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Comité International de la Croix Rouge
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Comité International de la Croix Rouge - Commentaires




9) Les relations avec les forces économiques


-Au-delà de la sphère militaire, le CICR entretient des relations suivies avec les forces économiques. De par son mandat, l’institution est d’abord amenée à conduire des actions qui concernent directement les milieux d’affaires. Dans un article publié en 2000, son directeur général, Paul Grossrieder, rappelle ainsi que les relations entre les organisations humanitaires et les entreprises ne doivent pas se limiter à de simples rapports marchands avec des fournisseurs ou des mécènes. Depuis 1999, le Comité essaie en l’occurrence de promouvoir l’adoption de codes de conduite par les multinationales qui jouent un rôle stratégique dans les conflits armés. La diffusion du droit humanitaire n’est pas sa seule préoccupation dans ce domaine. L’institution est également favorable au rétablissement des relations commerciales qui doivent faciliter l’acheminement de l’aide et favoriser la reprise des activités économiques dans les régions ravagées par la guerre. A défaut de les condamner ouvertement, elle réprouve notamment les sanctions économiques qui ont des effets dévastateurs sur la population civile. Après la libération du Koweït en 1991, le CICR a par exemple contesté la logique d’un embargo qui n’avait plus pour objectif d’obliger l’Irak à se retirer de territoires occupés. Selon Christophe Girod, il aurait mieux valu lever les sanctions après l’obtention d’un cessez-le-feu, quitte à les renouveler au cas où la dictature Saddam Hussein n’aurait pas respecté ses engagements.
 
-De par sa genèse, le CICR est par ailleurs le produit de la culture commerçante et financière de Genève. Historiquement, il compte dans ses rangs un certain nombre d’industriels et d’hommes d’affaires descendant des dynasties protestantes de la haute banque. Henry Dunant, on l’a vu, a plutôt été un investisseur malheureux. Mais ses successeurs Gustave Moynier et Gustave Ador ont été plus fortunés. A la mort de son père en 1881, Gustave Ador a notamment hérité de parts importantes dans les secteurs des transports et de l’énergie en France et en Suisse, avec la compagnie de chemins de fer PLM (Paris-Lyon-Méditerranée) et la compagnie genevoise de l’industrie du gaz, qui avait des filiales à Naples et Marseille. A l’occasion, il y a même eu des intérêts financiers croisés entre plusieurs membres du CICR. De 1848 à 1875, Guillaume-Henri Dufour a par exemple présidé le conseil d’administration de la société genevoise pour l’éclairage au gaz, où Gustave Ador devait entrer en 1881 et qu’il allait diriger de 1891 jusqu’à la liquidation de l’entreprise à cause de la concurrence de l’électricité en 1895. Dans un tel contexte, les premiers responsables du Comité ont pu gérer l’institution en développant des raisonnements économiques pour justifier les mérites d’une action humanitaire. Dans leur ouvrage sur La guerre et la charité, Louis Appia et Gustave Moynier arguaient ainsi qu’il revenait moins cher de soigner des blessés de guerre plutôt que de former de nouvelles recrues.
 
-Le CICR n’est évidemment pas la seule organisation humanitaire à avoir entretenu des liens étroits avec les milieux d’affaires. Au sein du mouvement, certaines sociétés nationales ont aussi développé des relations suivies avec le monde de l’entreprise. La Croix-Rouge américaine, en particulier, a souvent été dirigée par des hommes d’affaires tels que : Henry Davison de 1917 à 1919, un banquier des établissements de John Pierpont Morgan ; Roland Harriman de 1950 à 1953, un directeur des chemins de fer ; Norman Davis de 1938 à 1944, un constructeur à Cuba ; Ellsworth Bunker de 1954 à 1956, l’héritier d’une famille qui avait fait sa fortune dans le sucre ; Frank Stanton de 1973 à 1979, un patron des médias ; Richard Schubert de 1983 à 1989, le dirigeant d’un cabinet d’avocats ; George Moody de 1985 à 1992, un investisseur californien ; David McLaughlin de 2001 à 2004, un responsable de la compagnie pétrolière ARCO (Atlantic Richfield Company) ; Bonnie McElveen-Hunter à partir de 2004, la fondatrice d’une grande agence de publicité (Pace Communications) ; et Mark Everson à partir de 2007, un commissaire aux comptes du cabinet Arthur Andersen.
 
-Une telle collusion avec le monde de l’entreprise a parfois provoqué des conflits d’intérêts, notamment au sein des sociétés nationales. Après la guerre franco-prusse de 1870, relate par exemple Rebecca Gill, l’ancêtre de la Croix-Rouge britannique n’a pas hésité à investir ses excédents de trésorerie dans une fabrique d’armes, Vickers Son & Maxim. A la tête du « Conseil de guerre » de l’ARC (American Red Cross) en 1917, Henry Davison a ensuite soutenu l’attribution à la France et la Grande-Bretagne de prêts qui ont bénéficié à sa banque, John Pierpont Morgan. La Croix-Rouge américaine a également été aux prises avec des rivalités commerciales et des plaintes pour concurrence déloyale. En 2007 à New York, elle a ainsi été attaquée en justice par une compagnie pharmaceutique, Johnson & Johnson, qui lui reprochait d’utiliser son emblème à des fins lucratives en le louant à des firmes spécialisées dans la vente de produits sanitaires. Depuis 1887, le plaignant disposait en l’occurrence du droit exclusif de commercialiser des médicaments avec le symbole de la Croix-Rouge car c’est seulement en 1905 qu’une loi avait figé le monopole de l’ARC sur un usage purement humanitaire de l’emblème, tout en confirmant les dérogations accordées précédemment. En tant qu’acteurs économiques, les sociétés nationales ont par ailleurs pu s’opposer aux politiques de leurs gouvernements. Pendant la Seconde Guerre mondiale, relate Dermot Morrah, la Croix-Rouge britannique a en l’occurrence revendu à son profit des dons en nature, bijoux, cigares ou vins de grands crus, qui contrevenaient au rationnement alimentaire et au contrôle des prix imposés par les autorités. Soutenue par les Eglises, les écoles, les lobbies coloniaux et les syndicats, qui ont accepté le principe de déductions automatiques sur la paie des travailleurs, elle a d’ailleurs accumulé à peu de frais un trésor de guerre considérable jusqu’à ce qu’elle arrête de collecter des fonds auprès du public en juin 1945. Pendant toute la durée du conflit, elle a pu brasser un total de £64,4 millions, contre 19,9 durant la Première Guerre mondiale.
 
-Le CICR n’a pas non plus échappé aux conflits d’intérêts. Plusieurs cas de figure se sont présentés. La compromission d’un fournisseur, d’abord : pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Agence Centrale de Recherches du CICR a par exemple constitué des fichiers d’identification des personnes disparues en utilisant à titre gracieux les cartes perforées et les machines électromagnétiques Hollerith d’IBM (International Business Machine Corporation), une des rares compagnies américaines qui avait continué de travailler avec l’Allemagne nazie et qui lui avait en l’occurrence fourni le système informatique nécessaire au recensement, au contrôle et à l’élimination de la population juive. Dans un autre cas de figure, la politique d’achat du CICR a pu être influencée par ses bailleurs de fonds. La Fondation de l’impératrice Shôken, notamment, a servi à acheter des véhicules qui, pour l’essentiel, étaient de marque japonaise. Dans le même ordre d’idées, le Comité a contribué à écouler les excédents de l’industrie laitière suisse en envoyant inopportunément deux tonnes de fromage fondu aux patients de l’hôpital de Taiz au Yémen du Nord en novembre 1970.
 
-Depuis lors, le CICR a introduit des restrictions éthiques concernant ses fournisseurs et ses bailleurs. Cité par le journaliste Massimo Lorenzi, le président de l’institution en 1998, Cornelio Sommaruga, a par exemple posé le principe d’une « incompatibilité entre la présence à ce comité et le fait de siéger à certains conseils d’administration. Cela pour éviter qu’un membre du comité soit, directement ou non, lié à des activités qui peuvent porter préjudice à l’action du CICR. Imaginez par exemple qu’un membre siège au conseil d’administration d’une fabrique d’armements ! » La réflexion ne manque pas de piquant quand on connaît le passé d’un prédécesseur de Cornelio Sommaruga, Max Huber. Alors que les fascistes étaient en train d’envahir l’Ethiopie, ce dernier avait d’abord été épinglé par la presse communiste suisse en juillet 1936 car il était à la tête d’une entreprise d’aluminium dont la branche vénitienne, la SAVA (Società Alluminio Veneto Anonima), était en pleine expansion grâce aux marchés obtenus auprès de l’industrie militaire de l’Italie mussolinienne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Max Huber a ensuite continué de diriger la compagnie métallurgique de son père, Alusuisse & Oerlikon, qui fabriquait des armes pour l’Allemagne nazie et dont il présidait le conseil d’administration depuis 1929. Lorsque les hostilités ont démarré en 1939, le remords l’a certes poussé à reverser au CICR l’intégralité du salaire versé par la firme. Pour autant, il n’a pas démissionné d’une entreprise dont l’usine allemande de Singen, près de la frontière suisse, a directement violé les dispositions des Conventions de Genève en exploitant de force des déportés et des prisonniers de guerre soviétiques capturés après 1941 et appelés OST (Ostarbeiter). D’un point de vue éthique, la position de Max Huber était beaucoup plus choquante que celle de Norman Augustine, un ingénieur qui avait travaillé pour l’industrie de l’armement aéronautique, à savoir Douglas Aircraft, les missiles LTV (Ling-Temco-Vought) et Lockheed Martin, mais qui était à la retraite lorsqu’il a présidé la Croix-Rouge américaine de 1992 à 2001.
 
-Aujourd’hui, il est difficile de savoir où en est une institution, le CICR, qui cultive le goût du secret et qui n’a pas publié de code de conduite à ce sujet. En interne, il semble qu’un modus vivendi prohibe les financements par des fabriques d’armement, des multinationales du tabac, des producteurs d’alcool et des représentants de l’industrie pornographique. Concernant les entreprises extractives, le CICR a parfois accepté des soutiens logistiques ad hoc : des camions fournis par Elf lors de la guerre au Congo-Brazzaville en 1999, un chargement alimentaire convoyé par la Gécamines au Congo-Kinshasa en 1978, etc. Le Comité a en revanche évité de travailler avec des firmes controversées, notamment Nestlé depuis qu’en 1974 des ONG allemandes et britanniques avaient dénoncé son lait en poudre comme nocif pour les bébés du tiers-monde. Reflétant les problèmes de coordination et de synchronisation du mouvement, les réserves éthiques du CICR n’ont en l’occurrence pas été reprises par la FICR, qui a reçu des subsides de Nestlé, et par les sociétés nationales, qui ont mené leur propre politique de collecte de fonds sans se préoccuper des positions de Genève. En fait de fabriques d’armes, d’abord, beaucoup de Croix Rouges bénéficient d’un soutien logistique et parfois financier de leur armée. En contradiction avec les directives de la FICR, certaines ont également spéculé sur des industries susceptibles de polluer l’environnement, de poser des problèmes de santé publique et de soulever des dilemmes d’ordre éthique. Présidée par la femme du président Vladimir Poutine, la Croix-Rouge russe a par exemple pris 20% de participations dans un holding pétrolier en 2004. Au cours des deux dernières décennies, la PNRC (Philippines National Red Cross) a quant à elle été subventionnée par des compagnies telles que Shell, Chevron, Total, Caltex et Unocal (Union Oil Company of California). Plus étrange, encore, elle a accepté des financements d’entreprises du tabac a priori peu compatibles avec une œuvre de santé publique : Philip Morris, la Compania General de Tabacos