidence des gens comme Tadanori Ishiguro (un vicomte responsable des services de santé de l’armée) et Shigenobu Hirayama (un baron philanthrope) à partir de février 1917 et septembre 1920 respectivement. De même, en Thaïlande, autre monarchie devenue constitutionnelle, la Croix-Rouge a toujours été étroitement liée à la famille royale, y compris après la Seconde Guerre mondiale sous la présidence de la reine Mom Rajawongse Sirikit Kitiyakara (la femme du roi Rama IX Bhumibol Adulyadej) dans les années 1950 puis de la princesse Maha Chakri Sirindhorn dans les années 1980. Ailleurs en Asie, les sociétés nationales apparues plus tardivement n’ont pas dérogé à la règle. Fondée en 1955 et placée sous la protection de la monarchie jusqu’au coup d’Etat républicain de 1970, la Croix-Rouge cambodgienne a d’abord été présidée par une tante du roi Norodom Sihanouk, la princesse Norodom Rasmi Sobhana, puis, à partir de 1967, par sa femme Monique, la reine Norodom Monineath Sihanouk. Reconstituée à la fin de la guerre en 1994, lorsque ses quatre factions khmer rouge, royaliste, républicaine et gouvernementale ont été réunifiées sous l’égide d’un seul comité central en 1992, l’organisation a ensuite été présidée jusqu’en 1998 par la princesse Norodom Marie Ranariddh, sous le patronage de la reine Norodom Monineath Sihanouk. Reconnue par le CICR en 1964, la Croix-Rouge népalaise a également été présidée par des princesses, à savoir Princep Shah de 1964 à 1981 puis Helen Shah de 1981 à 1990. Lancée en 1945 et admise à la FICR en 1950, la Croix-Rouge indonésienne PMI (Palang Merah Indonesia) a quant à elle cherché à renforcé sa légitimité et son prestige en faisant appel à la noblesse des anciens sultanats et en étant présidée à partir de 1959 par le prince Paku Alam VIII.
 
-Les Croissants Rouges des monarchies du monde arabe et perse ont connu un cheminement similaire. En Iran, la Société du Lion et du Soleil Rouge a d’abord été placée sous la protection du Shah, qui l’a financée en lui reversant d’autorité un cinquième du revenu des fondations waqf tombées en déshérence et récupérées par l’Etat en vertu d’une loi de 1934. Reconnu par le CICR en 1958, le Croissant Rouge marocain a pour sa part été patronné et présidé par des sœurs du roi Hassan II, à savoir les princesses Lalla Aïcha et Lalla Malika, qui a succédé à ce poste à Mohamed Sebti puis Jebli El Aïdounai, un médecin militaire. Présidé par le sénateur Ahmed Abu-Goura à partir de 1964 puis par son beau-fils le Docteur Muhammad al-Hadid à partir de 1993, le Croissant Rouge jordanien a également bénéficié des largesses de la monarchie depuis sa fondation en 1948. Placé sous le patronage du roi, il a reçu de nombreuses subventions du gouvernement, même s’il a aussi dû lever ses propres fonds pour financer sa participation à la FICR ou monter des opérations humanitaires, par exemple afin d’accueillir dans le pays les immigrés bangladais, indiens, sri lankais et philippins après l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990. Les Croissants Rouges des émirats du Golfe n’ont pas procédé autrement. Créée en 1978 et reconnue par le CICR en 1981, la société nationale du Qatar a ainsi été présidée par un membre de la famille de l’émir, Cheikh Ali Ben Jaber Al-Thani. En Arabie Saoudite, encore, le Croissant Rouge, qui date de 1933 et qui a été reconnu par le CICR en 1963, a toujours été très proche du pouvoir malgré la présence au niveau de sa présidence de médecins qui n’étaient pas directement issus de la monarchie wahhabite, à savoir Abdulaziz Mudarris jusqu’en 1982, Hamad Abdullah Al-Sugair jusqu’en 1999 et Abdul Rahman al-Swailem depuis lors. Placée sous la coupe du ministère de la Santé, dont Abdul Rahman al-Swailem a été le numéro deux de 1988 à 1997, l’organisation a notamment servi à surveiller le bon déroulement du pèlerinage à La Mecque et sa direction n’a jamais été élue.
 
-De par leur structure d’auxiliaire des pouvoirs publics, les sociétés nationales reflètent ainsi la nature des régimes en place, qu’il s’agisse de monarchies, de dictatures de parti unique ou de juntes militaires. Composées de notables, elles sont parfois directement rattachées à l’exécutif par des liens familiaux ou claniques. En Tunisie à l’Indépendance, par exemple, Habib Bourguiba place un conseiller et un gendre, Mohamed Aziz Djellouli et le Docteur Chardly Zoutien, à la présidence et à la vice-présidence du Croissant Rouge local lors de sa création en 1956. Les épouses des chefs d’Etat, elles, sont souvent à la tête des Croix Rouges, à l’instar de Toh Puan Noor Aishah à Singapour à partir de 1967, d’Occelli de Salinas au Mexique à partir de 1989 ou de Salina Pow Siu Mei à Hongkong à partir de 2005, qui sont respectivement mariées à Inche Yusuf bin Ishak, Carlos Salinas de Gortari et Donald Tsang Yam-Kuen (le chef du gouvernement régional autonome). On relève la constitution de véritables lignées à cet égard. Depuis sa création, la Croix-Rouge du Panama est traditionnellement présidée par l’épouse du chef de l’Etat, telles Diana (la femme de Ramón Maximiliano Valdés) à partir de 1917 ou Pepita (la femme de Marco Robles) à partir de 1966. Il en va de même avec le Croissant Rouge égyptien, de Jihane Sadate à Suzanne Moubarak. Au Cambodge, encore, la Croix-Rouge met en place une sorte d’alternance politique sous la présidence de Norodom Marie Ranariddh à partir de 1994 puis de Bun Rany Hun Sen de 1998 à 2006 : la première est en effet la femme du leader royaliste du FUNCINPEC (Front Uni National pour un Cambodge Indépendant, Neutre, Pacifique et Coopératif), devenu Premier Ministre en 1993 puis Président de l’Assemblée Nationale en 1998, tandis que la seconde est l’épouse du chef communiste du gouvernement, à la tête du PPC (Parti du Peuple Cambodgien). Dans une autre version, enfin, c’est la veuve du premier président du Mozambique indépendant, Janet Mondlane, qui prend les rênes de la Croix-Rouge locale comme secrétaire générale en 1987.
 
-Contrôlées par leurs gouvernements respectifs et souvent liées à des régimes autoritaires, nombre de sociétés nationales se révèlent donc peu démocratiques. D’après une enquête citée par Allan Rosas à propos de 29 Croix Rouges, les pouvoirs publics nomment ou approuvent la nomination de leurs présidents dans un quart des cas. Il faut dire que les règles internes au mouvement ne sont pas très contraignantes en la matière. Lors du Conseil de ses Gouverneurs réuni à Oxford en 1946, la Ligue des Croix Rouges tente d’imposer le principe d’une majorité de membres élus pour contrebalancer le poids des représentants gouvernementaux dans les conseils d’administration des sociétés nationales. Mais la diversité des organisations pénalise les efforts d’homogénéisation. Si la plupart des sociétés nationales sont constituées en associations de droit privé, certaines adoptent des statuts hybrides, à l’instar de la Croix-Rouge finlandaise qui, après une réforme de 1950, devient par décret une sorte de corporation publique en partie assujettie au droit administratif. Inspiré de la législation française sur les associations, le modèle organisationnel préconisé par la FICR s’avère peu adapté et est finalement remplacé par un nouveau code en l’an 2000. En attendant, les directions des sociétés nationales ne sont pas tenues d’être élues et de répondre aux vœux des volontaires. Malgré la tentative de développer des statuts types lors de réunions du Conseil des gouverneurs de la Ligue des Croix Rouges à Toronto en 1952 et à Mexico en 1971, leur organisation administrative n’est pas uniforme et atteste de situations très contrastées suivant les cas.
 
-Certes, il serait abusif de réduire systématiquement toutes les sociétés nationales à de simples officines gouvernementales. A l’occasion, elles entretiennent parfois de mauvaises relations avec les pouvoirs publics. Au Vietnam du Sud, la Croix-Rouge est ainsi dans le collimateur du gouvernement de Ngô Dinh Diêm car elle proteste contre les arrestations arbitraires et demande la libération des détenus internés sans jugement. Après lui avoir coupé ses subventions et interdit de procéder à sa collecte de fonds annuelle, la dictature oblige alors l’organisation à remettre aux municipalités le réseau de dispensaires dont elle assurait le fonctionnement. A la suite d’une mutinerie à Saigon en novembre 1960, son président, son secrétaire général et un membre de son comité central sont finalement arrêtés, emprisonnés pendant quelques mois et poussés à la démission pour être remplacés par des dirigeants plus serviles. Au Brésil, encore, le conseil d’administration de la Croix-Rouge, qui siège à Rio de Janeiro et non dans la capitale à Brasilia, est suspendu par la junte militaire de décembre 1968 à novembre 1971. Pour sa part, le président de la Croix-Rouge bolivienne, le Docteur Celso Rossell Santa Cruz, intente devant la Cour suprême une procédure pour annuler un décret du 24 janvier 1968 qui prive l’organisation des revenus de la loterie nationale et qui place ses crèches, dispensaires et foyers sous la coupe du ministère de la Santé. Laïc, le conseil d’administration du Croissant rouge soudanais, enfin, est dissous après l’arrivée au pouvoir d’une junte militaire islamiste en juin 1989. Il arrive par ailleurs que des sociétés nationales jouissent d’une relative indépendance financière et parviennent à s’affranchir des subventions gouvernementales. Au sein du mouvement, par exemple, la Croix-Rouge américaine est une de celles qui a le plus développé la collecte de fonds auprès des particuliers, des fondations privées et des entreprises. Dans les années 1950, son président, Ellsworth Bunker, prétendait même que l’organisation n’avait jamais reçu de subventions publiques pour venir au secours des victimes de catastrophes naturelles. Dans un autre cas de figure, c’est l’Etat qui a réduit ses financements suite à un scandale, à l’instar du Canada, où la proportion de fonds gouvernementaux dans le budget de la Croix-Rouge est tombée de 87% en 1989 à 67% en 1994 et 58% en 2004…
 
-Dans la très grande majorité des cas, cependant, les sociétés nationales travaillent en bonne entente avec leurs autorités de tutelle, dont elles relaient les préoccupations sanitaires. Dans les pays démocratiques, notamment, elles assurent des fonctions quasi-gouvernementales : la gestion de la banque du sang et l’organisation de la défense passive aux Etats-Unis ; la coopération internationale en Norvège, dont la Croix-Rouge est la principale récipiendaire des secours fournis par l’Etat en cas de crise humanitaire. Bien souvent, les sociétés nationales sont d’ailleurs administrées par des fonctionnaires ou des militaires à la retraite sous la présidence d’anciens ministres de la santé ou des affaires sociales, à l’instar de Fredy Mayer en Autriche, de Jean-François Mattéi en France, de Karl Kennel en Suisse, de Leendert Cornelis « Elco » Brinkman en Hollande ou de Sushila Nayyar en Inde. Parmi les présidents qui se succèdent à la tête de la Croix-Rouge d’Allemagne de l’Ouest, on recense par exemple un ancien ministre des Finances du land de Westphalie Nord, le Dr. Heinrich Weitz, de 1952 à 1961, des secrétaires d’Etat avec Hans Ritter von Lex de 1961 à 1967 puis Walter Bargatzky de 1967 à 1982, et une figure du parti démocrate chrétien CDU (Christlich Demokratische Union), Botho Prinz zu Sayn-Wittgenstein-Hohenstein, de 1982 à 1994. Après la chute du mur de Berlin, la Croix-Rouge de l’Allemagne réunifie est ensuite présidée à partir de 1994 par un recteur d’université, Knut Ipsen, puis à partir de 2003 par un ancien ministre de l’Intérieur de la CDU, Rudolf Seiters.
 
-Il arrive même que des sociétés nationales soient directement dirigées par des membres de l’exécutif. Créée sous la forme d’une section locale de la BRCS (British Red Cross Society) en avril 1945, devenue indépendante en septembre 1960 et reconnue par le CICR en juin 1961, la Croix-Rouge du Nigeria, par exemple, est d’abord dirigée par un premier ministre en exercice, Abubakar Tafawa Balewa (1912-1966). De même, son homologue de Malaisie est présidée à partir de 1972 par le chef du gouvernement depuis 1970, Tun Abdul Razak (1922-1976), avant de devenir un Croissant Rouge en vertu d’une loi du 21 mai 1975. L’IRCS (Indian Red Cross Society) est quant à elle dirigée par un secrétaire général et parrainée par les présidents de la République en exercice. Dans les années 1980, elle est en l’occurrence présidée par des chefs de l’Etat, Muhammad Hidayatullah (1905–1992) et Ramaswamy Venkataraman (1910-2009), au pouvoir, respectivement, en 1969 et de 1987 à 1992. A l’époque, les instances de l’IRCS sont largement contrôlées par des hauts fonctionnaires juqu’à ce qu’une réforme de 1994 prévoit l’élection par les branches régionales de douze des dix-huit membres du conseil d’administration de l’organisation…
 
-La Croix-Rouge américaine présente un véritable cas d’école en la matière. Présidée par William Howard Taft (1857-1930) à partir de 1906, Henry « Harry » Pomeroy Davison (1867-1922) à partir de 1917, Livingston Farrand (1867-1939) à partir de 1919, John Barton Payne (1855-1935) à partir de 1921, Cary Grayson (1878-1938) à partir de 1935, Norman Davis (1878-1944) à partir de 1938, Basil O’Connor (1892-1972) à partir de 1944, George Catlett Marshall (1880-1959) à partir de 1949, Roland Harriman (1895-1978) à partir de 1950, Ellsworth Bunker (1894-1984) à partir de 1954, Alfred Gruenther (1899-1983) à partir de 1957, James Collins (1905-1989) à partir de 1964, George McKee Elsey (1918-) à partir de 1970, Frank Stanton (1908-2006) à partir de 1973, Jerome « Brud » Holland (1916-1985) à partir de 1979, Richard Schubert (1937-) à partir de 1983, George Moody (1930-2005) à partir de 1985, Elizabeth Dole (1936-) à partir de 1991, Norman Augustine (1935-) à partir de 1992, Bernadine Healy (1944-) à partir de 1999, David McLaughlin (1932-2004) à partir de 2001, Marsha « Marty » Johnson Evans (1947-) à partir de 2002, Bonnie McElveen-Hunter (1950-) à partir de 2004, Mark Everson en 2007 et Mary Elcano à partir de 2008, elle a toujours été particulièrement proche de la Maison Blanche. Statutairement, le chef de l’Etat en est le président d’honneur depuis 1913 et nomme le chairman de son conseil d’administration depuis 1905. Résultat, la Croix-Rouge américaine est souvent dirigée par des politiques ou des militaires. Professeur à l’Université du Colorado, Livingston Farrand est sans doute un des seuls présidents de l’institution à ne pas avoir eu de responsabilités au gouvernement. Ses prédécesseurs et successeurs, eux, appartiennent tous à l’un des deux grands partis du pays. A partir d’octobre 1915, William Howard Taft est un ancien président républicain des Etats-Unis de 1909 à 1913 ; de mai 1917 à février 1919, Henry Davison est un banquier chargé de réunir des fonds pour soutenir l’effort de guerre du président démocrate Woodrow Wilson ; d’octobre 1921 jusqu’à sa mort à cause d’une pneumonie en janvier 1935, John Barton Payne est un juge démocrate, ministre de l’Intérieur en 1920 ; son successeur, le contre-amiral Cary Grayson, est un ami et docteur personnel du président démocrate Franklin Roosevelt ; à partir de février 1938 et pendant quasiment toute la durée du conflit contre l’Allemagne nazie, Norman Davis est un diplomate démocrate ; à partir de juillet 1944, Basil O’Connor est un avocat démocrate qui a été directeur de cabinet de l’administration Franklin Roosevelt et qui, en 1921, a fondé avec ce dernier une organisation de lutte contre la poliomyélite, la Georgia Warm Springs Foundation, avant de prendre la direction en 1932 d’une institution paragouvernementale, la Fo ndation nationale pour les enfants paralytiques ; à partir d’octobre 1949, encore, George Catlett Marshall est un général démocrate qui a été le chef d’état-major de l’armée américaine de 1939 à 1945 puis le ministre des Affaires étrangères de Harry Truman en 1947-1948 avant de prendre le portefeuille de la Défense au début de la guerre de Corée en 1950. Après la Seconde Guerre mondiale, diplomates et militaires continuent de présider aux destinées de la Croix-Rouge américaine. A partir de 1954, Ellsworth Bunker est un ambassadeur qui, après avoir été en poste en Argentine, en Italie puis en Inde, démissionne de l’ARC en 1956 pour reprendre sa carrière diplomatique au Vietnam du Sud de 1967 jusqu’au retrait des troupes américaines en 1973. Premier Noir à la tête de la Croix-Rouge américaine, de 1979 à 1985, le Docteur Jerome Holland, lui, est un ancien ambassadeur en Suède en 1970 ; un de ses lointains successeurs à partir de 2004, Bonnie McElveen-Hunter, un ambassadeur en Finlande de 2001 à 2003. Les militaires ne sont pas en reste. A la tête de la Croix-Rouge américaine, on trouve : de 1957 à 1964, le général Alfred Gruenther, un chef d’état major du commandement des troupes alliées en Europe en 1951 ; de 1964 à 1970, le général James Collins, un vétéran de la guerre de Corée en 1950-1953 ; de 1970 à 1982, George McKee Elsey, un responsable des services de renseignement du président Franklin Roosevelt pendant la Seconde Guerre mondiale ; et de 2002 à 2005, Marsha Johnson Evans, une des premières femmes à accéder au rang de contre-amiral en 1997. Les autres présidents de l’institution ont quant à eux des parcours politiques assez marqués. Directeur de la chaîne de télévision CBS (Columbia Broadcasting System), Frank Stanton (de 1973 à 1979) organise les débats entre John Kennedy et Richard Nixon aux élections présidentielles de 1960 ; Richard Schubert (de 1983 à 1989) est un sous-secrétaire d’Etat du Travail de l’administration Richard Nixon en 1973 ; Bernadine Healy (de 1999 à 2001) est une cardiologue républicaine qui postule à un poste de sénateur dans l’Ohio ; Elizabeth Dole (de 1991 à 1999) est une ministre des Transports puis du Travail des administrations républicaines de Ronald Reagan en 1983 puis George Bush en 1989 : femme d’un candidat malheureux aux présidentielles de 1996, le sénateur Robert Dole, elle se retire d’ailleurs d’elle-même de la Croix-Rouge américaine pour satisfaire ses ambitions de conquête du pouvoir à la Maison Blanche.
 
-Ainsi, de par leur composition et leur mode de fonctionnement, les sociétés nationales ne peuvent guère s’affranchir des contraintes de politique intérieure. Certes, elles tentent parfois de secourir les victimes de tous les camps en lice dans les conflits à l’étranger où les militaires de leur pays n’interviennent pas. Mais elles privilégient naturellement leurs propres troupes dans le cas où leur Etat de siège est lui-même en guerre, notamment sur son territoire. Elles posent donc des problèmes de loyauté à l’égard de la FICR ou du CICR. Leurs représentants à Genève, constate par exemple Donald Tansley, rendent d’abord des comptes à leur organisation au lieu de servir en priorité les intérêts supérieurs de la Ligue des Croix Rouges. Sur le terrain, en outre, les sociétés nationales s’avèrent incapables de résister aux tensions politiques et communautaires. Malgré la révision de ses statuts en avril 2004, la structure unitaire de la Croix-Rouge de Belgique est ainsi mise à rude épreuve par les rivalités entre Flamands et Wallons lors de la crise gouvernementale qui suit les élections de juin 2007. En effet, chaque branche linguistique dispose de sa propre comptabilité et direction, à défaut d’avoir une personnalité juridique distincte. Concrètement, les Conseils communautaires décident des financements, approuvent les budgets et fixent les orientations de l’organisation. Aussi les querelles au niveau national perturbent-elles une Croix-Rouge fragilisée par les pressions des Flamands qui veulent diminuer les transferts financiers entre ses ailes néerlandophone et francophone.
 
-Les situations de guerre civile tendent évidemment à exacerber les tensions internes aux sociétés nationales : parfois jusqu’à l’implosion. A l’occasion, on a certes pu observer le processus inverse en cas de réunification, comme en Yougoslavie en 1946, au Vietnam en 1975 et en Allemagne en 1991, ou de fusion, à l’instar des Croissants Rouges de Syrie et d’Egypte, brièvement intégrés sous la présidence de Hussein El Shaféi dans le cadre de la République arabe unie en 1959. Créée en octobre 1957 à partir d’une section locale de la BRCS (British Red Cross Society), la Croix-Rouge de la Fédération de Malaya a par exemple absorbé les comités de Sarawak et Sabah lorsque ces deux régions de l'île de Bornéo ont rejoint la Malaisie péninsulaire six ans plus tard, donnant naissance à une nouvelle organisation reconnue par le CICR en juillet 1963. En revanche, le comité de Singapour a fait sécession en août 1965 quand la cité-Etat s’est affranchie de la tutelle de Kuala Lumpur. En avril 1973, il a alors constitué sa propre société nationale, reconnue par le CICR cinq mois après. D’une manière générale, les Croix Rouges n’ont pas non plus échappé aux partitions qui ont résulté des confrontations de la guerre froide en Allemagne en 1948, en Chine et à Taiwan en 1949, en Corée en 1950 ou au Vietnam en 1954. Le cas de la Croix-Rouge allemande, la DRK (Deutsches Rotes Kreuz), est significatif à cet égard. Après avoir fusionné ses comités régionaux sous l’égide d’une organisation unique à Berlin en janvier 1921, elle connaît une situation inverse au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Purgée par les Alliés et présidée par la princesse Marguerite, née anglaise et mariée au prince Ludwig de Hesse, elle est en effet décentralisée de facto par les autorités d’occupation, qui, jusqu’en août 1946, lui interdisent de communiquer d’une province à l’autre et de convoyer des vivres entre les quatre zones britannique, américaine, française et soviétique. Conjuguées aux obstacles administratifs, la guerre froide et la division du pays en deux blocs achèvent bientôt de démanteler l’organisation. Liquidée par les Soviétiques dès octobre 1945, interdite par les Français de janvier 1946 à avril 1947, la DRK cesse d’exister en tant que telle. Du côté américain, une Croix-Rouge d’Allemagne de l’Ouest se constitue sous l’égide d’Otto Gessler à Coblence le 4 février 1950 et est reconnue par le CICR le 26 juin 1952. Du côté soviétique, une organisation équivalente apparaît le 26 février 1951 avec la formation d’une République démocratique allemande à l’Est. Reconnue par son gouvernement en octobre 1952 puis par le CICR en octobre 1954, elle sera présidée par des professeurs de médecine, à savoir Werner Ludwig de 1952 à 1981, Siegfried Akkermann de 1981 à 1987, Gerhard Rehwald de 1987 à 1989 et Christoph Brückner en 1990, avant d’être réunifiée à son homologue ouest-allemande. Sur la base de statuts révisés en juin 1970, celle-ci reformatera alors l’ensemble de son organisation en novembre 1990, de manière à accueillir les comités de l’Est.
 
-Bien souvent, les déchirements des guerres civiles aboutissent en fait à un éclatement complet des sociétés nationales. Présidée jusqu’en 1991 par Alexandra Issa El-Khoury, qui a succédé à sa mère la marquise Moussa de Freige en 1964, la Croix-Rouge libanaise déplore ainsi la sécession de sa section régionale du Chouf, qui constitue une éphémère société de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge en 1989. De même, après l’invasion vietnamienne de 1979, la Croix-Rouge cambodgienne éclate en quatre factions khmer rouge, royaliste, républicaine et gouvernementale. Il faut attendre la fin de la guerre pour qu’elle se reconstitue en février 1992 sous l’égide d’un seul comité central et qu’elle adopte en avril 1994 des statuts qui, révisés en juin 2000 et confirmés par un décret royal de mai 2002, assurent la continuité juridique de l’organisation depuis sa création en février 1955. A partir de 1991, la fragmentation de la Yougoslavie est particulièrement significative de ce point de vue. En effet, la Croix-Rouge y implose littéralement. Héritière de la Croix-Rouge du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, créée en 1923 et connue depuis 1929 sous le nom de Croix-Rouge du Royaume de Yougoslavie, elle avait d’abord été réorganisée sur une base fédérale en 1946 en intégrant les sociétés nationales du Monténégro, de la Serbie et de la Macédoine, respectivement fondées en 1875, 1876 et 1945. Présidée par un Croate, le Dr. Pavle Gregori? dans les années 1960, une Serbe, Olga Miloševi? au début des années 1980, un Monténégrin, le Dr. Branislav Pesi? à la fin de la décennie, et un Bosniaque membre du gouvernement de Bosnie-Herzégovine, le Dr. Miljenko Brki? en 1991, elle couvrait l’ensemble du pays. Mais elle ne devait pas résister à la montée en force des nationalismes après l’arrivée au pouvoir de Slobodan Miloševi? en 1989. Avec l’effondrement du régime de parti unique, relate Iolanda Jaquemet dans la dernière livraison du magazine Croix-Rouge Croissant-Rouge de l’année 1998, elle perd notamment son statut d’association d’utilité publique et les privilèges qui lui sont liés en matière d’exemptions fiscales, de monopoles des premiers secours et de revenus tirés de la loterie nationale ou des billets de spectacles. A l’exception de la Slovénie, où elle parvient à développer sa collecte de fonds auprès des particuliers, elle devient donc tributaire des édiles municipaux qui paient ses salaires et qui en profitent parfois pour écarter les employés de la communauté « adverse ». En 1991, par exemple, le Parlement de Serbie suspend la Croix-Rouge du Kosovo et renvoie son personnel local alors que la population de la province est majoritairement albanaise. Dans l’ouest du pays, les sections slovène et croate font quant à elles sécession et sont reconnues par le CICR comme des sociétés nationales à part entière le 25 août 1993. Sur le terrain, les tensions ethniques restent fortes. Deux branches de la Croix-Rouge coexistent pendant un temps en Slavonie orientale, dernière région à revenir sous le contrôle de Zagreb en janvier 1998 : l’une représente les Serbes restés sur place ; l’autre, les Croates revenus d’exil. En Bosnie-Herzégovine, encore, se développent trois entités pour chacune des parties en lice. Dans les quartiers de Mostar, Prozor, Jablanica et Vitez aux mains des Croates ou des Bosniaques musulmans, les sections locales de la Croix-Rouge fonctionnent de manière totalement indépendante et n’entretiennent plus de relations avec le côté serbe. Suite aux accords de paix de Dayton en novembre 1995, la « Croix-Rouge de la Fédération de Bosnie-Herzégovine » qui se constitue en octobre 1997 rassemble seulement les structures croato-musulmanes avant de réussir à rallier leurs équivalents serbes au sein d’un ensemble unique en décembre 2000. Présidée depuis 1995 par Radovan Mijanovi?, la Croix-Rouge yougoslave continue quant à elle de perdre du terrain avec l’indépendance du Monténégro et du Kosovo en juin 2006 puis février 2008.
 
-De tels processus conduisent évidemment à s’interroger sur la fiabilité d’organisations qui s’avèrent incapables de s’affranchir des contraintes de politique intérieure et de résister à des tensions de type ethnique, national, religieux ou idéologique. Pour le CICR, les sociétés nationales posent finalement trois principaux problèmes : l’inefficacité ; la militarisation ; et les discriminations qui enfreignent le droit humanitaire et les vœux d’impartialité du mouvement de la Croix-Rouge. Sur le plan opérationnel, pour commencer, certaines des organisations reconnues par le Comité de Genève peuvent en effet être déficientes. Soit elles sont structurellement inactives et n’ont pas les moyens de monter le moindre programme de secours. Soit elles tardent à réagir, à l’instar de l’American Red Cross, qui n’est pas immédiatement présente sur les lieux au moment des attaques contre les tours du World Trade Centre à New York le 11 septembre 2001, et dont la présidente doit démissionner le mois suivant après s’être attirée l’hostilité d’une partie du personnel en licenciant les responsables du département des urgences. Soit, encore, elles mènent des opérations dont elles ne mesurent pas toujours les inconvénients, à l’image de la Croix-Rouge britannique qui, ignorante des risques de cancer liés au tabagisme, distribue du tabac et des cigarettes aux soldats convalescents pendant la Seconde Guerre mondiale. Soit, aussi, elles engagent des actions qui n’aboutissent pas. Connu depuis 1935 sous le nom de Türkiye Kizilay Derne?i, le Croissant Rouge turc est par exemple très critiqué lors des deux tremblements de terre qui ravagent le nord-ouest du pays en 1999 ; ses insuffisances l’obligent d’ailleurs à se moderniser sous l’égide d’un nouveau président, Tekin Kücükali, qui succède à des notables comme Ali Rana Tarhan dans les années 1950 ou Riza Cerçel au début des années 1970. Soit, enfin, les opérations des sociétés nationales provoquent des dégâts collatéraux indésirables. Pour reloger les familles Roms sinistrées à la suite d’inondations en 2010, la Croix-Rouge hongroise relance ainsi un conflit local en achetant des maisons au cœur d’un village contesté, Gyöngyöspata, où sévit la milice du Jobik, un parti d’extrême droite engagé dans la lutte « contre la criminalité tzigane ».
 
-Le domaine de la gestion des dons du sang est un de ceux qui a le plus souvent provoqué des scandales au sein du mouvement de la Croix-Rouge. En effet, un grand nombre de sociétés nationales gèrent les stocks ou supervisent les services de transfusions sanguines de leur pays, à l’instar du Salvador depuis 1944, des Etats-Unis depuis 1948, du Japon depuis 1952, de la Pologne depuis 1964, de la Colombie depuis 1966, de l’Ethiopie depuis 1969, de la Suisse entre 1949 et 1999 ou du Canada entre 1947 et 1998. La Croix-Rouge de Belgique réalise ainsi près de 95% des collectes de sang effectuées dans le royaume. Son homologue canadienne a pu compter jusqu’à un million de donneurs chaque année, tandis que la Croix-Rouge américaine alimentait pour moitié la banque du sang aux Etats-Unis. Dans les pays en développement, les sociétés nationales sont également impliquées à des degrés divers dans la gestion des stocks de plasma. En Jordanie, par exemple, le Croissant Rouge est présidé à partir de 1993 par un ancien directeur de la banque du sang du royaume, le Docteur Muhammad al-Hadid. Dans le cadre de la loi n°7719 de 1997, qui exclut le secteur privé, la PNRC (Philippines National Red Cross) jouit pour sa part d’un monopole sur la revente et la commercialisation des dons du sang, qui constituent une part non négligeable de ses revenus, en l’occurrence sous la tutelle du ministère de la santé. De telles situations se prêtent d’ailleurs aux controverses : en 2003, la presse burundaise reprochait à la Croix-Rouge locale de vendre aux malades le sang donné gratuitement par des volontaires. L’ARC (American Red Cross) a quant à elle été accusée de remettre en circulation du sang contaminé. De fait, elle s’est endettée, a sous-payé ses employés et a négligé de contrôler la qualité de ses stocks afin de vendre le sang collecté à des prix inférieurs au marché. Résultat, elle n’a pas ou peu vérifié les dossiers médicaux et la traçabilité des donateurs éventuellement contaminés. Après huit années d’enquêtes et de vaines recommandations, les services d’inspection sanitaire de la FDA (Food and Drug Administration) ont alors fini par entamer en 1993 une procédure en justice contre les manquements de la Croix-Rouge américaine. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Des problèmes de pureté du sang ont de nouveau été observés à l’occasion de collectes pour les victimes des attaques contre les tours du World Trade Centre à New York en septembre 2001, puis de l’Ouragan Katrina à La Nouvelle Orléans en août 2005. Malgré l’afflux de volontaires, la Croix-Rouge américaine s’est d’abord entêtée à solliciter des dons du sang et s’est vite retrouvée avec des stocks excédentaires qu’elle a dû liquider aussitôt périmés, au bout de 42 jours. Parce qu’elle continuait de violer les règles sanitaires en vigueur, notamment dans un centre de collecte du sang inspecté par la FDA à Salt Lake City, elle a ensuite été condamnée fin 2001 à payer une astreinte de $10 000 par jour si elle ne remédiait pas immédiatement à ses mauvaises pratiques. Suite à un autre constat d’infraction réalisé par la FDA dans un centre de prélèvement de l’Etat de New York, enfin, les autorités ont sanctionné la Croix-Rouge américaine avec une amende de 5,7 millions de dollars en novembre 2006.
 
-Au sein du mouvement de la Croix-Rouge, la CRCS (Canadian Red Cross Society) a sans doute été une des plus touchées par un scandale lié à la gestion des transfusions sanguines. A l’instar de son homologue américaine, elle s’est révélée négligente et a poursuivi une activité déficitaire avec des volontaires pas toujours professionnels. Prévenue des risques de contamination du sida dès décembre 1982, elle n’a commencé à tester le sang de ses donateurs qu’en novembre 1985. Pour éviter les pénuries, elle a alors refusé d’écarter les donneurs à risque élevé et a continué d’importer du plasma prélevé dans les prisons américaines ou dans des foyers homosexuels comme San Francisco. Par souci d’économie, encore, elle a voulu écouler les stocks de produits contaminés, a tardé à mettre en place des mécanismes de détection du sida et n’a pas souhaité utiliser les tests susceptibles d’éliminer les cas d'hépatite C. Bien que l’organisation n’ait pas été la seule responsable du problème, elle a ainsi contribué à la contamination d’environ 2 000 personnes par le sida entre 1980 et 1985 et de 30 000 autres par l'hépatite C entre 1980 et 1999. Une fois constatée l'ampleur de la tragédie, elle a décidé de ne pas contacter les personnes infectées, dont 8 000 risquaient de mourir des suites des maladies contractées au cours de transfusions sanguines. Au lieu de leur offrir un traitement, la Croix-Rouge canadienne a au contraire détruit les documents compromettants qui auraient permis de les identifier pour éviter la transmission des virus. De plus, elle s’est entendue avec les ministres de la santé provinciaux afin de rejeter les demandes de compensation des victimes. Présidée par Janet Davidson à partir de 1995 et dirigée par Pierre Duplessis à partir de 1997, elle a plutôt essayé de conserver ses prérogatives et de protéger ses responsables au moment où démarrait une des plus longues sagas juridiques du pays. Jusqu’à ce que les autorités fédérales reprennent les choses en mains en juillet 1997 et transfèrent la gestion des transfusions sanguines à deux agences parapubliques, la Société canadienne du sang et Héma-Québec, en septembre 1998, la CRCS a en l’occurrence freiné les investigations du juge Horace Krever, dont la Commission d’enquête publique a travaillé pendant quatre ans avant de publier son rapport final en novembre 1997. Croulant sous le poids des poursuites judiciaires, l’institution s’est en effet retrouvée au bord de la faillite avec un budget qui, amputé de nombreuses subventions gouvernementales, chutait de 462 millions de dollars canadiens en 1994 à 252 en 2004. Résultat, elle a voulu éviter d’avoir à payer des indemnités, quitte à entraver le cours de la justice. Venu de l’industrie pharmaceutique, le président de la CRCS à la fin des années 1980, Alan Watson, ne devait d’ailleurs pas être inquiété. Seul le directeur de l’époque, le Docteur Roger Perrault, en poste de 1974 à 1986, a fait l’objet en février 2006 de poursuites judiciaires pour négligence criminelle. Sinon, la Croix-Rouge canadienne a surtout cherché à se soustraire à des enquêtes qui ont coûté près de 10 milliards de dollars au contribuable. Il a fallu attendre mai 2005 pour qu’elle plaide coupable devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario et que son secrétaire général, le Docteur Pierre Duplessis, accepte enfin de présenter des excuses officielles aux victimes. En fait de dédommagements, elle a tout juste consenti depuis lors à consacrer une partie des revenus de ses activités transfusionnelles (à hauteur de 1,5 million de dollars) au financement de recherches sur les erreurs médicales et de bourses d’études pour les enfants des familles concernées.
 
-Malheureusement, les mauvaises performances opérationnelles ne sont pas le seul problème que les sociétés nationales posent au CICR. Qu’elles évoluent dans des régimes démocratiques ou autoritaires, les Croix Rouges se heurtent en effet à des limites structurelles qui restreignent d’autant leur capacité d’action humanitaire, en particulier lorsque leur gouvernement est en état de guerre et qu’elles sont incorporées dans l’armée avec interdiction de porter secours à « l’ennemi ». De fait, elles participent activement aux efforts de mobilisation de leur pays en cas de conflit. Déjà évoqué dans la chronologie historique du CICR avant 1914, ce dernier volet de l’analyse est étudié plus longuement dans la partie consacrée aux relations du mouvement avec les forces militaires. En attendant, notons simplement que l’embrigadement des sociétés nationales ne résulte pas seulement des Etats mais aussi des mouvements de lutte armée. Fondé en 1969, reconnu par le CICR en 2006 et présidé de 1978 à 2004 par le Docteur Fathi, frère cadet de Yasser Arafat, le Croissant Rouge palestinien est ainsi la branche « humanitaire » de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) et, plus précisément, de sa composante militaire, le Fatah. A ce titre, il soutient officiellement la lutte contre Israël et ne cherche pas à se démarquer d’actions qui relèvent du terrorisme. Après la signature des accords d’Oslo et la création d’un semblant d’Etat palestinien dans les territoires occupés en 1994, il participe certes à l’établissement d’un ministère de la Santé et déménage en 1996 son siège de Jericho vers al-Bireh afin de se rapprocher de la capitale administrative Ramallah. Mais il est également utilisé à des fins militaires par des combattants de la deuxième Intifada. Selon les autorités israéliennes, il sert de couverture à des terroristes (dont la première femme kamikaze palestinienne) pour franchir des check-points de l’armée à Jérusalem et Nablus en février 2002. Des explosifs sont retrouvés dans une de ses ambulances et des combattants investissent un bâtiment de la PRCS (Palestine Red Crescent Society) près de Ramallah pour tirer sur des soldats israéliens. Malgré les dénégations du CICR, qui déplore les abus de l’emblème, neuf responsables du Croissant Rouge palestinien sont alors détenus brièvement par les forces de sécurité israéliennes le 3 avril 2002, dont Younis al-Khatib, le successeur de Fathi Arafat à la présidence de l’organisation. Les ambulanciers de la PRCS sont en l’occurrence accusés de transporter volontairement des terroristes. Malgré la signature d’un accord de coopération avec son homologue juif de la société du « Bouclier de David Rouge » (Maguen David Adom) en décembre 2000, le Croissant Rouge palestinien continue en conséquence d’éveiller la suspicion des autorités d’occupation. Aux points de passage des lignes de front, l’armée israélienne fouille systématiquement ses convois, en bloque certains et va jusqu’à confisquer des véhicules ou utiliser des volontaires de l’organisation comme boucliers humains pour mater la résistance armée dans les territoires.
 
-Autre aspect important, la participation des sociétés de la Croix-Rouge à des entreprises militaires ne se limite pas à la seule défense du territoire national. Pour des raisons de proximité politique, idéologique, géographique, ethnique ou religieuse, il arrive aussi que des organisations agréées par le CICR prennent parti pour un camp dans des conflits à l’étranger, quitte à relayer leurs efforts de propagande ou à faciliter leur approvisionnement en armes. Plusieurs cas de figure existent. Tout d’abord, les emblèmes du mouvement sont parfois utilisés abusivement par les belligérants pour convoyer des troupes ou des armes sans l’assentiment des sociétés nationales. Dans un article du magazine belge Télémoustique le 30 novembre 1994, un observateur militaire de l’ONU en Bosnie, Jan Segers, explique ainsi avoir vu un hélicoptère peint d’une croix rouge débarquer des caisses de munitions pour les combattants musulmans du général Atif Dudakovic à Cazin en 1994. Pour autant, son témoignage n’implique pas de sociétés nationales en particulier. Dans un autre cas de figure, cependant, des organisations membres du mouvement de la Croix-Rouge choisissent en toute connaissance de cause de fermer les yeux sur le développement d’activités militaires qu’elles ne maîtrisent pas au sein de leur logistique. En février 2001, la société tanzanienne est par exemple accusée par la presse burundaise d’approvisionner en armes les bases arrières des combattants de Jean Bosco Ndayikengurukiye et Cossan Kabura dans la région frontalière de Kigoma, à savoir les Forces pour la défense de la démocratie et les hommes du Parti pour la libération du peuple hutu. Dernier cas de figure, enfin, des organisations de la Croix-Rouge peuvent délibérément soutenir des guérillas ou des armées gouvernementales alliées.
 
-L’engagement de certains Croissants Rouges en faveur de mouvements de libération arabes ou islamiques est assez connu à cet égard. La société égyptienne le montre à sa manière. Présidée à la fin des années 1970 par Mahmoud Mahfouz, un ministre de la Santé du gouvernement Anouar el-Sadate au moment de la guerre du Yom Kippour en 1973, elle ne cache pas ses sympathies pour les Palestiniens en lutte contre Israël. Son représentant en France à la fin des années 1960, Mahmoud Hamchari, soutient ouvertement la cause. L’Afghanistan constitue un autre terrain de prédilection pour les secouristes militants, cette fois des brigadistes de l’Internationale islamiste. Sous prétexte d’envoyer des médicaments, le Croissant Rouge iranien, qui avait soutenu les Bosniaques musulmans en 1995 et 1996, est par exemple suspecté de convoyer du matériel militaire pour l’opposition chiite au régime des talibans en 1997. A en croire Millard Burr et Robert Collins, le Croissant rouge saoudien finance pour sa part la résistance afghane contre l’Armée rouge entre 1984 et 1992, à hauteur d’une centaine de million de riyals par an, soit 27 millions de dollars. A la frontière dans le camp de réfugiés de Kachagari au Pakistan, il soutient notamment un Palestinien, le Docteur Abdullah Yusuf Azzam, qui pose les bases du mouvement terroriste d’Ousama ben Laden, al-Qaida, avant de mourir au combat en 1989 et d’être remplacé par Wael Hamza Julaidan à la tête du Bureau d’aide aux moudjahidine, le MAK (Maktab al-Khadamat al-Mujahidin al-Arab). A l’intérieur du pays, la SARCS (Saudi Arabian Red Crescent Society) facilite également le transport d’armes livrées par la CIA (Central Intelligence Agency) et distribuées aux combattants afghans par les services secrets pakistanais de l’IIS (Inter-Intelligence Service). A partir de 1985, ses opérations sont dirigées depuis Peshawar par le Docteur Ayman Muhammad Rabie al-Zawahiri, un membre du Jihad égyptien, et Wael Hamza Julaidan, un proche d’Ousama ben Laden. Le premier avait déjà travaillé brièvement pour la SARCS au Pakistan en 1980 et 1981 avant d’être condamné à trois ans de prison au Caire, pour possession illégale d’armes à feu, et de partir en exil au Soudan, où, à partir de 1991, il reprend du service pour le Croissant Rouge koweitien afin de pouvoir aller en Europe et aux Etats-Unis collecter des fonds et financer des attentats. Connu sous le nom de guerre d’Abu Hasan al-Madani, le second participe quant à lui à l’établissement d’al-Qaida à Peshawar en 1988. Après les attentats contre les tours du World Trade Center à New York en septembre 2001, les autorités pakistanaises se décident finalement à expulser des employés de la SARCS. Le Croissant rouge saoudien est en effet sur la sellette depuis que les casques bleus de la Mission des Nations Unies au Kosovo ont fouillé ses bureaux de Pristina en avril 2000 et y trouvé des documents le liant à al-Qaida et à Wael Hamza Julaidan, entre-temps devenu le secrétaire général du Rabita Trust au Pakistan. En Afghanistan, le débarquement de troupes américaines ne met cependant pas un terme aux dérives observées. Sur place, le croissant Rouge afghan est en effet amené à intégrer des seigneurs de guerre djihadistes comme Qara Beg Izadyar, son secrétaire général, qui s’en sert de tremplin politique pour se présenter aux élections de 2009. Celui-ci, relate Conor Foley, n’est certainement pas au fait du droit humanitaire et, en 2003, il envoie ses hommes molester et couper l’eau des occupants d’un camp de réfugiés tout juste rapatriés en Afghanistan.
 
-De fait, les sociétés nationales ne sont pas imperméables aux idéologies qui prônent la violence au nom de causes « justes ». Les Croissants Rouges, en particulier, ne sont pas restés insensibles aux fondamentalismes islamistes. Encore récemment, relevait le rapport des sénateurs Jean-Pierre Chevènement et Gérard Larcher, le Croissant Rouge qatari a par exemple été suspecté de financer les insurgés du MUJAO (Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest) à Gao dans le Nord du Mali en 2012. Venu collecter des fonds aux Etats-Unis en 1995, un représentant du Croissant Rouge koweïtien, Ayman al-Zawahiri, était quant à lui le médecin personnel d’Oussama ben Laden et il a été condamné à mort par contumace par un tribunal militaire égyptien après avoir été mis en cause dans l’attentat contre l’ambassade américaine à Nairobi en 1998. Dans le même ordre d’idées, le Croissant Rouge émirati a récupéré les biens confisqués en 1997 à l’Abu-Dhabi Welfare Organisation, une ONG suspectée de soutenir les jihadistes de la Gamaat Islamiya égyptienne, et a travaillé au Kosovo avec la Global Relief Foundation, un organisme lié à al-Qaida et accusé d’avoir planifié des attentats contre des intérêts occidentaux à Pristina, où ses bureaux ont été perquisitionnés et quelques-uns de ses membres arrêtés par les troupes de la KFOR (Kosovo Force) en décembre 2001. Arrivée sur place après les bombardements de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) en juin 1999, l’organisation avait en l’occurrence entrepris de moraliser les musulmans albanais de la région avec des programmes scolaires qui, selon ses propres brochures, citées par Xavier Pauly, visaient à contenir l’influence et les « mauvaises habitudes sociales » d’un mode de vie à l’occidental. A la différence d’autres agences comme l’IIRO (International Islamic Relief Organisation) ou la FIH (Fondation islamique al-Haramayn), elle n’a certes pas limité son aide à des coreligionnaires et a aussi assisté des Serbes de religion orthodoxe dans des zones du Kosovo gardées par les soldats du contingent émirati de la KFOR.
 
-Le Croissant Rouge des Emirats Arabes Unis n’est d’ailleurs pas la seule organisation agréée par le CICR à avoir cautionné la violence sous prétexte de défendre une minorité ou de libérer un peuple du joug de l’oppression. Parmi les premières sociétés de secours des pays développés, certaines ont également soutenu des causes politiques en utilisant des registres de mobilisation laïcs ou religieux. Hostiles aux Anglais, des Irlandais des Croix Rouges américaine et irlandaise ont même pris les armes aux côtés des Français en 1870 et des Boers en Afrique du Sud en 1900. Par la suite, les sociétés d’Europe du Nord ont à leur tour pu prendre position en faveur de mouvements de libération au moment de la décolonisation. Secrétaire général (de 1985 à 1988) puis président de la Croix-Rouge finlandaise (après un passage à la FICR jusqu’en 1992), Pär Stenbäck était ainsi très engagé politiquement contre le régime raciste de l’apartheid en Afrique du Sud. Il a notamment participé à un Comité qui, monté à Helsinki en avril 1965, a collecté des fonds pour les rebelles de la SWAPO (South-West Africa People's Organisation) en Namibie et mené une campagne de boycott contre le gouvernement de Pretoria à partir de mai 1966. Financé par des dons de la formation communiste SKP (Suomen Kommunistinen Puolue), de la Ligue démocrate SKDL (Suomen Kansan Demokraattinen Liitto) et du parti populaire suédois RKP (Ruotsalainen Kansan Puolue), ce « Comité pour l’Afrique du Sud » s’est d’abord heurté à l’hostilité du ministère de la Justice, qui a refusé de l’enregistrer afin de ne pas gêner la politique extérieure de Helsinki, et il allait finalement se pérenniser en 1968 comme branche finlandaise de l’IDAF (International Defence and Aid Fund), un collectif fondé avec Christian Aid à Londres en 1953 en vue d’aider les prisonniers opposants au régime de l’apartheid, à commencer par les militants de l’ANC (African National Congress).
 
-Qu’il s’agisse d’initiatives individuelles ou collectives, d’appui à des guérillas ou à des troupes gouvernementales, le ralliement à des entreprises de lutte armée ne correspond évidemment pas aux idéaux du mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge. La contradiction paraît encore plus évidente quand les sociétés nationales sont directement dirigées par des représentants des organes de coercition de l’appareil d’Etat : un SS (Schutzstaffel) du parti nazi, Ernest Grawitz, en Allemagne à la fin des années 1930, un ministre de l’Intérieur, le général Basuki Rachmat, en Indonésie dans les années 1960, etc., etc. Les dictatures du tiers-monde, encore une fois, ne sont pas les seules concernées. En témoigne en Europe le régime de Francisco Franco de 1939 à 1975, lorsque la CRE (Cruz Roja Española) est présidée par Antonio Maria de Oriol y Urquijo dans les années 1960, un ministre franquiste qui succède à un duc et qui siège à la tête du Conseil d’Etat de 1973 à 1979. A partir de 1991, la crise yougoslave est tout aussi significative des penchants nationalistes d’une Croix-Rouge bientôt disloquée en plusieurs factions. A Belgrade, le secrétaire général de l’organisation est en l’occurrence candidat à des élections municipales sous la bannière du parti de Slobodan Miloševi?. En République serbe de Bosnie, la Croix-Rouge locale est quant à elle dirigée à partir de 1994 par Ljiljana Zelen-Karadzic, la femme du « président » de la Republika Srpska, Radovan Karadzi?, qui est aujourd’hui recherché pour crimes de guerre. Peu soucieuse de respecter les Conventions de Genève, elle se compromet dans des opérations de nettoyage ethnique et, avant d’être renvoyé en 1998, le responsable de sa section de Prijedor, dans le nord-ouest, s’occupe par exemple de gérer le camp de détention de Trnopolje. L’ennemi croato-musulman ne se comporte pas toujours mieux et une commission mixte enquête en 1998 sur des accusations selon lesquelles la Croix-Rouge de Drvar aurait joué un rôle douteux lors de violences qui ont fait deux morts dans les rangs de civils serbes en train  de revenir chez eux.
 
-De toutes les organisations agréées par le CICR sans être jamais expulsées du mouvement, la DRK (Deutsches Rotes Kreuz) retient évidemment l’attention du fait de son implication dans les atrocités commises du temps des nazis. En vertu d’un décret en date du 29 novembre 1933, elle passe en effet sous la tutelle directe du gouvernement d’Adolf Hitler et de son ministre de l’Intérieur, Wihelm Frick, qui entreprend de réduire au silence la vie parlementaire et associative de la République de Weimar. La DRK écarte alors de ses instances délibérantes les organisations de femmes car l’idéologie du régime proclame la supériorité de l’homme. Désormais chargée de chapeauter les associations d’anciens combattants, elle est reprise en mains par des nazis qui remplacent respectivement en 1934 et 1937 son président depuis 1919, Joachim von Winterfeldt-Menkin, et son secrétaire général depuis 1922, Paul Draudt, un colonel qui avait reconstruit la Croix-Rouge allemande en unifiant ses comités régionaux à travers le pays après la Première Guerre mondiale. Avec un emblème orné de la svastika nazie et des secouristes qui doivent prêter serment au Führer, la DRK est bientôt mise au pas. Outre sa militarisation que confirme une loi du 9 décembre 1937, des nouveaux statuts adoptés le 24 décembre 1937 dissolvent ses neuf mille comités locaux et centralisent l’organisation sur la base de treize branches régionales. Dorénavant, le Führer nomme et révoque le président de la Croix-Rouge allemande, à commencer par Carl-Eduard Herzog von Sachsen-Coburg und Gotha, un duc de Saxe-Cobourg qui appartient au parti national-socialiste mais qui, trop âgé, joue un rôle purement honorifique et laisse les commandes à un SS (Schutzstaffel), le Docteur Ernest Grawitz, à partir de 1936. Résultat, toute velléité de résistance au sein de l’organisation est impitoyablement réprimée. La comtesse Alexandrine von Üxküll-Gyllenband, qui avait dirigé une mission du CICR en Haute Silésie, finira dans un camp de concentration à cause de son frère, exécuté pour avoir participé à un complot contre Adolf Hitler, tandis qu’Otto Gessler sera interné à Ravensbrück à cause de sa participation à une tentative d’assassinat du Führer en juillet 1944, avant d’être libéré en février 1945 et de devenir président de la Croix-Rouge bavaroise en juillet 1949. La nazification de la DRK connaît son apogée pendant la Seconde Guerre mondiale. Complètement intégrée aux efforts de conquête du IIIème Reich à partir de septembre 1939, l’organisation concentre d’abord ses efforts sur les militaires blessés au sein de la troupe puis, à partir d’août 1943, les victimes civiles des bombardements alliés contre des villes allemandes. En revanche, elle ne se préoccupe absolument pas de venir en aide aux déportés juifs ou aux prisonniers de guerre soviétiques. Pire encore, les docteur SS qui la dirigent pendant la Seconde Guerre mondiale, à savoir Ernest Grawitz puis Karl Gebhardt, supervisent des expérimentations médicales sur les détenus dans les camps de concentration : le premier se suicidera d’ailleurs après la défaite allemande le 8 mai 1945, tandis que le second sera condamné à mort par le tribunal de Nuremberg le 21 août 1947 et exécuté le 30 mai 1948. Soucieux de ne pas rompre avec la DRK, le CICR, lui, ne fera guère le tri. Envoyé négocier la libération des déportés à Ravensbrück en avril 1945, un de ses délégués de la dernière heure est ainsi le Docteur Hans Meyer, un assistant du sinistre président de la Croix-Rouge allemande, Karl Gebhardt.
 
-Le rôle de la DRK à propos des détenus juifs est révélateur. Au sein du mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, les sociétés nationales sont, de loin, celles qui respectent le moins l’engagement d’impartialité selon lequel elles doivent secourir les individus à la mesure de leur souffrance, sans aucune distinction de nationalité, de race, de religion, de condition sociale et d'appartenance politique. Outre l’Allemagne nazie, le problème concerne aussi les Croix Rouges qui pratiquent la ségrégation raciale comme aux Etats-Unis jusque dans les années 1960 ou en Afrique du Sud jusqu’au début des années 1990. En terre d’Islam, il touche également les Croissants Rouges qui négligent délibérément les minorités non musulmanes, à l’instar des Iraniens avec les Baha’is. Il importe de ce point de vue de distinguer les sociétés nationales qui trient les victimes sur des bases religieuses ou ethniques parce qu’elles suivent les idéologies exclusives de régimes dictatoriaux. Parfois, leur sélection est simplement dictée par des questions de faisabilité. Lorsqu’elle aide les ressortissants étrangers surpris dans un pays neutre par l’occupation de la Norvège, du Danemark et des pays baltes à partir de 1939, la Croix-Rouge suédoise se retrouve par exemple à appliquer le double régime de détention imposé par les autorités aux prisonniers de guerre et aux internés administratifs, en l’occurrence dans des camps pour les Allemands, les Polonais ou les Russes et dans des hôtels autrement plus confortables pour les Britanniques ou les Américains. Dans le même ordre d’idées, la Croix-Rouge américaine pratique une politique de gratuité des soins à double vitesse, comme l’explique Ellsworth Bunker. En effet, elle fait payer ses services aux soldats en temps de guerre mais pas aux civils victimes de catastrophes naturelles, échaudée en cela par l’expérience du tremblement de terre de San Francisco en 1906, lorsqu’elle a accordé aux rescapés des prêts sans intérêts qui ne lui ont jamais été remboursés et qui lui ont parfois valu d’être traînée devant les tribunaux.
 
-Dans la plupart des cas, les Croix Rouges véhiculent en fait les préjugés de classe ou de race des pouvoirs en place. Dans les camps de prisonniers pendant la Première Guerre mondiale, les sociétés européennes sont ainsi accusées de privilégier les officiers au détriment des hommes du rang. Au début des années 1920, la Ligue des Croix Rouges reprend ensuite à son compte les discours eugénistes de l’époque sur la stérilisation ou l’enfermement des déviants. Tandis que ses affiches vantent les mérites du mariage et d’un partenaire unique en vue de lutter contre les maladies sexuellement transmissibles, l’ancêtre de la FICR adopte en l’occurrence les idées de certains de ses membres qui souhaitent limiter leur aide aux seules victimes « méritantes ». La Croix-Rouge américaine, notamment, développe une approche utilitariste de ses secours afin de ne pas encourager l’oisiveté. A en croire Lester Jones, un Quaker de l’AFSC (American Friends Service Committee), elle refuse de nourrir les chômeurs victimes de la dépression économique de 1920, qu’elle accuse d’être responsables de leur situation après avoir exclu toute baisse des salaires en 1917. Les théories victoriennes du darwinisme social et de la sélection naturelle inspirent également les responsables des Croix Rouges de l’Empire britannique, y compris après les indépendances. En Inde, par exemple, l’IRCS (Indian Red Cross Society) est présidée à partir de 1964 par une ministre de la Santé, Sushila Nayyar, favorable à la prohibition de l’alcool et à une politique coercitive de planification familiale.
 
-Du crime de guerre à la discrimination des victimes, les travers des sociétés nationales montrent finalement comment les organisations agréées par le CICR peuvent être des obstacles à une action humanitaire. De fait, les Croix Rouges ont entravé à plusieurs reprises les secours du Comité de Genève, à l’instar des Britanniques en Irlande en 1922, des Japonais en Chine à partir de 1931, des Allemands à propos de la question juive à partir de 1933 ou des Italiens en Ethiopie en 1936. Au Liban lors de l’insurrection des musulmans du Djébel Druze à partir de juillet 1925, par exemple, la branche locale de la Croix-Rouge française constitue un frein. Partie au conflit, crispée sur ses prérogatives, elle se préoccupe uniquement du sort des chrétiens maronites. Echaudé par son précédent échec au Maroc lors de la guerre du Rif, le CICR décide en conséquence d’intervenir en décembre 1925 sans attendre l’approbation de Paris et sans en avertir le Quai d’Orsay. Il envoie en l’occurrence à Beyrouth un délégué français, Raymond Schlemmer, qui a travaillé dans les Balkans en 1921-1922, en Irlande en 1923 et au Maroc en 1924. Sur place, relève Dzovinar Kévonian, l’institution n’est certes pas autorisée à entrer dans le Djébel Druze et n’a pas les moyens financiers de ses ambitions. Face aux réticences des militaires français, qui craignent de la voir ravitailler les insurgés, elle peut seulement envoyer des médicaments à l’hôpital de Soueida et se désintéresse de la réinstallation des populations déplacées après l’écrasement de la révolte en avril 1926. Mais elle a le soutien résolu du Haut commissaire à Beyrouth, Henri de Jouvenel, qui encourage Genève à créer en décembre 1925 un Comité international de secours aux victimes des troubles de Syrie et du Liban, ceci afin de mieux contrôler les initiatives humanitaires privées et rassurer l’opinion publique sur le rôle de la France dans des territoires sous mandat de la SDN (Société des Nations). De son côté, le CICR n’est pas mécontent d’être appelé à jouer un rôle de coordinateur et d’affirmer sa prééminence à un moment où la LCR refuse de participer à la douzième conférence internationale des Croix Rouges, initialement convoquée à Genève en octobre 1925. Sur le terrain, il faut bien composer avec les bonnes volontés en présence. Sollicitée, la Croix-Rouge américaine, qui a pris la tête de la LCR, refuse de financer le moindre programme du CICR dans la région. Quant à la section libanaise de la Croix-Rouge française, elle « n’a dans son esprit ni dans ses actes aucun rapport avec une vraie société nationale affiliée au CICR » si l’on en croit l’analyse de Georges Burnier, qui remplace Raymond Schlemmer en janvier 1926. Concrètement, Genève s’appuie plutôt sur le Croissant Rouge turc, qui a déjà proposé ses services lors de la guerre du Rif et dont un ancien responsable de la période ottomane, Ahmed Ishan Bey, se charge de collecter des fonds dans les milieux arabes. Pour le CICR, il s’agit de conforter ses relations avec une société qui, jusqu’à présent, a toujours refusé de rejoindre la LCR. Pour Ankara, l’objectif est plutôt de détourner l’attention internationale et de sensibiliser l’opinion publique sur le sort des Druzes alors que la SDN s’apprête à discuter d’un rapport d’enquête sur les déportations de chrétiens sur la frontière turco-irakienne…
 
-D’une manière générale, les sociétés nationales aux prises avec une guerre civile dans leur propre pays tendent souvent à poser au CICR des problèmes de partialité et d’obstruction. La Croix-Rouge hellénique le montre à sa manière lors des affrontements qui, en Grèce, oppose les « royalistes » aux insurgés communistes de l’Armée populaire de libération nationale ELAS (Ellinikós Laikós Apelevtherotikós Stratós). Son président, Athanase Philon, veut en l’occurrence contrôler les opérations de secours sans aucun droit de regard pour Genève. En juillet 1947, il fait suspendre pendant sept mois les franchises de douane accordées au CICR pour importer des vivres. Sa démission et son remplacement par Constantin Georgacopulos en février 1948 ne changent pas fondamentalement les choses. Le mois suivant, la Croix-Rouge hellénique demande et obtient le renvoi d’un délégué du CICR, Emile Wenger, qui avait de son propre chef essayé de distribuer des vêtements dans les prisons de Salonique avec l’accord du ministère de la Justice. Dans un autre registre, des initiatives personnelles peuvent également compromettent la neutralité du CICR. Il en va ainsi du président de la Croix-Rouge suédoise, le comte Folke Bernadotte, qui, nommé médiateur des Nations Unies, arrive à Jérusalem en juin 1948 afin de proposer un plan de partage auquel les Palestiniens sont hostiles. Son mandat politique est en l’occurrence source de confusion. En effet, le comte Folke Bernadotte utilise le même emblème de la Croix-Rouge que les humanitaires. En revanche, il se déplace avec des escortes militaires, contrairement aux délégués du Comité de Genève, qui persistent à ne pas être armés pour conserver la confiance des belligérants.
 
-La période de la décolonisation fournit de nombreux exemples en la matière. Lors de la création d’une éphémère République des Moluques sur l’île d’Amboine en avril 1950, la Croix-Rouge hollandaise compromet ainsi l’action du CICR en dévoilant publiquement sa volonté de porter secours aux insurgés alors que Genève avait demandé de la discrétion et n’avait pas encore eu le temps de prévenir de ses intentions les autorités indonésiennes. Déformée par la presse, l’information s’avère d’autant plus sensible que l’ancien colonisateur batave est soupçonné de soutenir les sécessionnistes afin de démanteler le pays et de récupérer une partie de ses îles. Poussée par son opinion publique et par les représentants de la communauté ambonaise aux Pays-Bas, la Croix-Rouge néerlandaise veut aider à tout prix les insurgés et presse le CICR de rééquilibrer son action, cantonnée aux zones gouvernementales. Résultat, constate Catherine Rey-Schirr, Genève heurte la sensibilité nationaliste des Indonésiens et perd la confiance des autorités, qui lui interdisent de se rendre aux Moluques du Sud à partir de juillet 1952. Il est vrai que d’autres sociétés nationales confrontées à la perte de leurs empires coloniaux ne se comportent guère mieux. Lors de troubles à Sfax en mars 1952, par exemple, la Croix-Rouge française bloque l’accès du CICR à la Tunisie. Arguant qu’il s’agit d’une affaire interne et non d’un conflit interétatique, son président, le Docteur Georges Brouardel, dénonce les interférences de Genève et menace de porter plainte à la Ligue. S’estimant compétente et parfaitement qualifiée pour venir elle-même assister des personnes privées de liberté, la Croix-Rouge française continue l’année suivante de barrer la route au Comité, à défaut d’empêcher la visite des lieux de détention par David Rousset et sa Commission internationale contre le régime concentrationnaire. C’est finalement le délégué du CICR à Paris, William Michel, qui parvient à débloquer la situation grâce à ses liens de parenté avec le président du Conseil des ministres, Pierre Mendès France, dont il est le beau-frère. Désormais résolu à contourner la Croix-Rouge française, le Comité de Genève obtient en février 1955 un droit d’accès aux détenus politiques en Algérie et au Maroc… mais pas en Tunisie, où la situation s’est apaisée entre-temps.
 
-Des conflits plus contemporains confirment que les sociétés nationales peuvent parfaitement être des facteurs de blocage et non des vecteurs facilitant l’intervention du CICR. Que l’on songe au rôle du Croissant Rouge iranien pendant la guerre contre l’Irak ou de la Croix-Rouge éthiopienne lors de la famine au cours des années 1980. Les blocages ne tiennent pas qu’au refus des sociétés nationales de laisser le CICR entrer dans leur pays. Ils proviennent aussi de leur alignement sur une des parties au conflit, qui pénalise les possibilités de dialogue avec des groupes rebelles. Dans le nord-ouest du Guatemala en 1992, relate par exemple David Stoll, les milices paysanes proches de la guérilla empêchent les médecins de Genève de procéder à une campagne de vaccination car elles craignent que le Comité en profite pour recenser la population, soutirer des informations cruciales et renseigner la Croix-Rouge locale, qui est contrôlée par le gouvernement. Bien entendu, les obstacles concernent également l’accès aux prisonniers politiques dans les dictatures. A Cuba, le CICR ne peut guère compter sur le soutien de la CRC (Cruz Roja Cubana), dotée d’une personnalité juridique par un décret de 1981 et devenue un organe du régime castriste sous la direction du Docteur Esmildo Gutiérrez Sánchez et la présidence de ministres de la Santé tels que José Gutiérrez Muñiz dans les années 1970 puis Julio Teja dans les années 1980. En trente ans, le Comité de Genève n’est autorisé à visiter les prisons de l’île que deux fois, en 1988 et 1989.
 
-En pratique, le CICR pourrait se passer des sociétés nationales car il n’a pas forcément besoin d’elles pour intervenir et envoyer de secours. Au Népal, par exemple, la Croix-Rouge n’est reconnue qu’en 1964 mais le Comité organise dès 1959 l’accueil de quelque 30 000 réfugiés tibétains, notamment dans la vallée de Dhor Patan, où 750 d’entre eux sont réinstallés dans le cadre d’un projet pilote. De même, le CICR commence en 1962 à intervenir au Yémen du Nord alors qu’il n’y existe pas encore de Croissant Rouge. Il ne se gêne pas non plus pour aller au secours des pays qui font sécession ou qui accèdent à l’indépendance sans avoir de société nationale, à l’instar de la Bosnie-Herzégovine en 1994 ou du Timor oriental en 1999. Autrement dit, le CICR devrait être en mesure de rompre avec une Croix-Rouge ou un Croissant Rouge sans compromettre ses possibilités d’intervention. Or le Comité de Genève n’a jamais voulu assumer ses responsabilités et expulser du mouvement les organisations qu’il avait agréées et qui enfreindraient les codes de conduite humanitaires.
 
-Hormis les cas d’autodissolution ou de retrait de la FICR, il n’existe en fait pas vraiment de procédure de destitution pour les sociétés nationales. Depuis 1932, le mouvement s’est théoriquement donné la possibilité de suspendre les membres qui violeraient les principes fondamentaux du droit humanitaire, ne respecteraient pas leurs propres statuts, manqueraient d’intégrité ou seraient assujettis à des interférences gouvernementales « excessives ». Lors de la dix-neuvième conférence de ses gouverneurs, à Oxford en juin 1946, la Ligue des Croix Rouges a également autorisé l’expulsion d’une société nationale par un vote qualifié avec une majorité des deux tiers, aujourd’hui ramenée à 60% par l’assemblée générale de la FICR. Cependant, le Comité de Genève et la Fédération n’ont jamais retiré leur agrément à une organisation membre du mouvement, pas plus qu’ils n’ont enregistré la moindre démission. Concrètement, les sociétés nationales n’ont guère été inquiétées en dépit des nombreux problèmes qu’elles ont pu poser. Il faut dire que le CICR contrôle fort peu les organisations membres de la FICR. Malgré les résolutions votées aux conférences du mouvement en 1973 et 1981, par exemple, rien n’oblige les sociétés nationales à soumettre au Comité et à la Fédération les projets d’amendement de leurs statuts. Il n’y a donc quasiment aucune chance de les contraindre à prendre en compte les recommandations du CICR lorsque ces modifications sont décidées par un décret gouvernemental et portent atteinte aux codes de conduite humanitaires. Au mieux, les sociétés nationales sont invitées à rendre des comptes à la FICR suivant des mécanismes établis et plus ou moins standardisés dans le cadre de la résolution n°3 adoptée par le Conseil des Délégués de la Fédération en 2001. A la différence d’ONG comme MSF ou Oxfam, l’organisation a alors eu toutes les peines du monde à élaborer un plan comptable destiné à rationaliser les budgets de ses membres en vue de les agréger pour les présenter de façon cohérente au niveau international. Dix ans après la résolution votée en 2001, cette réforme n’était toujours pas achevée.
 
-Pour le reste, les conditions d’admission sont peu exigeantes et ne requièrent aucun suivi opérationnel faute de normes sur la qualité et la capacité effective à mener des actions humanitaires. La conformité des sociétés nationales aux principes fondamentaux du mouvement est purement formelle et administrative, essentiellement liée à la reconnaissance juridique des Conventions de Genève par l’Etat de siège de l’organisation concernée. Autrement dit, remarque Christophe Lanord, personne n’est officiellement chargé de vérifier les agissements d’une Croix-Rouge ou d’un Croissant Rouge en fonction de standards qui, de toutes façons, restent à définir plus précisément. Une fois passées les épreuves d’admission, une société nationale peut parfaitement violer les statuts du mouvement adoptés à Genève en octobre 1986, en particulier leur article quatre, qui prévoit le recrutement de volontaires ou de collaborateurs sans distinction de race, de sexe, de religion ou d’opinion politique. La FICR, notamment, a refusé de mettre en place le système « d’auto-amélioration » que préconisait Donald Tansley en 1975, sur la base d’un processus routinier de revue par les pairs et, dans les cas extrêmes, d’une « mobilisation de la honte » avec des enquêtes officielles par des personnalités extérieures.
 
-Le CICR, lui, a préféré continuer de cautionner des sociétés déviantes ou moribondes afin de ne pas compromettre ses possibilités d’intervention, en dépit du fait qu’une telle attitude a pu s’avérer contre-productive pour les victimes dans l’attente de secours. Soucieux d’assurer le rayonnement universel de l’œuvre, il a d’abord rechigné à retirer de ses listes les organisations devenues inactives, en particulier dans les pays du Sud, où les premières Croix Rouges avaient peu d’ancrage local et étaient soutenues à bout de bras par des expatriés ou des citoyens d’origine européenne comme Pedro Roberts en Argentine dans les années 1890. En Afrique au moment des indépendances, il a ensuite reconnu des sociétés qui n’existaient que sur le papier, comme au Congo en 1963. Pour les consolider, il a d’ailleurs dû établir à Salisbury en 1963 une délégation régionale qui a déménagé à Dakar en 1965 et qui, à l’instar de ses homologues de Beyrouth ou Phnom Penh, avait précisément pour fonction d’accompagner leur développement et non de répondre à des urgences humanitaires. Le problème n’a pas disparu à mesure que le mouvement améliorait ses capacités opérationnelles. Sur 23 sociétés étudiées par Donald Tansley en 1975, beaucoup n’étaient « pas aptes à remplir leurs obligations statutaires ou à se montrer à la hauteur de leurs responsabilités nationales et internationales ». Quatre ne remplissaient même pas les conditions nécessaires à leur reconnaissance et trois autres soulevaient de sérieux doutes parce qu’elles ne couvraient pas l’ensemble de leur territoire et n’étaient visiblement pas prêtes à assumer leurs fonctions en cas de guerre. « Si l’on avait appliqué les règlements d’admission fondés sur les Principes approuvés à Oxford en 1946, écrivait alors Donald Tansley, dix au moins des vingt-trois Sociétés de l’Etude du profil n’auraient pu être admises ». Considérant que son échantillon était « raisonnablement représentatif », l’auteur étendait son constat à l’ensemble du mouvement. Selon lui, « il n’y [avait] pas de raison valable de croire que les Sociétés qui [n’avaient] pas été examinées durant l’Etude feraient meilleure figure si les conditions d’admission leur étaient appliquées aujourd’hui ». La suite des événements devait lui donner raison. Lors de l’assemblée générale des représentants de la CICR et de la FICR à Budapest en novembre 1991, encore, Pär Stenbäck, le secrétaire général de la Fédération, cité par Daphne Reid et Patrick Gilbo, admettait qu’une cinquantaine de sociétés nationales avaient besoin de « respiration artificielle » parce qu’elles étaient dans un état léthargique. En Afrique et aux Caraïbes, notamment, certaines n’existaient quasiment que sur le papier. La situation n’était pas toujours meilleure en Asie, où le rayon d’action des Croix Rouges se limitait trop souvent à la capitale et ne couvrait pas les provinces rurales. En témoignait leur faible indice de notoriété au niveau national. Aux Philippines, par exemple, la Croix-Rouge n’était connue que par 4% des 400 personnes interrogées en février et mars 2001 à l’occasion d’un sondage sur les ONG réalisé par l’agence Taylor Nelson-Sofres dans les classes moyennes et supérieures de l’agglomération de Manille, où se concentraient pourtant les organisations humanitaires.
 
-Le Comité de Genève n’a pas non plus voulu désaffilier les organisations qui violaient les grands principes du droit humanitaire, et pas seulement leurs propres statuts. Ses pressions sur les sociétés déviantes ont été aussi rares que ciblées sur des pays « faibles ». Si, dans les années 1950, le CICR a pu menacer de retirer l’accréditation de la Croix-Rouge haïtienne, qui s’était rendue coupable de discrimination politique, il n’en a rien fait à l’encontre de la Croix-Rouge allemande, nazifiée et épurée des Juifs dans les années 1930. Dans une circulaire du 25 juin 1936 qui entérinait l’occupation italienne de l’Abyssinie, il annonçait sans autre forme de procès la liquidation de la Croix-Rouge éthiopienne, reconnue par ses soins en septembre 1935, puis il allait arguer d’un principe de continuité pour éviter d’avoir à recommencer formellement sa procédure d’admission lorsque l’organisation s’est reconstituée à Addis Abeba sous l’égide des troupes britanniques à partir de janvier 1941 et de la monarchie du Négus en octobre 1947. Par la suite, c’est sous la pression de la communauté internationale que le Comité de Genève s’est penché sur le cas de la société sud-africaine, responsable de discrimination raciale du temps de l’apartheid dans les années 1970. De crainte de compromettre la poursuite de ses activités dans ce pays, il a cependant entrepris de bloquer tous les projets de résolution qui préconisaient l’expulsion de l’organisation lors des conférences internationales du mouvement de la Croix-Rouge à Istanbul en 1969, Téhéran en 1973, Bucarest en 1977 et Genève en 1986. A chaque fois, il est parvenu in extremis à vider de leur substance les motions qui visaient l’Afrique du Sud en particulier et qui ont été réduites par ses soins à de vagues remontrances contre « toute forme de racisme et discrimination » au sein des sociétés nationales. Après s’être abstenu de voter l’expulsion de la Croix-Rouge sud-africaine lors de la vingt-cinquième conférence internationale du mouvement en 1986, il a préféré œuvrer sur place à des réformes qui ont essayé de déségréguer l’institution en l’incitant à recruter des « animateurs communautaires » pour travailler auprès des populations de couleur. En 1989, le Comité de Genève a notamment soutenu des employés noirs qui avaient été licenciés parce qu’ils s’étaient mis en grève et demandaient une représentation plus équitable au sein de l’organisation. A mesure que le pays démantelait son système d’apartheid, le CICR a ensuite participé à la rédaction d’une nouvelle Constitution multiraciale qui a été adoptée par la Croix-Rouge sud-africaine le 28 septembre 1992. De même, plutôt que d’expulser la Croix-Rouge haïtienne, le Comité de Genève a essayé de faciliter sa restructuration sous la présidence du Docteur Victor Laroche en 1968, en l’occurrence avec l’appui du dictateur François Duvalier, qui a donné à l’organisation un bâtiment pour abriter son siège central. A l’occasion et de façon plutôt exceptionnelle, le CICR a ainsi pu s’impliquer directement dans les affaires courantes d’une société nationale. En 2002, il a par exemple assuré le budget de la Croix-Rouge libérienne afin d’éviter son écroulement complet après le départ de la FICR, qui avait renoncé à réformer une institution incapable de se prendre en charge et de résoudre sa crise interne. Le Comité a alors porté l’organisation à bout de bras pendant un an avant le retour de la Fédération dans le pays en 2003.
 
-A l’instar des entreprises multinationales vis-à-vis de leurs filiales qui violent le droit du travail dans les pays en développement, le CICR a ainsi une responsabilité sociale en ce qui concerne les sociétés nationales qu’il a reconnues et qui ne respectent pas les grands principes humanitaires du mouvement. Il est redevable de leurs actions pour au moins quatre raisons. Premièrement, il assure une fonction de certification qui devrait d’ailleurs lui permettre de retirer son agrément en cas de problème, à moins de se retrouver à légitimer et cautionner les sociétés déviantes au risque de se rendre complice de leurs méfaits. Deuxièmement, le CICR est le gardien des valeurs humanitaires du mouvement de la Croix-Rouge : il a donc l’obligation de veiller à leur respect et à leur développement. Troisièmement, la responsabilité juridique et sociale du Comité de Genève découle des relations organiques et statutaires qu’il entretient avec les sociétés nationales, notamment au moment des conférences internationales. Quatrièmement, enfin, l’action même du CICR s’appuie sur le réseau fédératif de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge. Sur le plan technique, d’abord, les opérations du Comité sont souvent montées avec les moyens logistiques et les ressources humaines des sociétés nationales. Sur le plan financier, ensuite, le CICR est à la fois un bailleur et un bénéficiaire des organisations qui cotisent au mouvement : un système qui est analysé dans la partie suivante. A ce titre, il est redevable des actions des sociétés nationales. De la même façon qu’on demande à une multinationale de surveiller ses filières d’approvisionnement et de rompre avec une succursale coupable d’infractions au droit du travail, le CICR devrait être capable de retirer son agrément aux organisations qui violent les Conventions de Genève et les codes de conduite humanitaires. De tous les problèmes auxquels est confronté le Comité, le refus de sanctionner et d’expulser une société nationale est certainement le plus grave et le plus menaçant pour l’intégrité de l’institution.